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Editions CARÂCARA

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à propos du MAHABHARATA

Discours de clôture (Séminaire International sur le Mahabharata, Delhi, 1987, éd. 1990, réed. 2001)

par P. Lal

(trad. G. Schaufelberger)

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Préface de l'éditeur

P. Lal est un poète indien , né au Pendjab en 1929, longtemps professeur d'anglais au collège Saint Xavier à Calcutta, souvent invité par les universités américaines pour y donner des cours sur la littérature indienne ancienne, ce qui lui valut d'être nommé docteur honoris causa du Western Maryland College, par exemple.De très nombreuses publications de ses traductions existent (consulter Writers workshop 162/92 Lake Gardens Koljata, 700 045 India ; courriel : profsky@cal.vsnl.net.in) Mais, par dessus tout, cet homme érudit a mis ses dons poétiques au service de l'épopée indienne le Mahâbhârata : depuis des années P. Lal travaille à rendre la poésie de l'épopée, distique par distique, nommant cela "transcréation" (et non "traduction" : il adopte la position de ces traducteurs qui se mettent au centre de l'oeuvre et la ré-écrivent comme s'ils en étaient les auteurs, dans une sorte d'osmose sans doute). De plus, chaque dimanche matin, pendant une heure, depuis 1999, il lit son travail de façon à en tester la capacité orale sur un public, renouant ainsi avc les réelles conditions de la composition du texte.

C'est un très grand honneur qui nous est fait ici : la permission de publier la traduction de G. Schaufelberger, et ainsi de prendre connaissance du contenu d'un discours de clôture d'un séminaire international consacré au Mahâbhârata. Ce discours a été réédité dans A portfolio of Mahâbhârata Paintings by P. Lal (2001). Discours inspiré et si juste dans son approche !

Ce discours est remarquable, d'abord par la façon de parler de son auteur qui est quasi musicale : un thème est lancé, abandonné en apparence, puis repris et réorganisé jusqu'à s'épanouir. Ensuite, loin de rester sur l'idée assez banale que chacun n'a qu'une parcelle de vérité, P. Lal montre à chacun de ces savants (toujours très pointus et spécialisés) qu'ils sont portés, voire emportés, par une lame de fond qui donne à leurs propos une teinte d'infini, malgré eux, pourrait-on dire.Celui qui donne une interprétation a tendance à s'installer au sein du texte, à y planter un drapeau conquérant signant une prise de pouvoir ; P. Lal le dégage de cette installation et voit dans son propos de quoi visualiser une route pré-existante, de quoi poursuivre un chemin qui est antérieur au propos (ce dernier paraît un simple point de contact d'une courbe plus ample parmi toutes les courbes accédant au texte). Enfin, la culture universalisante de P. Lal fait merveille pour éclairer la valeur du Mahâbhârata : il nous parle de Malraux qui préparait la notion de "musée imaginaire" (des oeuvres faites en des lieux et des époques séparées aboutissent à des solutions apparentées, indépendamment de toute influence les unes sur les autres, preuve d'une universalité imaginaire entre les hommes) ; or Malraux n'a que des exemples picturaux ou sculpturaux quand un indien lui conte une histoire identique à un conte médiéval européen ; il a donc deux récits identiques et éblouissants pour sa recherche. P. Lal en rapportant ce fait, montre qu'il comprend ce que l'autre cherche et l'accompagne. Il est du côté de ceux qui savent que l'expérience humaine produit d'identiques effets de transcendance, et ses lectures sont là pour appuyer son dire.

La conclusion de son discours est la suivante : "montrer les possibilités que le Mahâbhârata a de développer nos sentiments et notre imagination" . C'est ce que nous interprétons ainsi et n'avons de cesse de répéter ; l'oeuvre fonctionne comme un piège qui amplifie nos désirs et les réoriente. Attention ! Nous ne disons pas qu'au fur et à mesure de notre lecture nous sommes de plus en plus intéressés par l'histoire. C'est le cas de toutes les bons récits. En revanche le Mahâbhârata a peu de séduction immédiate, beaucoup de longueurs internes, peu de suspense et peu de fins surprenantes. Rien ne fonctionne comme à l'ordinaire. Mais le lecteur voit sa passion à vivre augmenter, on invite son désir à se multiplier, son intelligence à s'investir dans des domaines divers et étranges parce qu'il s'agit de suivre la trace qu'ouvre chaque histoire dont l'unique raison et leçon est d'augmenter notre aire vitale. Prenons quelques exemples simples et fameux : dans la Bhagavat Gîtâ le héros est un guerrier dégoûté d'un combat imminent qu'il sait vain quand surviennent les révélations du dieu Krishna (que sont ces révélations sinon l'invite expresse à renouer avec le désir de vivre même les conflits?) ; la déesse Gangâ (le Gange), rivière céleste descend sur terre en un immense cortège (qu'est ce donc sinon que la terre mérite comme le ciel une rivière salvatrice, que la vie humaine mérite d'être vécue ?) ; un jeune ascète n'a jamais vu de femme, en découvre une avec une joie naïve et le royaume asséché où il demeure reçoit alors la pluie manquante à la vie ; etc. Nous pourrions multiplier les exemples. Ceux que choisit P. Lal, des paraboles, sont très beaux et emblématiques d'horizons qui s'ouvrent de même.

Tous nos remerciements à son auteur pour ce très beau texte.
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Discours de clôture du Pr. P. Lal

(traduit de l'Anglais par Gilles Schaufelberger)

 

Texte du discours de clôture prononcé par le Pr. P. Lal lors du Séminaire International sur le Mahabharata organisé par la Sahitya Akademi, Delhi, 17-20 Février 1987. Publiée in "The Mahabharara revisited", ed. R.N. Dandekar, Sahitya Akademi, New Delhi 1990

Merci beaucoup. Ce délicieux squelette d'introduction me rappelle l'approche, désormais classique, de Sarojini Naidu. Elle devait introduire un personnage très insignifiant : tout ce qu'elle dit, fut "La personne que je vais introduire est tellement éminente que le moins j'en dirai, le mieux ce sera" et c'est effectivement ainsi que cela doit être. Car après tout, nous sommes dans ce séminaire en présence d'une lumière plus grande que nous, un concentré de luminosité; nous ne sommes que de astres mineurs orbitant autour du Mahabharata. Il est merveilleux d'être éblouis par le Mahakavi Vyasa. Et, pour commencer, il est merveilleux d'être en présence d'une compagnie si distinguée et tellement stimulante d'une manière si variée et, si j'ose dire, si contradictoire.

Je me souviens d'un hymne du Japji. Je suis originaire du Penjab. Nous sommes originaires de bien des endroits, et ensuite nous nous perdons dans le vaste monde autour de nous. Le Japji dit: "Combien de mers! combien de montagnes! combien de rivières!" Je vous en donne juste l'essentiel : "Combien cherchent ce qui est saint!" - que ce soit le dharma ou l'ahimsa ou quoi que ce soit d'autre - "combien d'aspects! combien de formes! combien cherchent la perfection divine! combien ... on ne peut les compter!" Vous avez vu durant ce séminaire, je pense, un extraordinaire échantillonnage de ces chercheurs de sagesse, chacun dans son humble et imparfaite manière.

Le professeur Uma Shankar Joshi - désolé, Joshi-ji! - le respect des anciens est une part essentielle de nos traditions - disait que le message fondamental du Mahabharata était la poursuite du dharma. Oui, "le dharma, protégé, protège; le dharma violé, détruit" C'est ce que Vyasa déclare dans son épopée. Alors, pourquoi ne pratiquons-nous pas la seva ou le dharma? Il est remarquable que Krsna Dvaipayana, qui a bien d'autres noms encore, et pas tous très flatteurs, Krsna Dvaipayana qui a été associé à Vishnu Narayana, il est remarquable qu'il ait dit cela. Mais aujourd'hui, je suis au vingtième siècle, enfermé, comme nous le sommes tous, dans mon contexte existentiel, et j'essaye de comprendre ce qu'est le dharma. Quel est ce dharma auquel Vyasa se réfèr? Le svadharma? Le kuladharma? Le sanatanadharma? À chaque instant particulier, je suis enfermé dans un certain contexte, et vous êtes ici, ce qui est un autre miracle, une autre merveille. Je dois découvrir par moi-même quelle combinaison particulière du dharma est valable en ce moment particulier. La vie est une expérience montante; nous la capturons avec des mots; et les mots possèdent des dénotations et des connotations; les mots flottent. Même des mots comme dharma flottent comme des bateaux de papier sur un océan de silence. Ainsi je vais essayer, si vous le permettez, de ne pas insister sur des minuties philologiques ou des détails sémantiques. Il y a un très beau poème, le poème n° 11 du Tao Te-Ching, qui dit : "Trente rayons se partagent le moyeu d'une roue, mais c'est le trou central qui fait son utilité. Taillez des portes et des fenêtres pour une pièce; c'est l'ouverture qui rend la pièce habitable. Le profit vient de ce qui est là, mais la valeur de ce qui n'est pas là." Alors il est peut-être possible que la signification se trouve dans ce qui est dit, mais la vérité dans ce qui ne l'est pas, et je n'ai pas à vous rappeler que c'est Rabindranath qui imagina la merveilleuse confrontation entre le "cela qui est moi" et le "cela qui et toi" en relation avec Karna et Kunti. Dans son poème "Karna-Kunti Sambad, le Dialogue entre Karna et Kunti", Kunti ne veut pas dire la vérité. Mais nous pouvons déceler, peut-être, une certaine manière de voir, une certaine manière de dire, une certaine manière d'entrer, de plusieurs façons, dans cette mer de silence.

Qu'est-ce qui n'est pas dit dans le Mahabharata? Voyons. Nous sommes ici dans un séminaire international. Il y a une parabole du moyen âge, racontée par Jean Damascène au huitième siècle. Elle comprend l'histoire de "l'homme dans le puits", basée sur une série de légendes venues de cette partie de l'hémisphère. Cette oeuvre fut traduite en latin en 1048-49 sous le titre de Barlaam et Josaphat, et au début du treizième siècle trouva place dans la Gesta Romanorum ; l'histoire de "l'homme dans le puits" y apparaît au chapitre 168 sous le titre: "De la damnation éternelle". Il est bon de se rappeler, je le dis en passant, que le Mahabharata de Vyasa est un récit eschatologique, le récit de la fin du Dvapara Yuga. Ainsi Barlaam raconte qu'un pêcheur est comme un homme qui, par peur d'une licorne, recule et tombe dans un puits ... sans savoir qu'il tombe. Nous non plus, nous ne savons pas quand le sol manque sous nos pieds. Mais dans sa chute, il attrape de la main droite un petit buisson qui poussait sur la paroi; en regardant vers le bas, il voit au fond du puits un horrible dragon qui attend sa chute, la gueule grande ouverte. De plus, il y a deux souris, une blanche et une noire. Je me souviens avoir entendu cette parabole le premier jour de ce séminaire sur le Mahabharata, mise en avant par le Professeur Misra en liaison avec l'autre parabole de l'arbre, "l'arbre double". Nous y reviendrons ... Deux souris, une blanche et une noire, rongeant sans relâche les racines du buisson. Il le sent osciller. Il entend également quatre vipères siffler. En regardant vers le haut, il voit une coulée de miel tombant des branches d'un Arbre poussant au bord du puits, et il s'abandonne complètement à cette douceur. "Voyez! Voyez! comme le sang du Christ ruisselle du firmament!" Un Ami vint à passer qui lui tend une échelle, mais il s'attarde; le buisson se détache, l'homme tombe dans la gueule du dragon et trouve ainsi une mort misérable. Que signifie tout cela? Nous connaissons la morale de cette histoire telle qu'elle est exposée dans Barlaam et Josaphat. La Licorne devient un éléphant dans la version indienne du Mahabharata. La Licorne est la Mort, le puits est cette vie, la souris blanche et la souris noire sont les jours et les nuits. Les quatre vipères sont les quatre humeurs du corps humain qui est l'arbre, et le Dragon est le Diable, le fond du puits est l'enfer, l'Ami qui tend l'échelle est le Christ, la douceur du miel est le délice du péché qui tente l'être humain. La douceur du miel est le délice du péché! Ce n'est pas l'interprétation du Mahabharata. Et l'Ami - quelle chance, quelle merveille, quelle veine, quelle commodité, quel hasard extraordinaire qu'une telle divinité passe au bon moment et fournisse une échelle salvatrice! L'ami est le Christ, et l'échelle est la pénitence qui conduit, si on la refuse, à une chute rapide dans la gueule du Diable.

Cette histoire se trouve dans le Striparvan, le "Livre des Femmes". Ce sont toujours les hommes qui font la guerre et ce sont toujours les femmes qui portent le deuil. Soeurs, mères, amantes, épouses. Elles viennent sur le vaste champ du Kuruksetra. Elles disposent corps après corps, membre après membre, tête après tête, un sanglant spectacle qui fait penser, sur une plus grande et plus terrifiante échelle, aux têtes échangées du Vetalapancavimsati, les Contes du Vampire, et elles essayent de découvrir où sont leurs bien-aimés. Mais où cela a-t-il lieu? Dans le Mahabharata ou dans la vie?

Il s'agit ici, je le répète, d'un séminaire international; que nous soyons à l'Ouest ou à l'Est, nous cherchons. Nous cherchons quoi? Quel mot à la mode pourrais-je choisir? Vérité, consolation, inspiration, paix? Chaque âge, chaque yuga, trouve un mot à la mode. Nous entendons la voix de Dhrtarastra demandant à Vidura, son demi-frère: "Montre-moi un chemin clair à travers les sombres fourrés du dharma." En réponse, Vidura raconte cette parabole (XI, 5-7). Nous connaissons bien cette parabole. C'est l'histoire d'un brahmane. Les brahmanes reçoivent toujours en Inde des éloges ambigus et sont choisis pour des tâches spéciales comme ici. Un brahmane traverse une forêt, glisse dans un puits abandonné et se raccroche à une racine sur la paroi. Il réalise alors que tous les efforts qu'il fait, tout le mal qu'il se donne, ne servent qu'à affaiblir la racine. Il regarde vers le haut - c'est tout ce qu'il peut faire - et trouve du miel, un miel délicieusement parfumé, le miel qu'aiment toutes les créature. Le miel que nous cherchons tous. Ce sont les mots exacts du Mahabharata. Le miel dont seuls les enfants connaissent le vrai goût. Laissez les petits enfants venir à moi, car le royaume du miel leur appartient. Les gouttes de miel tombent sur lui, tombent dans sa bouche. Il ne peut rien faire. Il peut seulement étendre le bras et lécher le miel. Il savoure le miel et dit: "Je suis vivant! J'aime la vie!" Tandis qu'il dit cela, la racine cède, et il glisse plus bas dans le puits. Est-ce que c'est l'être? Est-ce que c'est le devenir? Est-ce que c'est l'essence? Est-ce que c'est le néant? Dans quoi sommes-nous tous enfermés? Quel est ce terrible puits? Quelle est cette chose que nous nommons existence et dans laquelle nous sommes tous enfermés? Dhrtarastra réalise cette vérité seulement après un holocauste cataclysmique et il a besoin d'être consolé. Cette parabole telle qu'elle et offerte dans le Mahabharata est censée le consoler. Y réussit-elle? Nous faisons tous des tas de choses pour aider, beaucoup de seva, beaucoup de gentillesse partout, beaucoup de miel! Comme seul résultat, nous glissons plus bas. Les mots de Vyasa, de Krsna Dvaipayana Vyasa sont très clairs: "Les paroles de Vidura ne consolèrent pas Dhrtarastra." Nous avons ici un homme qui cherche à chasser le remords. Une telle douceur coule dans ma poitrine, il faut que je danse, il faut que je chante, tout me rend heureux et tout ce que je regarde est heureux. Mais cela ne marche pas. Qu'est-ce qui peut marcher?

Nous avançons dans le Mahabharata. Nous arrivons à la fin maintenant. C'était le Striparvan. nous allons un peu plus loin.

Je prends trois petites paraboles du Mahabharata. Des paraboles qui flottent dans l'épopée et autour d'elle, des paraboles qui donnent du sens, des paraboles qui suggèrent la possibilité d'un espoir et d'une consolation. Nous verrons si elles sont utiles ou non dans notre vie. Nous allons plus loin jusqu'au dernier parvan, et nous arrivons, non pas au Svargarohana, mais au svarga lui-même. Le ciel lui-même, l'ultime noyau dur de la réalité. La première chose que voit Yudhistira en entrant dans le ciel est Duryodhana glorieusement installé dans un siège resplendissant et irradiant une héroïque splendeur semblable à celle du soleil (XVIII, 1). Songez à qui l'accompagne; il ne peut pas s'en aller seul. Dans cet étouffant royaume transcendantal, il est guidé, comme Dante était guidé par Virgile, par une personne dont le nom, si je le mentionne, suscitera des sourires entendus dans la majorité de l'audience ici présente; il s'agit de rien moins que du Rsi Narada, qui emporte une guitare à une corde, l'ekatara, qui a de longs cheveux, qui pose toujours de mauvaises questions qui s'avèrent être les bonnes questions, un homme terrifiant et une personne terriblement dangereuse dans tous les yuga, et spécialement j'imagine dans notre période troublée. Mais c'est Narada qui introduit Yudhistira dans le ciel et c'est Narada qui l'introduit dans cette expérience nécessaire d'une illusion fondamentale.

Nous passons maintenant de la goutte de miel à une autre image, l'image du désert. C'est le pays inculte, si je peux m'exprimer ainsi, de la vie elle-même, du Kuruksetra. C'est le pays inculte, si je peux m'exprimer ainsi, de la vie elle-même, de la réalité inférieure. C'est un pays inculte que l'on peut rendre fertile, mais c'est le pays inculte dans lequel nous nous trouvons tous. Le puits, le trou, la fosse. Il existe une légende populaire qui, à mon avis, fait de Narada un héros afin de faire ressortir le sens de la vie. Je peux me tromper, mais ce qu'il y a de bien dans un discours de clôture, c'est qu'il n'y a pas de questions après. C'est une légende touchante, une légende qui avait tellement impressionné Malraux qu'il l'a rapportée immédiatement dans son livre Antimémoires, en disant qu'il l'avait entendue à Varanasi au cours d'un voyage officiel. Un Indien s'était approché de lui et lui avait dit: "Malraux Sahib, voudriez-vous entendre une histoire?" Il répondit: "J'ai du travail à faire" - "Mais c'est une très bonne histoire" - "Bon, d'accord, racontez-moi." L'histoire fut racontée, et ce plénipotentiaire urbain de la culture, doué d'une extrême sophistication gauloise en fut tellement impressionné qu'il la transcrivit dans son carnet de notes autobiographiques et ensuite la mit en parallèle avec ce qu'il décrit comme une parabole chrétienne sur la maya, l'illusion par laquelle le monde phénoménal apparaît réel? C'est du moins la définition qu'en donne Webster, mais que le monde soit réel ou non, ce n'est pas une question à laquelle aurait pu répondre Webster. André Malraux remarque que cette légende appartient à la chrétienté où elle a reçu une autre forme. Avant que je vous donne la légende indienne, laissez-moi vous dire la légende occidentale. Dans un monastère construit dans une forêt moyenâgeuse, un moine demande quelles sont les occupations des élus dans le ciel. La réponse est: "Aucune. Ils contemplent le Seigneur dans le ciel. Durant toute l'éternité, ils contemplent le Seigneur" Le moine dit: "L'éternité doit être bien longue!" Le Père Abbé ne répond rien. Le moine se rend dans une clairière dans la forêt. Au dessus de sa tête, un très bel oiseau arrive et se perche sur un arbre. Le moine médite. C'est le concept de sadhana dont nous a parlé Sri Uma Shankar Joshi, mais développé avec une extraordinaire intensité poétique. C'est le sadhana occidental. Le moine médite, un bel oiseau arrive et se perche. Bientôt, il vole vers un autre arbre, pas très loin, prenant son temps, car il vole mal. Le moine le suit, l'oiseau s'envole à nouveau, et le moine le trouve si beau et si mystérieux qu'il le suit, et cette chasse dure jusqu'au soir. L'oiseau disparaît et le moine se dépêche de retourner à son monastère avant que la nuit tombe. Devinez ce qui arrive? Devinez à ce qui arrive à chacun d'entre nous quand nous nous dépêchons de retourner à notre monastère avant que la nuit tombe. Yatrasayamgrho munih (cf. I, 41, 1), Muni faisant-son-lit-là-où-la-nuit-le-trouve. C'est cela que nous sommes. Le moine reconnaît à peine son monastère. Les bâtiments sont bien plus grands. Les Pères anciens sont morts. Le Supérieur est devenu un vieil homme. Le moine pense: "S'il suffit d'un oiseau pour faire que vingt années vous semblent quelques heures, à quoi ressemblera l'éternité pour les élus ?"

Revenons à Narada. Narada, avec son ekatara à une corde, monte chez Visnu qui trône dans le ciel, ainsi va l'histoire, et lui demande: "Visnu, qu'est-ce que la maya?" Naturellement, on ne peut pas répondre; alors, Visnu reste silencieux. Et Narada interroge de nouveau: "Tu veux faire comprendre que la maya ne peut être expliquée? Ce monde désert où nous sommes, où l'illusion apparaît réelle et la réalité illusion?" Et Visnu dit: "On peut avoir l'expérience de la maya, mais on ne peut pas l'expliquer" - "Très bien!" dit Narada "si tu ne peux pas expliquer ce que tu fais, alors je refuse de croire en toi!" Visnu descend en vitesse de son trône, car il sait ce qui arrive aux dieux quand les humains refusent de croire en eux. Les dieux disparaissent, tout simplement. C'est la théologie de la "mort de dieu" Nous ne pouvons pas adorer les dieux qui nous ont fait, nous adorons les dieux que nous faisons. Ainsi Visnu descend en vitesse de son trône et dit hâtivement: "Attends, Narada, je vais te dire ce qu'est la maya. Viens avec moi" Ils marchent ensemble. Rien ne se produit jusqu'à ce qu'ils arrivent aux franges d'un désert, et là, il s'affale sous un arbre, sort un lota (pot) des plis de sa robe, le donne à Narada et lui dit: "Narada, là-bas, tu vois un oasis. Il y a là une hutte. Ma gorge est sèche. Peux-tu m'apporter un peu d'eau?"

Nous savons ce qui arrive ensuite. Narada part et trouve la hutte dans l'oasis. Il crie: "Y a-t-il quelqu'un?" Une porte s'ouvre et une belle jeune fille apparaît, qui a les yeux fascinants de Visnu. Il est envoûté et fasciné. Il oublie le lota d'eau, elle lui tient compagnie et lui offre de la nourriture. Ses parents arrivent. Nous savons ce qui se passe quand les parents arrivent: ils lui demandent de rester. Il reste une semaine, puis quinze jours. C'est l'homme qu'ils attendaient. Un jour, il demande sa main; c'est exactement ce qu'attendaient les parents; il l'épouse.

Une année passe; nous savons ce qui arrive quand une année passe après un mariage: il a un fils. Cinq années passent et il a une fille.Dix années passent, douze années. Douze années passent, ses beaux-parents meurent. Ils laissent des propriétés; les propriétés sont faites pour être laissées, et il hérite de leurs terres. Douze années passent, et une inondation arrive. L'inondation arrive et emporte sa femme, emporte ses enfants, emporte sa hutte, emporte ses champs; il essaye de les sauver et perd conscience dans les eaux grondantes.

Il se réveille, ouvre les yeux et découvre qu'il est étendu sur un sol sec, sa tête sur les genoux de Visnu. Visnu qui l'attend sous l'arbre aux franges du désert, Visnu qui le regarde et lui demande: "Où est le lota d'eau que je t'ai demandé d'apporter?" Et Narada dit: "S'il te plaît, ne me dis rien, maintenant, Visnu. Je comprends. Je sais. Mais ne me dis pas que ce qui m'est arrivé ne m'est pas arrivé." Dans le récit populaire, une voix céleste survient: "Est-ce que tout cela est réel?" Visnu dit: "Tu voulais savoir ce qu'était la maya. Le sais-tu maintenant ? "

Alors Narada réalise la vraie nature du ciel et la vraie nature du Kuruksetra. maya est ce monde désert où nous avons été jetés pour procurer un lota d'eau à Visnu, et au lieu de cela, nous avons regardé dans les yeux des jeunes filles qui avaient les yeux de Visnu, et nous nous sommes fourvoyés; ou bien nous avons créé les déserts sans fin des conflits de propriété du sanglant Kuruksetra.

Une autre parabole, toujours du Mahabharata. La question est: si nous sommes suspendus dans un puits, comme le Mahabharata semble le suggérer dans ce récit eschatologique, si quoi que nus fassions, quoi que nous soyons, quelle que réalité que nous vivions, nous ne puissions être satisfaits, que cela nous semble moins que réel, alors avec quelle morale, avec quelle éthique, de quelle manière devon-nous vivre ? Quelles sont les règles des dharmasastra ? Revenons à la Bhagavadgita. Elle est connue comme l'Ygdrasil, l'Arbre de la Vie. Au chant 15, Krsna dit clairement: "Uttistha Arjuna! Lève-toi Arjuna! Abat cet arbre avec l'épée du détachement." Quel arbre? Quel est cet arbre que nous devons abattre? C'est l'Arbre de la Vie. Comment puis-je abattre l'Arbre de la Vie dont les racines, selon Krsna, sont dans le ciel et les fruits sur la terre? Je viens du Penjab, mais je vis au Bengale. Il y a un poète populaire bengali, Ramprosad Sen, qui prit cette idée à la Gita et en composa un chant envoûtant: "Ore mon chal, niye ashi charti phal Va, mon esprit, va ! Cueille les quatre fruits" Il fait allusion aux quatre fruits de l'arbre de la Gita. C'est la parabole à laquelle Ramakrishna, qui savait qu'il s'adressait en fait à des gens qui ne pouvaient pas comprendre les implications philosophiques de ce qui se passe dans le Mahabharata, avait recours pour expliquer la signification de la vie. C'est l'arbre qui est devenu le Kalpataru, l'Arbre-qui-exauce-les-Souhaits.

Voici l'histoire de l'Arbre-qui-exauce-les-Souhaits qui est aussi un aspect de ce que ce que nous devons faire pour échapper au puits, une histoire qui explique aussi ce qu'est le miel de la vie et pourquoi la réalité n'est pas la réalité qu'elle paraît être. Permettez-moi cette petite digression: c'est une entrée détournée dans le coeur du Mahabharata.

Voici cette parabole, telle que la raconte Sri Ramakrishna.Il y a un oncle qui part pour la grande ville. Il a des neveux et des nièces et il revient de la ville chargé de cadeaux; il leur donne des jouets et des bonbons. Il les trouve en train de jouer avec des bâtons, des brindilles et des cailloux. "Qu'il y a-t-il d'amusant dans tout cela ? Sûrement il y a mieux dans la vie que des bâtons, des brindilles et des cailloux!" Il leur donne alors des jouets scintillants et leur dit: "Vous savez, en dehors de la hutte, il y a le Kalpataru. C'est très facile d'obtenir ce que vous désirez: il suffit d'aller sous le Kalpataru, de faire un voeu et l'Arbre vous donnera tout ce que vous souhaitez, quoi que ce soit." Les enfants, comme tous les enfants d'aujourd'hui, surtout ceux qui vont à l'école, savent que ce n'est pas vrai. on ne peut pas obtenir tout ce que l'on désire. Il faut lutter très fort pour obtenir ce que l'on veut, et même si l'on lutte très fort, il y a toujours quelqu'un qui lutte encore plus fort et obtient les choses en premier. Les enfants savent cela; c'est de la sagesse pratique après tout. Néanmoins, quand l'oncle s'en va, ils courent sous l'arbre et commencent à émettre des voeux.

Ce sont des enfants. Que veulent-ils? Des bonbons, toutes sortes de mithai, sandesh, rossogulla. Qu'obtiennent-ils? Uma Shankar Joshi-ji vient juste de nous le dire: &laqno;Attention à la nourriture» Ils obtiennent des maux de ventre, parce que l'Arbre ne donne pas seulement ce que vous souhaitez, l'Arbre donne aussi son contraire exact qui en fait partie, garanti. La nature de l'Univers est si merveilleuse; complexe n'est pas le mot juste. L'univers est merveilleux, c'est un gigantesque canular cosmique, une divine comédie. Que veulent-ils d'autre? Des jouets. Qu'obtiennent-ils? L'ennui. Ils veulent des jouets plus grands? Un ennui plus grand. Des jouets plus grands et meilleurs? Un ennui plus grand et meilleur. L'arbre vous donne exactement ce que vous voulez et avec cela son contraire qui en fait partie. Arjuna, lève-toi! Abat cet arbre avec l'épée du ... Mais nous y reviendrons plus tard.

Les enfants grandissent. Ils ne peuvent rien faire d'autre sous cet arbre, sinon grandir. L'arbre ne change pas, nous oui. Ce n'est pas le temps qui passe, c'est nous. Certains d'entre nous deviennent plus sages, mais plus vieux, nous le devenons tous. Maintenant ils sont de "jeunes adultes". Maintenant ils ne veulent plus des bonbons et des jouets, ils veulent les quatre fruits décrits par Ramprosad Sen: sexe, notoriété, argent et pouvoir. On ne peut obtenir rien d'autre sous l'Arbre. Ils tendent la main et l'obtienne, mais l'Arbre les tient, parce qu'ils obtiennent aussi le contraire. Rien n'arrive seul dans ce monde. Tout vient avec son contraire qui en fait partie. C'est l'interprétation de Sri Ramakrishna. Ils sont piégés, et ils s'inquiètent, et ils se tourmentent et ils ne savent pas qu'ils se tourmentent. Puis ils vieillissent encore et deviennent ... Nous avons de jolis mots pour eux. En occident ils sont appelés "seniors", en orient "gurujana, sages anciens" Ce ne sont que de stupides enfants qui ont grandi. Ils gisent maintenant sous l'Arbre, dans leurs vêtements funéraires, attendant d'être conduits au bûcher où ils recevront une croustillante crémation hindoue. Ils se partagent en trois groupes. Un groupe dit - et c'est là que cela devient intéressant - un groupe dit: "Ce monde est un canular, une farce, une escroquerie!" Ce sont des fous, ils ne savent rien. Le second groupe dit: "Nous avons émis les mauvais souhaits. Cette fois, nous ferons les bons!" Ils sont encore plus fous. Le troisième groupe dit: "À quoi sert de vivre dans un monde comme celui-ci? Nous désirons mourir." - "Parfait" répond l'Arbre, "voici!" L'Arbre vous donne exactement ce que vous souhaitez, et son contraire qui en fait partie. C'est sa fonction. Et ils meurent sous l'Arbre, car il n'y a pas d'autre endroit pour mourir, et ils renaissent sous l'Arbre, car il n'y a pas d'autre endroit pour renaître. Nous ne pouvons pas dire: "Arrêtez le monde, nous voulons en sortir." Ce monde est tout ce que nous avons, et ainsi ils renaissent de nouveau dans ce monde, sous l'Arbre, piégés encore une fois. Tel est le Karma.

Mais il y a une fin très belle à cette parabole. Il y a un garçon paralysé, un infirme, et lui aussi court vers l'Arbre, mais il tombe, il est poussé de côté par ses compagnons et ses parents qui se bousculent. Alors, il revient à sa hutte en rampant et pense: "Je ferai mon voeu plus tard". Il regarde l'Arbre par la fenêtre, et voit ses compagnons demander des bonbons, et obtenir des maux de ventre, demander des jouets et obtenir l'ennui, demander la mort, et renaître. Il voit soudain la vérité, il voit le monde tel qu'il est. Il ne se sent pas supérieur, il se sent humble. Il sent un élan de compassion pour ceux qui sont sous l'Arbre, et dans cet élan de compassion, il oublie de désirer. Il veut désirer, mais il oublie de désirer. L'Arbre ne peut pas le toucher. Il est libre. Il a obtenu par accident les coordonnées de la moksa. Par accident, parce qu'elles ne peuvent pas être obtenues délibérément. Non, aucune somme de yoga, aucune somme de dharmasastra, aucune somme de sadhana, de mauna, ou d'hymnes, aucune somme de séminaires, domestiques ou internationaux, ne nous donnera les coordonnées du mukti. Dans cet élan de compassion, le garçon oublie de désirer, et, d'une étrange façon, il a sauté hors du puits. Il a sauté hors du désert et il a abattu l'Arbre.

Je voulais juste montrer les possibilités qu'a le Mahabharata de développer nos sentiments et notre imagination. Je ne pense pas avoir donné de réponses, seulement planté des poteaux indicateurs pour notre voyage à travers le Kuruksetra.

Merci de votre attention. Merci à Vyasa pour avoir rendu possible ce séminaire sous l'Arbre de la Vie, dont une des nombreuses branches florissantes est la Sahitya Akademi.


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Editions CARÂCARA


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