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Editions CARÂCARA

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NAPOLEON EN EGYPTE (1828)

épopée d'

Auguste BARTHELEMY
(1794-1867)
et Joseph MERY(1798-1867)

PRESENTATION DE L'EDITEUR

Texte
Présentation de L. Joffrin agrégée de Lettres

La Littérature sous l'Empire comme celle sous la Restauration ne sont pas appréciées, elles ont sombré aux oubliettes au profit des écrivains qui les ont contestées : les libéraux contestataires de l'ordre napoléonien, les romantiques révolutionnaires de 1830. Peu étudiées, elles mériteraienit que l'on s'y intéressât, cachant sans doute des merveilles à découvrir. Certes, ce furent des époques très "idéologiques" (le terme "idéologue" inventé par Napoléon n'avait dans sa bouche qu'une valeur méprisante), avec de nombreuses pièces de commande, des éloges officiels, de plates flatteries, mais il y eut aussi des oeuvres où de vrais talents s'expriment, du moins où l'on respire les dernières effluves du siècle des Lumières, où le respect de ses consignes littéraires (J. F. de La Harpe -1739-1803-, le disciple de Voltaire, régnait alors et ordonnait le goût : cf. Cours de Littérature ancienne et moderne, Paris, 1799, ) a le charme des vieilles élégances disparues. Toute une rhétorique d'Ancien Régime, avec ses modèles enseignés, survit encore, portée par ceux qui sont nés avant 1789, ont connu la Révolution, l'Empire, et assistent au retour de la monarchie. Modèles littéraires qui fondent une esthétique.

De ces modèles Barthélémy et Méry se moquent déjà ; ils écrivent : " Le destin de l'inconnu poète Aubert était pour nous un grand sujet d'effroi : c'était un professeur de rhétorique sous l'empire, qui fit sur la campagne d'Egypte son épopée en douze chants, d'après les règles de M. de La Harpe ; l'unité d'action et de lieu y est religieusement observée; batailles voyages, expédition de Syrie, tout se passe autour des murs du Kaire ; chaque général français y brûle pour une Zoraïde ou une Aménaïde ; on y trouve un récit, une conjuration diabolique, une forêt enchantée et une descente aux Enfers; c'est un travail complet mais qui n'est plus dans les moeurs littéraires. " (Préface de Napoléon en Egypte).Et d'ajouter qu'ils ont préféré suivre l'Histoire.

Le XIXème s. fut le siècle de l'Histoire, en effet. "Avant -Après" est le concept, le maître-mot de toutes les considérations de cette longue période ou phase civilisationnelle. Loin de se fier à des modèles que l'on imite selon son tempérament, il faudra inventer du nouveau. Un régime comme la Restauration (au nom évocateur : les aristocrates rescapés de la Révolution française et de l'Empire songent à revenir à l'ancienne société) se prêtait mal à toute tentative d'innovation, même littéraire. Barthélémy et Méry en célébrant l'épopée napoléonienne, après avoir violemment critiqué la politique de la Restauration (le duc de Villèle), libéraux et voltairiens de formation (Méry fut chassé de son lycée de Marseille pour avoir lu Voltaire) quoique royalistes par accommodation, auraient pu basculer dans le camp des vainqueurs de l'Histoire littéraire. Leur épopée date de 1828; c'est une trilogie (Napoléon en Egypte, Le Fils de l'homme, Waterloo); elle vaut à leurs auteurs d'être emprisonnés et d'être condamnés à des amendes. Célébrer en pleine Restauration l'oeuvre de Bonaparte tenait de la provocation. Mais en 1830, la bataille d'Hernani éclate. V. Hugo, dans cette pièce de théâtre, devenait le chantre de la nouveauté. Or V. Hugo nie à Bathélémy toute valeur : "Les vers de Barthélémy sont de beaux vers comme les sergents de ville sont de beaux hommes " (Journal). Le succès de Barthélémy et de Méry auprès du public engageait-il V. Hugo (essuyant la hargne de la critique) à beaucoup de méfiance ?

Comment expliquer, sinon, ce refus des romantiques ? V. Hugo ne reviendra pas sur son opinion, même lorsqu'à son tour il se lancera dans la légende napoléonienne. Barthélémy et Méry ont "louvoyé" avec le régime : ils l'ont raillé mais ils l'ont aussi adulé. Musset dans la Nuit de Mai le dit : " Clouerons nous au poteau d'une satire altière/ Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire ? " (cité par D Couty, in Dictionnaire des Auteurs).De plus, leur poésie reste "voltairienne", sarcastique et mondaine; elle n'a pas la sensibilité morbide et solitaire des romantiques.Th. Gautier n'est admiratif que de leur sens de la couleur locale. Une nouvelle esthétique est en train de naître, laissant les deux auteurs épiques dans un entre-deux instable : ni de l'ancienne façon ni de la nouvelle.

Nos deux auteurs furent donc victimes d'un double ostracisme : écrivains d'une époque peu recommandable, auteurs rejetés par leurs pairs de la même génération. On ne revient pas sur un tel jugement.

Nous pensons le contraire. Voici, à nos yeux, quelques raisons de lire Napoléon en Egypte, ou première partie de leur trilogie (nous nous servons de l'édition de leurs oeuvres complètes en 4 volumes, publiées en 1831 à Paris par Perrotin. Cette première partie nous paraît la plus intéressante).

a) Ecrire une épopée à deux, écrire de la poésie à deux ! En soi, c'est rare parce que la poésie suppose tant de sensibilté individuelle (aux mots, aux images, aux sons) que s'accorderà deux semble une gageure. Nos deux auteurs étaient amis d'enfance (ils sont nés à Marseille), avaient les mêmes idées, et s'entendaient bien mais nous aimerions savoir comment ils s'y prenaient pour écrire à deux, comment ils se répartissaient le travail. Qui écrit les descriptions, qui narre l'action ? S'échangeaient-ils leurs ébauches et brouillons, se donnaient-ils un plan ? J. Méry semble avoir entraîné son compatriote, en raison de son esprit caustique et enflammé. Seule l'étude des manuscrits, s'ils existent encore, pourrait nous renseigner. Bref une belle énigme de l'Histoire littéraire.

b) Le choix de Napoléon en Egypte est judicieux et évocateur. Enfants, ils avaient vu des soldats du corps expéditionnaire s'embarquer à Marseille et rejoindre Toulon pour l'Egypte. Ils ont su la moisson de renseignements que cette expédition avait rapportés, son ampleur au niveau scientifique (prenons pour exemple les mirages que le mathématicien Monge envoyé en Egypte saura expliquer ; nos deux poètes en décrivent un au chant V), ils ont compris que là résidait le début de la légende napoléonienne, ses racines mythiques : ex oriente lux; Napoléon se rapprochait d'Alexandre ; il était la Liberté en marche dans des pays de tyrannie ; il se heurtait à des forces maléfiques comme la peste, la haine et la mort, au travers d'épisodes qui ainsi se mythisaient. Tout concourait à le faire chuter, à l'encercler et à le détruire.Il résistait. Sa valeur en sortait rehaussée.

c) Le dynamisme qui fonde l'épopée est nettement exprimé. L'action et les descriptions sont des mouvements de resserrement et d'étranglement. C'est par la "hauteur" qu'on y échappe ("Du haut de ses pyramides..."). Situation assiégée, où l'hostilité devient générale (la chaleur, la fièvre, les trahisons, la multitude des ennemis, etc. , tout s'agrandit en volutes successives).Il s'ensuivrait une tonalité épique assez forte si le conflit était plus vécue de l'intérieur même des personnages (c'est là que la bât blesse, que l'oeuvre a des faiblesses). On est à deux doigts d'une grande oeuvre, mais parfois de très beaux vers sont à lire parce que l'épique se réalise pleinement.

d) A. Barthélémy et J. Méry préparent l'épopée à sa future mutation : elle s'éloigne des modèles classiques (Virgile, Le Tasse) pour fusionner avec l'Histoire. Leur poème est accompagné d'une foule de notes historiques relatant l'expédition réelle en Egypte (travail de documentation poussé que nous ne reproduirons pas ici parce que nos contemporains connaissent la civilisation de l'Egypte ancienne ou l'action militaire de Bonaparte). L'épopée regardera plus vers l'Avenir que vers la Passé ; V. Hugo célèbrera dans la Légende des siècles l'aventure de l'Humanité et prophétisera le triomphe de la Lumière, E. Zola dans Germinal annoncera une société juste et libre, etc. Une évolution est en cours dont Barthélémy et Méry sont des jalons importants : leur époque (ils écrivent 30 ans après l'expédition en Egypte) est "épique" parce que l'Histoire se met en marche et touche à l'Universel. Hegel, Marx, Michelet, Tocqueville, Spengler, et tant d'autres ne diront pas moins.

e) La présentation de Mme Lucienne Joffrin donnera un excellent aperçu de certaines beautés de ce poème, de son esthétique aussi. Cela annonce-t-il le V. Hugo des Châtiments ou de la Légende des siècles ? Mme Joffrin ne le pense pas, nous ne sommes pas aussi catégoriques. V. Hugo les a lus et ne peut que s'en souvenir. L'étude est à mener. Relire à cet effet le vieux livre de Jules Garsou, Créateurs de la légende napoléonienne, Paris, 1899, même si l'aspect stylistique n'en est pas l'essentiel.

 


Présentation par Mme Lucienne Joffrin (agrégée de Lettres)

: "Bonaparte, la naissance d’une légende".

Barthélémy et Méry, poètes et historiens, firent paraître en 1828 cette épopée napoléonienne qui relate l’expédition de Bonaparte en Egypte. Dans leur préface, les auteurs présentent leur œuvre comme inspirée d’ « un sujet où la réalité est plus merveilleuse que la fiction. »

Le lecteur moderne s’immergera avec délice dans cette narration esthétique et magique, où tout contribue à le ravir et l’étonner : le décor, les personnages, l’action, le style de ces vers éveillent  des sentiments contradictoires et forts ; l’inspiration de ces poètes  fascine. Nous y reconnaissons les ingrédients caractéristiques de l’épopée.

En Egypte, pays aux vestiges fabuleux, la nature se montre hostile et attirante ; c’est un décor parfait pour une composition épique :

« Ces déserts sans abris, dont le sol abaissé
Semble un pâle ruban à l’horizon tracé »( Chant I. )

Au milieu des généraux grandioses que sont Murat, Kléber et tous les autres, se distingue le Héros « immobile et pensif », Bonaparte :

« De l’instinct de sa force il semble se grandir,
Et sa tête puissante est pleine d’avenir !… »(Chant I.)

Pour les chrétiens français, se joue un  long combat contre les Musulmans ennemis, contre une nature capricieuse et fantasque, contre les forces mauvaises du destin, comme la faim, la soif, les maladies horribles. Ces péripéties maintiennent un suspens haletant, digne de  films à grand spectacle. Quel réalisme, quelle violence dans l’évocation des cruautés barbaresques !

« Pareils à des chakals dont les dents affamées

Fouillent les grands cercueils où tombent les armées,

De hideux Africains, sous les sombres remparts,

Mutilent des chrétiens les cadavres épars,

Et par leurs longs cheveux des têtes suspendues

Sur la place publique au Pacha sont vendues. » (Chant VI.)

Au chant sept, nous subissons le choc d’une brutale séquence exhibant des pestiférés déchaînés, véritables morts-vivants :

« Ils s’élancent tout nus sur nos soldats armés :

Sur ces corps enlacés par d’horribles étreintes

D’une bouche fétide ils laissent les empreintes,

Et leur sein, dilaté par un dernier effort,

Dans le sein de leur proie ensemence la mort. »(Chant VII.)

Le style des poètes amplifie le réel, énumère d’impressionnantes aventures, a recours, (comme dans le passage du chant six  cité plus haut), aux comparaisons, aux personnifications stupéfiantes, en des alexandrins sonores :

« Mais bientôt la Disette, effroyable fantôme,

Fléau des pèlerins qui troublent son royaume,

Arrive en étalant, à leurs yeux consternés,

Et sa langue livide et ses bras décharnés. »(Chant V.)

Le lecteur passe de l’enthousiasme à l’effroi, tenté de partager avec ces héroïques soldats, leur amour inconditionnel de leur patrie, la France ; il suffit de suivre le discours de Bonaparte à ses troupes :

«  L’heure de la vengeance approche ; c’est à vous

Que la France outragée a confié ses coups. »(Chant I.)

Dans cette osmose idéale de Bonaparte et de son peuple, collectivité soudée, nous sommes invités, à la fin de l’épopée, à compatir à l’infinie tristesse de l’armée victorieuse, qui voit disparaître son héros :

« Et l’armée orpheline, en sa morne attitude,

Contemplait de la mer l’immense solitude ! »(Chant VIII.)

Les poètes nous émerveillent par la description d’un autre monde, celui de l’Orient, si fantastiquement luxueux, raffiné, étrange. Voici le tableau, tout imprégné de sensualité, qu’offre le sérail de Mourad :

« Sur le marbre poli d’un vaste corridor

Rampent, en longs anneaux les arabesques d’or ;

L’iris, le basilic, la rose d’Idumée,

Forment de ses jardins la ceinture embaumée,

Et le frêle palmier de son large éventail

Ombrage avec amour les dômes du sérail. »(Chant II.)

Dans ces peintures extraordinaires d’un monde rendu encore plus lointain par la création poétique, nous frémissons devant des visions cauchemardesques et tourmentées, comme le passage du Simoun, porteur d’angoisses, confondant ciel et terre :

« La trombe gigantesque, en traversant l’espace,

Du sol inhabité laboure la surface,

Et son aile puissante au vol inattendu

Promène dans le ciel le désert suspendu. »(Chant V.)

Inversement, nous goûtons des instants d’exotique bonheur, où le temps et l’espace semblent abolis dans une sorte d’éternité irréelle :

« L’Arabe en ce moment, le front dans la poussière,

Saluait l’Orient, berceau de la lumière ;

Elle dorait déjà les vieux temples d’Isis,

Et les palmiers lointains des fraîches oasis ;

Une blanche vapeur, lentement exhalée,

Traçait le cours du Nil dans sa longue vallée. »(Chant III.)

Il est presque inévitable, dans ce contexte de  pure féerie, de déclamer à notre tour ces vers du chant un :

« Approchez, vétérans ! A nos foyers assis,

Venez, enivrez-nous d’héroïques récits ; » (Chant I.)

Une irrésistible envie peut nous prendre de nous laisser aller à l’ivresse de cette poésie fraîche et vivifiante, porteuse d’Histoire et  de pensées à la fois, exaltant le courage des héros et révélant la modestie des Grands Hommes devant l’univers et ses obscurités.

Lucienne Joffrin.

Note complémentaire : nous avons respecté l’orthographe de l’édition originale.

 

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NAPOLEON EN EGYPTE

Plan :

Chant I : Invocation.- Voyage de la flotte.- Arrivée devant Alexandrie.- Proclamation de Bonaparte ; exposition du sujet.- Débarquement de l’armée.- Dénombrement des chefs.- Portraits.- Marche vers Alexandrie.- Préparatifs de défense.- Le chérif Koraïm.- Assaut.- Menou et Kléber blessés.- L’Arabe Souliman.- Prise de la ville. –L’armée se dispose à marcher sur le Kaire.- Avant-garde commandée par Desaix. 

Chant II : El-Modhi, l’ange exterminateur.- Il s’échappe d’Alexandrie et prend la route du Kaire.-  L’oasis d’Hellé.- Description du palais et des jardins de Mourad-Bey.- Scène nocturne de sérail.- La captive persane.- Arrivée imprévue d’El-Modhi.- Son entrevue avec Mourad.- Discours de l’ange exterminateur.- Mourad rassemble ses Mamelucks et quitte son palais.- L’armée française arrive sur les bords du Nil.- .Désastre d’Aboukir.

Chant III : Les plaines du Kaire au lever de l’aurore.- Les Pyramides de Ghizé.- Arrivée de l’armée française devant les Pyramides.- Proclamation de Bonaparte.- Mourad-Bey sur les hauteurs d’Embabeh.- Dénombrement de l’armée égyptienne.- Portrait de Mourad ; son discours aux Mamelucks.- Premier choc de la cavalerie contre les carrés.- Incidens de la bataille.- Déroute des Mamelucks.- Episode de Sélim.- Fuite de Mourad-Bey dans le Désert.

Chant IV : Départ de l’armée de Syrie. – Le grand Désert. – La soif. –La citerne. – Le mirage. –Abattement des soldats. – Paroles de Bonaparte. – Le Simoun. – Arrivée en Syrie. –Desaix dans la Haute-Egypte. – Monuments conquis.- Le zodiaque de Denderah ( Tentyris).

Chant V: Départ de l’armée de Syrie. – Le grand Désert. – La soif. –La citerne. – Le mirage. –Abattement des soldats. – Paroles de Bonaparte. – Le Simoun. – Arrivée en Syrie. –Desaix dans la Haute-Egypte. – Monuments conquis.- Le zodiaque de Denderah ( Tentyris).

Chant VI .Souvenir des croisades. – Itinéraire de l’armée. – Arrivée devant Ptolémaïs. – Achmet ; son portrait ; son caractère. – Travaux de siège ; assaut. – Tableau de la ville. – Une nuit d’orage. – Assaut de nuit. – Combat dans la ville. – Témérité de Murat. – Débarquement des Anglais. – Arrivée d’un messager au camp français. – Discours de Bonaparte à Kléber. – Apparition de l’ange El-Mohdi.

Chant VII : Bataille du Mont-Thabor. – Kléber délivré par Bonaparte. – Déroute complète des Musulmans. – Retour de l’armée à Ptolémaïs. – Premiers symptômes de la peste. – Sortie de trois mille pestiférés conduits par El-Mohdi. – La peste se propage dans l’armée. – L’hospice dans une mosquée. – Détails et scènes de la peste. – Dévouement de Desgenettes. – Bonaparte paraît dans la mosquée ; il touche les pestiférés ; discours qu’il leur adresse.

Chant VIII : Les tentes du Bosphore. – Mustapha et Mourad-Bey. – L’armée d’Orient réunie sur le promontoire d’Aboukir. – Nouveaux auxiliaires égyptiens conduits par El-Mohdi. – L’artillerie volante. – Mort d’El-Mohdi. – La sibylle du Koran. – Charge de Murat. – Kléber. – L’armée ottomane anéantie. – Dernière nuit de Bonaparte en Egypte. – Epilogue.

 

 

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NAPOLEON EN EGYPTE.

 

CHANT PREMIER.

ARGUMENT.

Invocation.- Voyage de la flotte.- Arrivée devant Alexandrie.- Proclamation de Bonaparte ; exposition du sujet.- Débarquement de l’armée.- Dénombrement des chefs.- Portraits.- Marche vers Alexandrie.- Préparatifs de défense.- Le chérif Koraïm.- Assaut.- Menou et Kléber blessés.- L’Arabe Souliman.- Prise de la ville. –L’armée se dispose à marcher sur le Kaire.- Avant-garde commandée par Desaix. 

 

CHANT PREMIER.

ALEXANDRIE.

Puissent les souvenirs de cette grande histoire

Consoler notre siècle, orphelin de la gloire !

Indolens rejetons d’aventureux soldats,

Suivons aux bords du Nil leurs gigantesques pas,

Dans ces déserts brûlans où montent jusqu’aux nues

Des sépulcres bâtis par des mains inconnues.

Soldats de l’Orient ! héros républicains,

Qu’a brunis le soleil de ses feux africains ;

Vous, dont le jeune Arabe, avide de merveilles,

Mêle souvent l’histoire aux fables de ses veilles ;

Approchez, vétérans ! A nos foyers assis,

Venez, enivrez-nous d’héroïques récits ;

Contez-nous ces exploits que votre forte épée

Gravait sur la colonne où repose Pompée ;

Reportez un instant sous les yeux de vos fils

Les tentes de la France aux déserts de Memphis ;

Dites-nous vos combats, vos fêtes militaires,

Et les fiers Mamelucks aux larges cimeterres,

Et la peste, fléau né sous un ciel d’azur,

Des guerres d’Orient auxiliaire impur,

Et le vent sablonneux, et le brillant mirage

Qui montre à l’horizon un fantastique ombrage ;

Déroulez ces tableaux à notre souvenir

Jusqu’au jour où, chargés des palmes d’Aboukir,

Vos bras ont ramené de l’Egypte lointaine

Et le drapeau d’Arcole et le grand capitaine.

Comme un camp voyageur peuplé de bataillons,

Qui dans l’immense plaine étend ses pavillons,

A la brise du Nord une flotte docile

Sillonnait lentement les eaux de la Sicile ;

Sur les canons de bronze et sur les poupes d’or,

Brille un premier soleil du brûlant messidor.

Où vont-ils ? On l’ignore ; en ces mers étonnées

Un bras mystérieux pousse leurs destinées,

Et le pilote même, au gouvernail assis,

Promène à l’horizon des regards indécis.

Qu’importe aux passagers le secret du voyage ?

Celui qui vers le Tibre entraîna leur courage,

Sous les mêmes drapeaux les rallie aujourd’hui,

Et leur noble avenir repose tout en lui.

Parfois, des sons guerriers la magique harmonie

Appelait sur les ponts l’immense colonie :

Aux accords des clairons, des timballes d’airain,

Dix mille voix chantaient le sublime refrain

Qu’aux moments des assauts, ivres d’idolâtrie,

Répétaient nos soldats, enfans de la patrie ;

C’était l’hymne du soir… et sur les vastes flots

Les héroïques chants expiraient sans échos.

La flotte cependant, dans la mer agrandie,

Laissant Malte vaincue et la blanche Candie,

Pour  la dernière fois a vu tomber la nuit ;

A la cime des mâts dès que l’aube reluit,

On voit surgir des flots la pierre colossale

Qu’éleva l’Orient au vaincu de Pharsale,

Et les hauts minarets dont le riche Croissant

Reflète dans son or les feux du jour naissant.

Sur le pont des vaisseaux un peuple armé s’élance :

Immobile et pensif, il admire en silence

Ces déserts sans abris, dont le sol abaissé

Semble un pâle ruban à l’horizon tracé,

Les palmiers qui, debout sur ces tièdes rivages,

Apparaissent de loin comme des pins sauvages,

Et l’étrange cité qui meurt dans le repos,

Entre un double océan de sables et de flots.

Dans ce moment, l’escadre, en ceinture formée,

Entoure le vaisseau qui commande l’armée.

De chefs et de soldats de toutes parts pressé,

Sur la haute dunette un homme s’est placé :

Ses traits, où la rudesse à la grandeur s’allie,

Portent les noirs reflets du soleil d’Italie ;

Sur son front soucieux ses cheveux partagés

Tombent négligemment sur la tempe alongés ;

Son regard, comme un feu qui jaillit dans la nue,

Sillonne au fond des cœurs la pensée inconnue ;

De l’instinct de sa force il semble se grandir,

Et sa tête puissante est pleine d’avenir !…

Debout, les bras croisés, l’œil fixé sur la rive,

Le héros va parler, et l’armée attentive

Se tait pour recueillir ces prophétiques mots

Que mêle la tempête au son rauque des flots :

« Soldats, voilà l’Egypte ! Aux lois du cimeterre

Les beys ont asservi cette héroïque terre ;

De l’odieux Anglais ces dignes favoris

A notre pavillon prodiguent le mépris,

Et feignent d’ignorer que notre république

Peut étendre son bras jusqu’aux sables d’Afrique.

L’heure de la vengeance approche ; c’est à vous

Que la France outragée a confié ses coups.

Compagnons ! cette ville où vous allez descendre,

Esclave de Mourad, est fille d’Alexandre ;

Ces lieux que le Koran opprime sous ses lois,

Sont pleins de souvenirs, grands comme vos exploits.

Le Nil longtemps captif attend sa délivrance ;

Montrons aux Mamelucks les soldats de la France,

Et du Phare à Memphis retrouvons les chemins

Où passaient avant nous les bataillons romains ! »

Il se tait à ces mots ; mais ses lèvres pressées

Semblent garder encor de plus hautes pensées.

Soudain mille signaux élevés sur les mâts

Au rivage d’Egypte appellent nos soldats.

Sur le pont des vaisseaux, dans leurs vastes entrailles,

Retentit un bruit sourd, précurseur des batailles,

Et de longs cris de joie élancés dans les airs

Troublent le lourd sommeil de ces mornes déserts.

On eût dit, aux transports de l’armée attendrie,

Qu’un peuple voyageur saluait sa patrie.

Par les sabords ouverts, par les câbles tendus,

Tous, de la haute poupe en foule descendus,

Pressés de conquérir ces rives étrangères,

Tombent en rangs épais dans les barques légères,

Et les canots, croisant leurs bleuâtres sillons,

Couvrent la vaste mer de flottans bataillons.

Quel fut le noble chef qui sur l’aride plaine

Descendit le premier comme dans son domaine ?

C’est Menou, qui, jouet d’un étrange destin,

Quittera le dernier ce rivage lointain.

Bientôt, à ses côtés, de la rive s’élance

L’élite des guerriers déjà chers à la France :

Belliard, Bon, Davoust, Vaubois, Reynier, Dugna,

L’intrépide Rampon, le sage Dufalga.

Kléber, de ses cheveux secouant l’onde amère,

Des flots qui l’ont porté sort comme un dieu d’Homère ;

Il marche, et d’autres chefs s’avancent après lui :

Andréossy, Dumas, Verdier, Leclerc, Dumuy,

Lannes, qui de ce jour datait sa grande histoire ;

Marmont, dont l’avenir commençait par la gloire ;

Junot, qui, hors des rangs aventureux soldat,

De duels en duels éternise un combat ;

Berthier, du jeune chef le confident intime ;

Eugène Beauharnais, enfant déjà sublime,

Qui de la République exemplaire soutien

Vengeait le sang d’un père en répandant le sien.

Voilà Desaix : on lit sur son visage austère

Des antiques Romains la vertu militaire ;

De ses habits sans faste il proscrit l’appareil,

Il est calme au combat, sage dans le conseil,

Citoyen sous la tente, et son âme s’applique

A servir sans éclat la jeune République.

Quel est ce cavalier sur la selle affermi,

Qui déjà tout armé demande l’ennemi,

Et d’un triple panache ornant sa noble tête,

Semble accourir ici comme aux jeux d’une fête ?

C’est Murat ; dans les rangs d’un léger escadron

Jamais plus brave chef ne ceignit l’éperon ;

Des modernes combats dédaignant la tactique,

Il marche indépendant comme un guerrier antique,

Et souvent, loin des siens isolant ses exploits,

Provoque tout un camp du geste et de la voix ;

Partout on voit briller dans la poudreuse lice

Son casque théâtral, sa flottante pelisse ;

Ce costume pompeux qu’il revêt avec soin,

Comme un but éclatant le signale de loin,

Et debout dans le choc des luttes inégales,

On dirait qu’il a fait un pacte avec les balles.

Va ! les champs de bataille, où tu sèmes l’effroi,

Seront contre la mort un refuge pour toi !

C’est ainsi que, vingt ans, ta vie aventurière

Passera sous les feux de l’Europe guerrière,

Achille de la France ! Et le lâche destin

Réserve à ta poitrine un plomb napolitain !

Les soldats, à la voix du père de l’armée,

Ont repris dans les rangs leur place accoutumée :

Les bras levés aux cieux, tous de leurs saints drapeaux

Contemplent en pleurant les glorieux lambeaux.

De ces noirs bataillons la plaine est obscurcie :

Des bords de l’Eridan, des monts de l’Helvétie,

On avait vu courir ce peuple de soldats,

Que l’homme du destin attachait à ses pas,

Et qui d’un long exil oubliant la souffrance,

Près de leur jeune chef voyaient toujours la France.

Cependant Bonaparte, avare des momens,

A caché dans la nuit sa marche aux Musulmans :

A peine la lueur qui dissipe les ombres

Des monumens épars blanchissait les décombres,

Que l’écho solennel de la ville aux cent tours

Des bataillons français entendit les tambours ;

De leurs longs roulements la foule épouvantée

Erre comme les flots d’une mer tourmentée ;

Sur le toit des maisons, les pâles habitans

Contemplent les drapeaux dans la plaine flottans,

Et des chiens vagabonds les meutes accourues

D’un lugubre concert font retentir les rues ;

Du haut des minarets, les aveugles Musseins

Appellent les Croyans sous les portiques saints ;

A leur dolente voix, les femmes convoquées

Inondent en pleurant les parvis des mosquées,

Et dans de longs versets les farouches Imans

Recommandent l’Egypte au dieu des Musulmans.

Tandis qu’un peuple faible, égaré par la crainte,

D’Alexandrie en deuil remplit la vaste enceinte,

Les soldats du Prophète, au sommet des remparts,

Promènent à grands cris leurs soyeux étendards.

Alors sont accourus cinq mille janissaires,

Du sultan de Stamboul superbes émissaires ;

Les Mores demi-nus, ouvrant les arsenaux,

Poussent les vieux canons sur le bord des créneaux ;

Le Maugrebin hideux, le Bédouin indocile,

Pour la première fois soldats dans une ville,

Des remparts menacés noircissent le contour ;

Et le fier Koraïm paraît sur une tour.

Koraïm ! des chérifs que la cité révère

Nul n’exerça jamais un pouvoir plus sévère ;

Ce riche Musulman, tel qu’un prince absolu,

Marche presque l’égal des beys qui l’ont élu :

Ses caïques légers, sous la voile latine,

Portent l’ambre et le musc d’Egypte en Palestine ;

Ses étalons guerriers, ses immenses troupeaux,

Du sinueux Delta foulent les verts roseaux,

Et trente eunuques noirs, sous la grille farouche,

Gardent dans ses harems les trésors de sa couche.

Hélas ! un bruit sinistre, au lever du soleil,

De l’heureux Koraïm a pressé le réveil,

Et déjà brandissant le sabre des batailles

Il insulte aux chrétiens du haut de ses murailles.

L’armée en ce moment, serpent volumineux,

Autour d’Alexandrie a resserré ses nœuds.

Tout est prêt pour l’assaut ; les vieilles compagnies

Accourent en portant les échelles unies,

Les dressent dans les airs, et mille bras tendus

Appliquent sur les murs ces chemins suspendus.

Alors vers tous les points que l’échelle menace,

Les soldats musulmans, la noire populace,

Accourent pêle-mêle, et leurs longs hurlemens

Ebranlent les cent tours dans leurs vieux fondemens.

Mais à la voix des chefs soudain mêlant la sienne,

Le tambour a battu la charge aérienne,

L’hymne patriotique éclate dans les rangs ;

Les cymbales d’airain, les clairons déchirans,

Entonnant au désert leur guerrière fanfare,

Réveillent en sursaut le vieil écho du Phare ;

A ces cris, à ces chants, les bataillons mêlés

Se cramponnent aux murs à flots amoncelés ;

Une ligne de feu qui jaillit sur leur tête

Des tours et des créneaux illumine le faîte.

Koraïm est partout ; son aveugle transport

Fournit au désespoir mille instruments de mort ;

Le peuple entend sa voix : sa brutale industrie

Arrache les créneaux des tours d’Alexandrie,

Et quand ces larges blocs résistent à ses mains,

Alors du haut des murs les chapiteaux romains,

Les torses anguleux, les frises ciselées,

Les vieux sphinx de granit aux faces mutilées,

Tombent de bonds en bonds, et leurs vastes éclats

Sur l’échelle pliante écrasent les soldats.

Le premier à l’assaut, Menou, d’un vol agile,

Montre à ses grenadiers le chemin de la ville :

Tous le suivent des yeux ; teint de poudre et de sang,

Sur la plus haute tour il arrache un croissant.

« Attends ! » dit Koraïm ; de ses bras athlétiques

Il rompt le dur ciment des murailles antiques,

Et sous le vaste bloc du rempart assailli

Menou, deux fois blessé, retombe enseveli.

Au milieu des débris et des flots de fumée

Kléber est apparu ; le géant de l’armée

S’est frayé dans les airs d’audacieux chemins :

Il embrasse une tour de ses puissantes mains.

Déjà l’on distinguait à son immense taille

Le Germain colossal debout sur la muraille,

Quand un soldat farouche, Arabe basané,

Rampant sur les créneaux, jusqu’à lui s’est traîné ;

Souliman est son nom, sa patrie est le Kaire.

C’est là que des Imans ont instruit le sicaire,

Qui, maigre d’abstinence et dévoré de fiel,

Par un meurtre éclatant veut conquérir le ciel.

Au moment où Kléber vers l’Arabe s’incline,

La dague du Séïde a frappé sa poitrine.

Il tombe, et les soldats, hors du poudreux fossé,

Portent, en frémissant, leur général blessé.

Tandis que sur les tours les enfants du Prophète

Par ce double succès retardent leur défaite,

Du fond de la cité de lamentables cris

Etonnent Koraïm, vainqueur sur les débris ;

Loin du sanglant théâtre où son bras se signale,

Les Francs ont assailli la porte orientale ;

L’intrépide Marmont, une hache à la main,

Brise ses lourds battans semés de clous d’airain,

Et cette large issue, ouverte à sa colonne,

Semble un gouffre béant où la mer tourbillonne.

Tout a fui : les Français dominent les remparts :

Le pâle Koraïm, qu’entraînent les fuyards,

Tourne ses yeux troublés vers les tours sans défense,

Et voit sur leurs créneaux l’étendard de la France.

Ainsi ces bataillons, que le souffle des mers

Poussait la veille encor vers de lointains déserts,

Répétant aujourd’hui l’hymne de leur patrie,

Entrent victorieux aux murs d’Alexandrie.

Mais avant de s’asseoir sur les rives du Nil,

Que de maux leur promet cette terre d’exil !

Qu’ils goûtent cependant dans la ville étrangère

D’un tranquille bivouac la faveur passagère ;

Sous le toit de palmiers que leurs mains ont construit,

Qu’en rêvant de leur gloire ils dorment cette nuit.

Demain, quand le soleil, du reflet de son disque,

Rougira le vieux Phare et le double obélisque,

Entourés de périls sans gloire et sans combats,

Ces guerriers sur le sable imprimeront leurs pas,

Et dans les flots mouvans de la plaine enflammée,

Desaix, comme un pilote, appellera l’armée.

Puissent-ils, survivant à de longues douleurs,

Des gouffres du désert sauver les trois couleurs !

Puissent-ils du grand fleuve atteignant les lisières,

Ouvrir leur bouche ardente à l’air frais des rizières,

Et montrer tout-à-coup, par la voix du canon,

 La France inattendue aux enfans de Memnon !

_________________

CHANT DEUXIEME.

ARGUMENT.

El-Modhi, l’ange exterminateur.- Il s’échappe d’Alexandrie et prend la route du Kaire.-  L’oasis d’Hellé.- Description du palais et des jardins de Mourad-Bey.- Scène nocturne de sérail.- La captive persane.- Arrivée imprévue d’El-Modhi.- Son entrevue avec Mourad.- Discours de l’ange exterminateur.- Mourad rassemble ses Mamelucks et quitte son palais.- L’armée française arrive sur les bords du Nil.- .Désastre d’Aboukir.

CHANT DEUXIEME.

Mourad-Bey.

Seul de tous les vaincus, couvert d’une ombre amie,

Un arabe marchait dans la ville endormie ;

Des emblêmes sanglans ornent son large sein,

Sur son dos retentit le carquois abyssin,

Et la peau d’un chakal, en turban déroulée,

Agite sur son front sa gueule dentelée.

Un qui vive perçant résonne ; l’étranger

Précipite le pas de son cheval léger,

En s’écriant : « Tremblez, chrétiens, race infidèle !

Des cavaliers du Nil je vais armer le zèle ;

Ils sont venus les jours par le Koran prédits !

L’Egypte se soulève, et moi je vous maudis ! »

A ces mots, sous le feu dont il brave l’atteinte,

De la double muraille il a franchi l’enceinte,

Et dirige son vol, plus vite que l’oiseau,

Vers les lacs de Natroun et le Fleuve-sans-Eau.

Quel est son nom ? Son nom, ineffable syllabe,

Se prononce tout bas dans la veillée arabe ;

On dit qu’il fut créé pour de secrets desseins,

Sous les dunes d’Ammon ou chez les Abyssins ;

Mais quel que soit le peuple où le sort le fit naître,

Dans le sein d’une femme il n’a pas reçu l’être ;

Les esprits infernaux le protègent ; on dit

Que le plomb des chrétiens sur son flanc nu bondit,

Qu’il charme les chakals, et que sa forte haleine

Arrête le boulet qui siffle dans la plaine.

Etre mystérieux et prophète imposteur,

Son nom est El-Mohdi, l’ange exterminateur.

Mais rien ne trouble encor le long repos du Kaire ;

Autour de ses remparts la plaine est solitaire ;

C’est l’heure où le soleil, immobile au zénith,

Des sépulcres épars embrase le granit.

Du désert de Ghizé la luisante poussière

Comme un miroir poli reflète la lumière,

Et le Bédouin qui suit le sentier sablonneux

Dans son poumon brûlant n’aspire que de feux. 

Ah ! du moins s’il pouvait, au centre de la plaine,

Pour éteindre l’ardeur qui sèche son haleine,

Respirer un instant l’abri délicieux

De l’oasis d’Hellé que dévorent ses yeux !

Mais la belle oasis, comme une île sacrée,

Aux esclaves du Nil interdit son entrée,

Et le fier Mameluck, despote souverain,

De ce riche domaine exclut le pèlerin.

C’est là que Mourad-Bey, sous de verts sycomores,

Au murmure éternel des fontaines sonores,

Sous de frais pavillons de cèdre et de santal,

Pare ses voluptés du luxe oriental.

Dans son divan pompeux le vent frais de l’Asie

Se glisse en agitant la verte jalousie ;

Sur le marbre poli d’un vaste corridor

Rampent, en longs anneaux, les arabesques d’or ;

L’iris, le basilic, la rose d’Idumée,

Forment de ses jardins la ceinture embaumée,

Et le frêle palmier de son large éventail

Ombrage avec amour les dômes du sérail.

Là, quittant sans témoins leurs tuniques de gaze,

Belles de nudité, les filles du Caucase,

Sous de secrets trésors promenant le miroir,

Préparent à Mourad les délices du soir ;

Et lui, sur l’ottomane où sa langueur repose,

Enivré des parfums de cinname et de rose,

A ses ongles polis imprime le carmin ;

Ou portant à sa lèvre un tube de jasmin,

Il brûle gravement la feuille opiacée

Que pour son doux seigneur cueille Laodicée.

Héros voluptueux qu’assiège un mol ennui,

Quel  œil en ce moment reconnaîtrait en lui

Ce bey des Mamelucks, fils de la Circassie,

Qui nourrit de combats sa jeunesse endurcie ?

Il languit au sérail ; mais quand ce bras puissant

Se raidit pour venger la gloire du Croissant,

Ce bras dans la bataille, armé pour le Prophète,

Comme un hochet d’enfant fait voler une tête.

Ah ! tant que ce beau jour luira sur l’horizon,

Qu’il goûte du harem le suave poison !

Le soleil de demain sera moins doux peut-être !

Qu’il soit heureux encor, ses femmes vont paraître !

Voici l’heure pudique où l’eunuque thébain,

Haletantes d’amour, les ramène du bain ;

De jeunes icoglans, nés dans la Géorgie,

Rangent autour des murs l’éclatante bougie ;

D’autres sur les divans sèment les doux coussins,

Portent les mets exquis sur de larges bassins,

Et jettent dans le vase où le tison pétille

Du sérail de Stambul l’odorante pastille.

Les femmes cependant, que le bey suit des yeux,

Marchaient sur les tapis d’un pas silencieux,

Quand au signal du maître un esclave d’Asie

Touche d’un doigt léger l’odalisque choisie ;

La captive s’arrête, et deux eunuques blancs

Jusqu’aux pieds de Mourad guident ses pas tremblans.

Pour la première fois la timide Persane

Levait, dans le sérail, son voile diaphane ;

Un vieux marchand d’Ormus, par Mourad appelé,

Ce matin l’a vendue aux eunuques d’Hellé.

Mourad a respiré son haleine amoureuse,

Plus douce qu’un parfum de l’Arabie-Heureuse ;

L’ivresse dans son cœur fermente : il va saisir

Un sein tout palpitant de honte et de plaisir…

Tout-à-coup les éclats d’une voix inconnue

Ebranlent du sérail la sonore avenue ;

L’Africain monstrueux, argus des corridors,

Répond par un cri rauque aux clameurs du dehors ;

L’impétueux Mourad, qui de rage frissonne,

S’élance au vestibule où cette voix résonne ;

Sur le seuil du palais il pose un pied hardi,

Et tressaille de joie en voyant El-Mohdi.

« Entre ! » lui dit Mourad, et sa main familière

Ouvre de son divan la salle hospitalière.

« La paix soit avec toi, dit le sombre étranger ;

Malheur à qui sommeille à l’heure du danger !

Tu règnes sur l’Egypte aujourd’hui, mais peut-être

L’Egypte dans trois jours aura changé de maître.

Les Francs ont envahi la terre des élus,

Alexandrie est prise, et Koraïm n’est plus !

La horde sacrilège, aux sables échappée,

Près des rives du Nil à cette heure est campée ;

Elle approche du Kaire, et Mourad endormi

Sur des coussins de soie attend son ennemi !

-El-Mohdi, quel langage est sorti de ta bouche !

Qu’Allah sèche à l’instant cette main qui te touche,

Que mon nom soit rayé du livre de la loi,

Si le bruit d’un combat est venu jusqu’à moi !

Que veulent ces chrétiens ? Vers mon riche domaine

Quel sultan les conduit ? quel motif les amène ?

-Ecoute, Mourad-Bey ! les chrétiens en naissant

Sucent avec le lait la haine du Croissant,

Et Dieu les a maudits ; sous les murs de leurs villes

Ils plantent des nopals et des figuiers stériles ;

Leur Nil ne sort jamais de son canal étroit,

Leur ciel est nébuleux et leur soleil est froid.

Pareils à ces oiseaux convives de l’hyène,

Qui noircissent les airs de leurs ailes d’ébène,

Ils viennent dévorer l’Egypte ; leur Sultan

Semble un grossier fellah sous son humble caftan,

Son corps frêle succombe au choc d’une bataille,

Et ton sabre debout dépasserait sa taille.

Maintenant, ô Mourad ! recueille dans ton sein

Les suprêmes avis du prophète abyssin :

Arme tes Mamelucks ; que l’Egypte assoupie

Se réveille avec eux contre une race impie !

Attends nos ennemis : Dieu te les livrera

Près des tombeaux détruits qui bordent Sakkara…

Et moi, je vais tirer le glaive de l’archange,

Le glaive zuphalgar qui punit et qui venge :

Plus de repos pour moi, je ne cueille en courant

Que le fruit du palmier, que l’onde du torrent :

Je franchis le Désert ; du pacha de Syrie

J’appelle à ton secours la milice aguerrie ;

Et les peuples de Tor, à ma voix réveillés,

Chasseront les chrétiens des bords qu’ils ont souillés.

Au sabre des élus El-Mohdi les condamne ;

Sur eux et sur leurs fils, sur leur culte profane,

Anathême ! Ils sauront que, pour leur châtiment,

Je suis sur Al-Borak tombé du firmament. »

Il dit ; et, sans attendre une vaine réponse,

Comme l’esprit des nuits dans la plaine il s’enfonce.

Mourad frémit de rage à ces derniers accens :

Les rapides éclairs de ses yeux menaçans

Etincellent dans l’ombre, et sa voix qui résonne

Trouble de l’oasis le repos monotone ;

A ces cris belliqueux, à ces accens connus,

Les Mamelucks épars accourent demi-nus ;

Ils répondent de loin, et dans la solitude

On entend leurs coursiers hennir d’inquiétude ;

Mourad, sur l’étalon que lui-même a sellé,

Donne un dernier regard au doux sérail d’Hellé ;

Et comme un léopard forcé dans son repaire,

Il bondit en hurlant sur la route du Kaire.

Cette nuit même encore, au Désert échappé,

Sur les rives du Nil Bonaparte a campé.

Un écho prolongé qui sur le fleuve roule,

Son lugubre, pareil à la voix de la houle,

Pareil au timbre sourd qui dans l’air va mourir,

Porte aux soldats français le canon d’Aboukir…

Leur ame abandonnée à d’horribles présages

Imprime la terreur sur leurs pâles visages ;

Et tous silencieux, tournés vers l’occident,

Montrent le ciel rougeâtre et l’horizon ardent.

Aux premières lueurs de l’aube, sur la rive,

Epuisé de sa course, un messager arrive ;

La sueur et le sable ont souillé ses cheveux ;

Aux humides lambeaux de ses vêtements bleus

Pendent les ancres d’or par les flammes noircies ;

Aux légions du camp autour de lui grossies,

Il s’adresse ; sa bouche exhale un faible son ;

On n’entend que ces mots : Brueys, Aboukir, Nelson !

L’effroyable récit dans sa rauque poitrine

Expire, mais l’armée en tremblant le devine :

Bientôt elle apprendra qu’en cette nuit de deuil

La France peut trouver même un sujet d’orgueil ;

On dit que ses marins, d’une voix étouffée,

Saluaient leur cocarde aux chapeaux agrafée,

Et près de s’engloutir dans les brûlantes eaux,

Clouaient les trois couleurs aux mâts de leurs vaisseaux.

Soldats, vous laverez ces désastreux vestiges !

Le sort veut vous contraindre à créer des prodiges ;

Un cercle de périls autour de vous s’étend ;

Aux plaines de Ghizé Mourad-Bey vous attend ;

Nelson vous a fermé la barrière de l’onde.

Isolés dans l’Egypte et séparés du monde,

Pour revoir la patrie il vous reste un chemin :

C’est le champ de bataille ; il s’ouvrira demain !  

 

CHANT TROISIEME.

ARGUMENT.

Les plaines du Kaire au lever de l’aurore.- Les Pyramides de Ghizé.- Arrivée de l’armée française devant les Pyramides.- Proclamation de Bonaparte.- Mourad-Bey sur les hauteurs d’Embabeh.- Dénombrement de l’armée égyptienne.- Portrait de Mourad ; son discours aux Mamelucks.- Premier choc de la cavalerie contre les carrés.- Incidens de la bataille.- Déroute des Mamelucks.- Episode de Sélim.- Fuite de Mourad-Bey dans le Désert.

 

CHANT TROISIEME.

Les Pyramides.

C’était l’heure où jadis l’aurore au feu précoce

Animait de Memnon l’harmonieux colosse ;

Elle se lève encor sur les champs de Memphis,

Mais la voix est éteinte aux lèvres de son fils ;

Les siècles l’ont vaincu : l’œil reconnaît à peine

Le géant de granit, étendu sur l’arène ;

Il semble un de ces rocs que, de sa forte main,

La nature a taillés en simulacre humain !

L’Arabe en ce moment, le front dans la poussière,

Saluait l’Orient, berceau de la lumière ;

Elle dorait déjà les vieux temples d’Isis,

Et les palmiers lointains des fraîches oasis ;

Une blanche vapeur, lentement exhalée,

Traçait le cours du Nil dans sa longue vallée.

Le brouillard fuit ; alors apparaissent aux yeux

Ces monts où Pharaon dort avec ses aïeux ;

Sur l’océan de sable, archipel funéraire,

Ils gardent dans leurs flancs un poudreux reliquaire,

Et, cercueils immortels de ce peuple géant,

Elèvent jusqu’aux cieux la pompe du néant !

Cependant le tambour, au roulement sonore,

Annonce que l’armée arrive avec l’aurore :

A l’aspect imprévu des merveilleux débris,

Un saint recueillement pénétra les esprits ;

Et nos fiers bataillons, par des cris unanimes,

Des tombeaux de Chéops saluèrent les cimes.

Inspiré par ces lieux, le chef parle, et ces mots

Dans l’armée attentive ont trouvé mille échos :

« Soldats, l’heures est venue où votre forte épée

Doit briser de Mourad la puissance usurpée :

Des tyrans mamelucks le dernier jour a lui !

Dans le feu du combat songeons tous aujourd’hui

Que sue ces monumens si vieux de renommée,

Trente siècles debout contemplent notre armée ! »

Il a dit ; aux longs cris qui résonnent dans l’air

Se mêle un bruit d’airain froissé contre le fer ;

Et ce fracas guerrier, perçant la plaine immense,

Révèle à Mourad-Bey les soldats de la France.

Le chef des Mamelucks, de leur approche instruit,

Sur les dunes de sable a campé cette nuit ;

Embabeh voit briller sur la cime des tentes

L’étendard du Prophète aux crinières flottantes ;

Et ce camp populeux, sur les hauteurs tracé,

Semble un vaste croissant de canons hérissé.

Là veillent les spahis, les fougueux janissaires,

Des peuples d’Occident éternels adversaires ;

Dix mille Mamelucks, au vol précipité,

Du Désert sablonneux couvrent la nudité ;

D’autres du Nil voisin ont bordé le rivage :

Ils refoulent à gauche une horde sauvage

De Grecs, d’Arméniens, de Cophtes demi-nus,

D’Africains arrivés de pays inconnus,

De paisibles fellahs, tourbe indisciplinée,

Par la peur du bâton au péril condamnée ;

D’Arabes vagabonds que l’espoir du butin

Autour des Mamekucks rallia ce matin :

Ces nomades soldats pressent leurs rangs timides

Des tentes de Mourad au pied des Pyramides.

Bonaparte s’avance, et son regard si prompt

De la ligne ennemie a mesuré le front ;

Son génie a jugé le combat qui s’apprête,

Un plan vainqueur jaillit tout armé de sa tête :

D’agiles messagers, sous les canons tonnans,

Portent l’ordre du chef à tous ses lieutenans,

Et bientôt à leur voix l’obéissante armée

En six carrés égaux dans la plaine est formée.

D’épouvantables cris ont troublé le Désert :

De l’enceinte du camp sous leurs pas entr’ouvert,

Des hauteurs d’Embabeh peuplé de janissaires,

Accourent au galop Mourad et ses vingt frères.

Déjà le Bey superbe a parcouru trois fois

Les rangs des Mamelucks alignés à sa voix :

Qu’il est brillant d’orgueil ! Jamais fils du Prophète

N’avait paru plus beau sous son habit de fête ;

Une aigrette mobile, aux rubis ondoyans,

Orne son turban vert respecté des Croyans ;

Sur sa mâle poitrine, où le croissant éclate,

Pendent les boutons d’or de sa veste écarlate ;

Un large cachemire, en ceinture roulé,

Supporte un yatagan au fourreau ciselé ;

Sa main brandit un sabre, et sur sa haute selle

D’un double pistolet la poignée étincelle.

Les chefs suivent ses pas ; l’éclatant cavalier,

D’un geste impérieux à sa main familier,

A fait taire la foule en long cercle épaissie ;

Mourad s’est écrié : « Fils de la Circassie,

De la loi du Prophète invincibles soutiens,

Les voilà devant vous, ces odieux chrétiens.

Etrangers sans abris, comme une écume immonde

La mer les a jetés sur l’Egypte féconde ;

Rebut de leur pays, en ce climat lointain

Ils viennent se gorger d’amour et de butin.

Déjà maîtres du Nil, dans leurs folles pensées,

Ils pillent nos moissons sur la rive entassées,

Soumettent vos coursiers à leurs indignes mors,

De nos chastes sérails profanent les trésors,

Et, blasphémant de Dieu la puissance invoquée,

Frappent son peuple saint dans la grande mosquée.

Eh ! quels bras impuissants pour d’aussi grands desseins !

Voyez ces cavaliers, ces pâles fantassins,

Qui, vaincus par la marche et déjà hors d’haleine,

Fondent sous un soleil qui nous échauffe à peine ;

Et ces chevaux chrétiens, fils de pères sans noms,

Tout palpitans de crainte au seul bruit du canon !

Que béni soit Allah ! sa colère allumée

Au sabre de ses fils condamne cette armée ;

Sa main droite a jeté ces indignes rivaux

Comme la paille sèche aux pieds de nos chevaux ;

Obéissons à Dieu ! Ce soir, ivre de fêtes,

Le Kaire illuminé contemplera leurs têtes ;

Et l’insolente Europe apprendra par nos coups

Que l’Egypte est esclave et n’obéit qu’à nous.

Marchons, gloire aux Croyans et mort aux Infidèles ! »

Comme le vent de feu dont les immenses ailes,

Du mobile Désert tourmentant les vallons,

Précipitent l’arène en larges mamelons,

Ainsi des Musulmans l’impétueuse masse

Du Nil aux rangs chrétiens a dévoré l’espace.

On dit qu’au premier choc de ces fiers circoncis

Les vieux républicains pâlirent indécis !

Jamais dans l’Italie, aux glorieuses rives,

Ni les Germains couverts de cuirasses massives,

Ni des légers Hongrois les poudreux tourbillons,

N’avaient d’un pareil choc heurté nos bataillons.

La profonde colonne un instant ébranlée

Vit le fer de Mourad luire dans la mêlée ;

Mais à la voix des chefs déjà les vétérans

Sur la ligne rompue ont rétabli les rangs.

Ainsi, dans ces marais où les hardis Bataves

A l’Océan conquis imposent des entraves,

Quand la vague un moment, par de puissans efforts,

De son premier domaine a ressaisi les bords,

L’homme accourt, et bientôt une digue nouvelle

Montre aux flots repoussés sa barrière éternelle.

Dites quel fut le chef qui, sur ses régimens,

Vit luire le premier les sabres ottomans ?

Toi, vertueux Desaix ! Au point d’être entamée,

Déjà ton dévoûment nous sauvait une armée.

Dans les carrés voisins, le soldat raffermi

Du même front que toi regarde l’ennemi ;

Il revient plus terrible, et, dans la plaine immense,

Sur six points isolés le combat recommence.

Déjà les Mamelucks, lancés de toutes parts,

Assiègent des chrétiens les mobiles remparts ;

Tantôt, pressant le vol du coursier qui le porte,

Mourad devant les rangs passe avec son escorte,

Et le geste insolent du hardi cavalier

Provoque le plus brave en combat singulier ;

Tantôt sa voix, pareille à l’ouragan qui tonne,

De tous les Mamelucks formant une colonne,

Sous la ligne de feu les pousse en bonds égaux,

Et cet amas confus d’hommes et de chevaux

Résonne sur le fer des carrés intrépides

Comme un bloc de granit tombé des pyramides ;

Partout la baïonnette et les longs feux roulans

Des fougueux Mamelucks arrêtent les élans ;

Et, telle qu’un géant sous la cotte de maille,

L’armée offre partout sa puissante muraille.

Gloire à Napoléon !

On dirait que son bras

Par des chaînes de fer a lié ses soldats,

Et que son art magique, en ces plaines mouvantes,

A bâti sur le roc six redoutes vivantes.

Français et Mamelucks, tous ont les yeux sur lui ;

Au centre du combat qu’il est grand aujourd’hui !

Sur son cheval de guerre il commande, et sa tête,

Sublime de repos, domine la tempête :

Mourad l’a reconnu. « Bey des Francs, lui dit-il,

Sors de tes murs de fer, viens sur les bords du Nil ;

Et là, seuls, sans témoins, que notre cimeterre

Dans un combat à mort dispute cette terre ! »

A ces cris de Mourad, vingt braves réunis

Frémissent de laisser tant d’affronts impunis ;

A leur tête Junot, Lannes, Berthier ? La Salle,

Du centre aux ennemis vont franchir l’intervalle ;

En même temps, au flanc des bataillons froissés,

Six mille Mamelucks tombent à flots pressés ;

C’est l’heure décisive : un signal militaire

Tonne, et, comme l’Etna déchirant son cratère,

L’angle s’ouvre, et, soudain, sur les rangs opposés,

Les canons ont vomi leurs arsenaux brisés ;

Les grêlons, échappés à leur bouche qui gronde,

Volent avec le feu dans la masse profonde,

Et sous les pieds sanglans des six mille chevaux

La mitraille a passé comme une immense faux.

Jour de mort et de deuil, où l’Egypte étonnée

Vit de ses Mamelucks l’élite moissonnée !

 A ses plus braves chefs Mourad a survécu :

Quel œil reconnaîtrait le superbe vaincu ?

Sous la poudre et le sang qui sillonnent sa face,

On voit briller encore une farouche audace ;

Haletant de fatigue, il ne tient qu’à demi

Le tronçon d’un damas brisé sur l’ennemi,

Et quitte en soupirant ces plaines funéraires

Qu’inonda sous ses yeux le sang de ses vingt frères.

De ces héros tombés pour l’honneur du Croissant,

Un seul restait debout : guerrier adolescent,

Jamais, jusqu’à ce jour, son audace contrainte,

Du Kaire paternel n’avait franchi l’enceinte ;

Du fond de ses jardins, verdoyante prison,

Il contemplait le Nil fuyant à l’horizon,

Ou près d’une ottomane appelant ses captives,

Il enivrait ses yeux de leurs danses lascives.

Allah lui réservait un plus noble destin !

Les femmes du sérail ont pleuré ce matin :

Elles ont vu Sélim, sur son cheval de guerre,

Brandir, en souriant, un large cimeterre,

Et voler pour rejoindre, aux heures du péril,

Ses vingt frères campés sur les rives du Nil ;

Ses vingt frères ! Hélas ! la voix de leur prophète

Les avait conviés à leur dernière fête !

En vain le peuple en deuil, à la chute du jour,

Sous les portes du Kaire attendra leur retour ;

Ils ont vécu ! Sélim compte, d’un œil farouche,

Leurs cadavres tombés sur la sanglante couche,

Et qui, la veille encor de ce jour éternel,

Déposaient sur son front un baiser fraternel.

« Dieu le veut ! » a-t-il dit, et son âme oppressée

D’un désespoir sublime a conçu la pensée :

Du milieu des fuyards, il appelle à grands cris

Quarante Mamelucks, formidables débris,

Qui sur les rangs français, dans les charges fatales,

Avaient poussé vingt fois leurs agiles cavales :

« Amis ! dit-il, tirez vos sabres flamboyans,

Allons mourir ; que Dieu soit en aide aux Croyans ! »

A ces mots, entraînant cet escadron d’élite,

Vers le front de Desaix Sélim le précipite,

Et, le premier de tous, sur le rempart d’acier,

Fait voler par élans son rapide coursier :

Tel un obus, vomi par le bronze qui tonne,

Laboure dans ses bonds l’immense polygone.

Tous arrivent de front ; devant les fantassins

Ils fixent brusquement leurs coursiers abyssins ;

Le mors impérieux qui les pousse en arrière

Les force à se cabrer sur la triple barrière,

Et dans le bataillon ébranlé sous leur poids

Les quarante chevaux retombent à la fois.

Impuissant désespoir ! la ligne de l’armée,

Comme un ressort pliant, sur eux s’est refermée,

Et ce carré de fer, qu’ils viennent d’entrouvrir,

Est l’arène fatale où tous doivent mourir.

On dit que pour venger leur défaite impunie,

Ces guerriers, signalant leur farouche agonie,

Sanglans, percés de coups, sous les chevaux foulés,

Ressuscitaient encor leurs tronçons mutilés ;

Au festin de la mort, effroyables convives,

Ils mordaient nos canons de leurs dents convulsives,

Et rampant sur le sable, un poignard à la main,

Jusqu’aux pieds de Desaix se frayaient un chemin.

Enfin l’ange de mort les touche de son aile ;

Leurs yeux, déjà pressés par la nuit éternelle,

Cherchent en vain Sélim ; ils l’appellent : leurs voix

Murmurent au Désert pour la dernière fois,

Et ces nobles amis, victimes volontaires,

Meurent en embrassant leurs coursiers militaires.

Ah ! si les Mamelucks, tant de fois repoussés,

Ramenant au combat leurs restes dispersés,

Du généreux Sélim avaient suivi la trace,

La victoire aurait pu couronner tant d’audace,

Et sous le joug de fer de ses beys absolus

Le Kaire aurait langui peut-être un jour de plus !

Tout a fui : des vaincus l’ondoyante mêlée

Couvre du vieux Memphis la plaine désolée,

Et la pâle Epouvante, au conseil incertain,

Leur indique, en tout sens, un refuge lointain.

Des timides fellahs les bandes vagabondes

Gagnent du Mokattan les carrières profondes ;

D’autres, du large fleuve entr’ouvrant les roseaux,

Abandonnent leur vie au courant de ses eaux.

Infortunés ! en vain, refoulés sur ses rives,

Ils embrassent du Nil les ondes fugitives :

Du rivage envahi, de longs feux soutenus

Atteignent, sous les flots, les nageurs demi-nus.

Quand la nuit s’effaça, la diligente aurore

Vit du sang des vaincus le fleuve rouge encore ;

Sur le Nil limoneux on vit flotter long-temps

Les turbans déroulés, les splendides caftans,

Les pelisses dont l’or dessine les coutures,

Les housses des chevaux, les soyeuses ceintures ;

Et ces flottans débris, que la vague apporta,

Contèrent la bataille aux peuples du Delta.

Ainsi le fier Mourad, dans sa fuite hâtée,

Abandonne aux chrétiens la plaine ensanglantée ;

Il s’arrête parfois : ses regards incertains

Cherchent à l’horizon les pavillons lointains,

Et le mont sablonneux où, debout dès l’aurore,

Sa tente était si belle au pied du sycomore :

Peut-être, en ce moment, dans le sérail d’Hellé,

Le secret de sa couche est déjà révélé,

Et dans son propre lit ses femmes demi-nues

Subissent sans effroi des lèvres inconnues !

Déchirant souvenir ! Tandis que sur ses pas

Hurlent les Mamelucks échappés au trépas,

Lui, soumis sans murmure aux décrets du Prophète,

Marche comme courbé du poids de sa défaite ;

Et bientôt le Désert offre à ces grands débris

Son océan de sable et ses vastes abris.

Pour harceler Mourad, que sauve la fortune,

Junot va s’élancer sur la brûlante dune ;

Mais la voix du tambour proclame le repos :

Alors un grenadier, vieilli sous les drapeaux,

Saisit un étendard qu’a déchiré la balle,

Et gravit de Chéops la tombe colossale ;

Par les gradins détruits et de sable couverts,

Par les angles brisés, il monte dans les airs ;

Et d’un sublime effort, tout palpitant encore,

Plante sur le sommet le drapeau tricolore.

Soudain, du camp français un long frémissement

Salua par trois fois l’antique monument.

Vous eussiez dit qu’alors tous les rois Ptolémée

Sortaient de leurs cercueils pour voir la Grande-Armée,

Que les morts, dépouillant un suaire en lambeaux,

Quittaient Nécropolis, la ville des tombeaux,

Et, gravement posés sur des assises noires,

Dans la langue d’Isis célébraient nos victoires :

Tout de la vieille Egypte annonçait le réveil ;

Le ciel était d’azur, l’air calme, et le soleil

Semblait, en s’abîmant dans les gouffres humides,

Sourire à l’étendard qui flotte aux Pyramides.

CHANT QUATRIEME.

ARGUMENT.

Une nuit au Désert.- Bivouac de l’armée. – Scènes militaires. – Rondes.- Description des monumens égyptiens. – Allocution du Général à l’armée. – Entrée au Kaire. –Dénombrement des différents corps. – L’Institut français. – Fête républicaine. – Cantique oriental. – Repas turc. –Fête du Nil. – L’armée se dispose à quitter le Kaire. – Expédition de Syrie.

CHANT QUATRIEME.

Le Kaire.

Mais le rideau des nuits, lentement déroulé,

Confond avec le sol l’horizon reculé ;

Le bruit de la bataille expire, et dans la plaine

Le silence pensif a repris son domaine.

Alors les sons confus d’un étrange concert

S’élèvent lentement ; l’immobile Désert

Ecoute, comme un homme en sa vague insomnie,

Des cascades du Nil la lointaine harmonie ;

Dans ses cris éternels, le nocturne grillon

Demande au sol brûlant un humide sillon ;

Et, transfuge des eaux, sur le sable infertile

Se traîne en mugissant l’immense crocodile.

A ces bruits solennels pour la première fois

Des hommes inconnus mêlent leur grande voix ;

Sur la ligne du camp le cri d’éveil résonne,

Et va s’éteindre au loin comme un bruit monotone

Que sous un long portique, au milieu de la nuit,

L’écho redit plus faible à l’écho qui le suit.

Aux rougeâtres lueurs dont la plaine est semée,

Comme une masse informe on distingue l’armée,

Et les soldats errans dans les groupes confus :

Assis sur les tambours, couchés sur les affûts,

Les vétérans conteurs, accoutumés aux veilles,

De leurs premiers travaux redisent les merveilles,

Alors qu’au Mont-Cénis, d’un geste de sa main,

Le jeune Bonaparte imposait un chemin,

Et que, du haut des monts, l’armée enorgueillie

Contemplait sous ses pieds l’éclatante Italie.

Ils passent tour à tour, dans leur rapide élan,

De Crémone à Lodi, de Mantoue à Milan,

Et répètent sans fin cette magique histoire

Où chaque nom de ville est un nom de victoire.

Cependant, autour d’eux leurs compagnons assis

Des Homères du camp écoutent les récits ;

Et l’étrange bivouac que la nuit enveloppe,

Dans un cadre d’Asie offre un tableau d’Europe.

Les pieds heurtent souvent les sabres africains,

Les turbans dont les plis recèlent des sequins ;

Des étalons sans maître, errant à l’aventure,

Passent en hennissant parmi la foule obscure ;

Vers le fond de la scène, acteurs silencieux,

Des Mamelucks captifs on voit luire les yeux,

Et sur les rangs pressés des groupes circulaires

S’alonge pesamment le cou des dromadaires.

Tandis que nos guerriers, par de grands souvenirs,

D’une nuit de triomphe occupent les loisirs,

D’autres par pelotons, dans leur ronde assidue,

Explorent du Désert la muette étendue,

En visitent sans bruit les postes reculés,

Sous de vieux monumens dans la plaine isolés.

Le qui-vive perçant des rauques sentinelles

Résonne dans le creux des tombes éternelles ;

Près du mont de Chéops, un garde aventureux

Surgit comme un point noir de ces rocs ténébreux,

Où le Désert lui montre à sa blanche surface

Du sphinx monumental la gigantesque face ;

Et d’autres, pour veiller aux dangers de la nuit,

Errent sous les arceaux d’un vieux temple détruit ;

De loin on croirait voir des ombres fantastiques

Célébrer sans témoins ces mystères antiques

Où les prêtres d’Isis, éteignant les flambeaux,

Initiaient le peuple aux secrets des tombeaux.

Hélas ! des étrangers dans ces murs solitaires

Ont assis sans respect leurs postes militaires.

Le vénérable écho du fond des souterrains

Répète avec effroi de profanes refrains,

Comme aux jours solennels où l’Egypte soumise

Ouvrit ses monumens aux soldats de Cambyse.

Déjà les grenadiers, dans leur marche indécis,

Fouillent les corridors par les torches noircis :

Ils admirent long-temps, sur les frises tombées,

Le vif azur qui teint l’aile des scarabées,

Les feuilles de lotus, les farouches Typhons,

Les granits constellés qui parent les plafonds ;

Les murs où vainement de muets caractères

D’un magique alphabet conservent les mystères ;

Les têtes d’Anubis aux longs bandeaux plissés ;

Les pylônes massifs, en talus abaissés,

Qui depuis trois mille ans sur leurs faces jumelles

Gardent les dieux sans nom aux pendantes mamelles ;

Le piédestal sonore où mugissait Apis ;

Et les sphinx merveilleux, gravement accroupis,

Qui semblent sur le seuil de la longue avenue

Proposer au passant une énigme inconnue.

Cependant l’heure fuit : le clairon matinal

Sous les palmiers d’Hellé donne un premier signal,

Et des Français joyeux la grande caravane

S’éveille dans la plaine aux sons de la diane.

Bonaparte à cheval, de ses chefs escorté,

Des jardins de Mourad vers le camp s’est porté ;

Il parle, et les soldats, qu’enivre sa présence,

Pour entendre sa voix se pressent en silence.

« Compagnons, hier encore un superbe ennemi

Campait sur le sol même où vous avez dormi.

Le Nil respire enfin libre de ses despotes ;

Vainqueurs des Mamelucks, à nos compatriotes

Nous montrerons un jour, d’un bras cicatrisé,

Les étendards conquis aux plaines de Ghizé.

Je suis content de vous ; ma voix reconnaissante

Vous félicite au nom de la patrie absente !

Un repos mérité vous attend aujourd’hui ;

Le Kaire sans défense, invoquant votre appui,

Vous ouvre avec transport son enceinte sacrée.

Respectez une ville à votre foi livrée ;

Que l’Egypte soumise, au milieu de vos rangs,

Trouve des protecteurs et non de conquérans ;

Songez que d’autres lois gouvernent ces rivages.

Gardez-vous de troubler leurs mœurs et leurs usages

Détournez vos regards de leurs sérails jaloux

Accoutumez le peuple à prier devant vous ;

Et puisque l’Italie, à vos armes soumise,

Nous a vus respecter Jésus-Christ et Moïse,

Honorons Mahomet dans ces lointains climats ;

Saluez leurs Imans, leurs Cheiks, leurs Ulémas.

Songez que les Romains, guerriers et politiques,

Laissaient aux nations leurs coutumes antiques,

Et tolérant partout des préjugés pieux,

Aux dieux du Capitole associaient leurs dieux. »

Il a dit, et sa main a désigné le Kaire :

Les chefs vont répétant le signal militaire.

Soudain comme un serpent, dans la nuit engourdi,

Glisse sur ses anneaux aux rayons du midi,

Tout le camp, rassemblé de colonne en colonne,

Sur la route du Kaire en ordre s’échelonne.

Ainsi marche l’armée, et ses premiers drapeaux

De la porte du Nil effleurent les arceaux ;

Tout le peuple du Kaire a devancé l’aurore ;

Il n’a pas attendu que sur la tour sonore

Les aveugles Musseins aient annoncé le jour ;

Sur le dôme d’Hassan à l’immense contour,

Sur les hauts minarets élancés dans l’espace,

Sur les toits des maisons aplanis en terrasse,

Sur les frêles balcons d’où s’échappent des fleurs,

Trois cent mille turbans aux brillantes couleurs,

Sous l’azur d’un beau ciel mosaïque animée,

De leur aspect magique éblouissent l’armée ;

Elle entre : des tambours les roulements lointains,

Les pavillons de l’Inde aux grelots argentins,

La trombone, le cor, l’éclatante cymbale,

Règlent des bataillons la marche triomphale.

Les Musulmans ravis contemplent sans effroi

Ces soldats d’Occident, enfans d’une autre loi ;

Ils passent tour à tour, et la foule attentive

Compte leurs rangs pressés sous la porte massive.

Ombragés de crins noirs qui parent leurs cimiers,

Les dragons imposans se montrent les premiers ;

Plus loin, on voit passer en épaisse colonne

Les rapides chasseurs dont le sabre résonne,

Les hussards diaprés de brandebourgs d’argent,

Et ces fiers artilleurs qui d’un vol diligent,

La veille encor, fixant le sort de la bataille,

Sur les rangs mamelucks promenaient la mitraille.

Les poudreux fantassins suivent les cavaliers :

Ils marchent l’arme au bras à pas plus réguliers ;

De sa triple couleur le saint drapeau d’Arcole

Arrondit sur leurs fronts l’éclatante auréole,

Et les républicains montrent, enorgueillis,

Leurs uniformes bleus que la guerre a vieillis.

Mais l’innombrable foule, aux portes rassemblée,

Frappe les airs émus de sa voix redoublée :

« Le voilà ! le voilà ! c’est l’envoyé de Dieu !

C’est le sultan Kébir ! c’est le maître du feu ! »

Bonaparte paraît ; levant leur noble tête,

Ses chefs autour de lui contemplent leur conquête ;

Etonnés de leur gloire, ils admirent long-temps

La ville orientale aux dômes éclatans,

Et lui seul, entre tous, regarde sans surprise

Le spectacle prévu d’une ville conquise.

Parfois prêtant l’oreille au groupe qui le suit,

D’un savant entretien il recueille le fruit.

L’œil reconnaît d’abord à leur grave attitude

Les sages de l’armée inclinés par l’étude,

Soldats inoffensifs qu’un instinct courageux

A poussés de la France au Désert orageux,

Et qui, tels qu’Archimède, au sein de la mêlée

Gardent leur esprit calme et leur ame isolée.

L’histoire à nos neveux redira votre nom,

Monge, Fourrier, Dupuis, Geoffroy, Conté, Denon,

De l’Institut français touchante colonie !

Vous qui du jeune chef secondiez le génie,

Et liant les beaux-arts en lumineux faisceau,

Rameniez la science à son premier berceau ;

D’un chef aventureux cortège pacifique !

On eût cru voir encor sur cette terre antique

Ces doctes voyageurs, modestes conquérans,

Qu’Alexandre attachait à ses destins errans,

Quand ce jeune héros, sur des sables stériles,

Semait des monumens et bâtissait des villes.

Cependant les soldats, avides de repos,

D’un pas précipité défilent, et leurs flots

Des quartiers populeux perçant le labyrinthe,

Inondent d’Esbékié la circulaire enceinte.

Le soir, quand les Musseins, dans leurs versets bruyans,

A la prière sainte appelaient les  Croyans,

Les drapeaux francs, mêlés aux drapeaux du Prophète,

De la haute mosquée ombragèrent le faîte,

Et de la liberté le glorieux ruban

Des esclaves du Nil ennoblit le turban.

Douze fois le soleil avait lui sur le Kaire,

Depuis que dans ses murs la France tutélaire,

De l’antique Divan rétablissant les droits,

Associait l’Egypte au bienfait de nos lois.

C’est le jour de l’année où, de ses eaux captives,

Le Nil impatient presse les hautes rives,

Et de la forte écluse ébranlant les ressorts,

Promet aux champs brûlés ses limoneux trésors.

L’armée, au même jour, sur la rive africaine,

S’apprête à célébrer l’ère républicaine ;

Elle veut resserrer dans un jour solennel

Des deux peuples unis le pacte fraternel.

Le jour luit : du canon le signal militaire

Annonce aux Musulmans le double anniversaire.

Aux yeux de tout un peuple à longs flots accouru,

Sorti de son palais, le héros a  paru :

Les Agas, les Chérifs au visage sévère,

Les vieillards du Divan que le peuple révère,

Le Cadi pacifique et les graves Imans,

Le Muphti revêtu de pieux ornemens,

Les Cheiks et les Emirs aux têtes inclinées,

Escortent lentement l’homme des destinées,

Et des chefs de l’armée avec pompe suivis,

De la grande mosquée inondent le parvis.

Ils sont entrés : alors, sous la coupole antique,

Le Muphti vénérable entonne ce cantique :

Gloire à Kébir, sultan du feu !

Que Mourad pleure sa défaite !

Réunis dans le même lieu,

Célébrons tous la même fête ;

Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu,

Et Mahomet est son prophète !

Allah ne garde point un éternel courroux :

Sur l’esclave et le pauvre il jette un œil plus doux,

Quand sa puissance est invoquée ;

Son souffle a dissipé nos ennemis puissans ;

Que béni soit son nom ! Qu’un nuage d’encens

Parfume la grande mosquée !

Le Mameluck a dit : «  Ce palais est à moi ;

Protégé par mon sabre, appuyé sur ma loi,

J’insulte aux nations rivales ;

Dieu lui-même a créé ces lieux pour mon pouvoir ;

L’Egypte est mon jardin, le Nil est l’abreuvoir

Qui désaltère mes cavales.

Il triomphait encore au matin, et le soir

Sous ses pavillons d’or, Kébir ! tu vins t’asseoir,

Aussi grand que les Pyramides.

Ton archange saisit le glaive à deux tranchans,

Et dans le grand Désert il chassa les méchans

Comme des gazelles timides.

Gloire à Kébir, sultan du feu !

Que Mourad pleure sa défaite !

Réunis dans le même lieu,

Célébrons tous la même fête ;

Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu,

Et Mahomet est son prophète .

Ainsi chantait la voix ; l’hymne mahométan

Volait du saint parvis au pied du Mokattan ;

Mais le héros français, conquérant politique,

Contemple froidement la foule fanatique

Qui, mêlée aux soldats sous les portiques saints,

Sert d’instrument aveugle à de vastes desseins.

Il sort de la mosquée, et le dévot cortège

Le suit à son palais que tout un peuple assiège.

Là les chefs du Divan, les Agas, les Cadis,

Autour des chefs français en long cercle arrondis,

Admirent d’un festin la pompe orientale ;

Devant chaque convive avec ordre on étale

Les salubres boissons que permet le Koran ;

Puis l’onctueux pilau coloré de safran,

Le cédrat savoureux, la grappe parfumée

Que jaunit le soleil sur les ceps d’Idumée,

Le doux fruit du palmier tiède du sol natal,

Et le moelleux sorbet qui ternit le cristal ;

Et pendant que les Turcs, suivant l’antique usage,

Inondent de parfums leur barbe et leur visage,

Que le café brûlant par l’esclave apporté

Sur le front du convive épanche la gaîté,

Les Almés, de l’Egypte agiles bayadères,

Aux longs cheveux flottans, aux tuniques légères,

Secouant les grelots des mauresques tambours,

De leurs corps gracieux dessinent les contours.

Leur amoureuse voix, féconde en poésie,

Chante la volupté sous le soleil d’Asie ;

Leur souffle plus hâté, leurs membres frémissans,

Expriment sans pudeur le délire des sens,

Jusqu’au moment suprême où leur molle attitude

Annonce du plaisir la douce lassitude.

Le schall obéissant, dans leurs bras soutenu,

Serre leur taille souple ou presse leur sein nu ;

La flamme est sur leur teint, leur regard étincelle,

Une tiède sueur sur la gaze ruisselle,

Et de leur corps lascif, par la danse excité,

S’exhalent des parfums empreints de volupté.

Au milieu des festins ainsi l’heure s’écoule.

Cependant au dehors une innombrable foule

Demandait à grands cris le moment fortuné

Où doit fuir de son lit le Nil emprisonné ;

Bonaparte préside à la fête nouvelle :

Il paraît au Khalig où le peuple l’appelle,

Sur la rive où, roulant ses mugissantes eaux,

Le grand fleuve ébranlait la digue des canaux.

Jamais le Nil, depuis le vieil âge du monde,

N’avait paru plus beau sur ces bords qu’il inonde ;

Et le peuple disait : «  Gloire au fils d’Occident,

Qui donne à notre Egypte un Nil plus abondant ! »

Il disait ; le héros, debout sur la colonne

Qui marque la chaussée où la vague bouillonne,

Faisant tomber l’écluse au signal de sa main,

A l’onde limoneuse ouvre un large chemin.

Tout-à-coup débordé sur la brillante arène,

Le fleuve impatient envahit son domaine,

De la terre altérée il pénètre le sein,

Pousse un vaste océan dans l’immense bassin,

Et du vieil aqueduc franchissant les arcades,

Des monuments lointains baigne les colonnades ;

On dirait que le Nil va porter son limon

Du tombeau de Chéops jusqu’aux sables d’Ammon…

A l’instant une barque au drapeau tricolore

Fend l’océan nouveau que l’homme fait éclore ;

Et le sage Oualy, les bras levés aux cieux,

Sillonne le premier ces flots victorieux.

Tout un peuple, porté sur de longues nacelles,

Salue avec respect les ondes paternelles ;

Tous fiers de parcourir ces fertiles chemins,

Lavent des saintes eaux leur visage et leurs mains ;

Les femmes, dans l’espoir de devenir fécondes,

De leurs pieux tributs enrichissent les ondes,

Et les tissus de lin, les tresses de cheveux,

Sur l’écume du Nil volent avec leurs vœux.

Mais l’ombre, qui du jour éteint le crépuscule,

A noirci du Désert le dernier monticule ;

Le Kaire va dormir sous ses voiles obscurs ;

La foule a repeuplé l’enceinte de ses murs,

Et livrant son destin aux soldats de la France,

D’une éternelle paix entretient l’espérance.

Hélas ! cette nuit même, aux heures du sommeil,

Les généraux français réunis en conseil,

Au bruit d’une nouvelle en secret annoncée,

D’un plan mystérieux ont conçu la pensée.

On a dit que Mourad, chaque jour raffermi,

A caché son désastre au sein d’un peuple ami,

Et  que pour réparer sa défaite éclatante,

Ralliant les tribus qui vivent sous la tente,

Il vient reconquérir, aidé de ces soutiens,

Son palais de Boulak où campent les chrétiens ;

On a dit que Nelson va prêter son armée

Au féroce pacha qui règne en Idumée ;

Que du sultan Sélim les farouches spahis

Sont entrés dans Alep et dans Ptolémaïs,

Et que la triple armée avance à pas rapides

Pour venger en un jour l’affront des Pyramides.

Le temps presse, et demain le vigilant tambour

Réveillera l’armée aux premiers feux du jour ;

Les uns s’avanceront vers cet isthme sauvage

Qui voit luire deux mers sur son double rivage ;

Desaix, sur Mourad-Bey dirigeant son essor,

Remontera le Nil jusqu’aux champs de Luxor ;

D’autres, loin de Memphis, leur nouvelle patrie,

Vont porter leurs drapeaux à travers la Syrie ;

Bonaparte, pour eux, dans le Désert mouvant,

Rouvrira des chemins effacés par le vent.

Aux Bédouins étonnés, sous leurs tentes nomades,

Bientôt apparaîtront ces nouvelles croisades ;

Et le pêcheur, debout sur les rochers de Tyr,

Entendra vers Joppé le canon retentir. 

CHANT CINQUIEME.

ARGUMENT.

Départ de l’armée de Syrie. – Le grand Désert. – La soif. –La citerne. – Le mirage. –Abattement des soldats. – Paroles de Bonaparte. – Le Simoun. – Arrivée en Syrie. –Desaix dans la Haute-Egypte. – Monuments conquis.- Le zodiaque de Denderah ( Tentyris).

CHANT CINQUIEME.

 

Le Désert.

L’élite de l’armée en cinq corps se partage ;

Tous ont brigué l’honneur d’un périlleux voyage ;

Mais le chef a choisi, pour les plus grands travaux,

Ces vétérans de fer, ces hommes sans rivaux,

Qui, joyeux et légers sous le poids de l’armure,

Souffrent avec courage et tombent sans murmure.

A leur tête ont paru Lannes, Bon et Reynier ;

Kléber, d’Alexandrie arrivé le dernier,

Oubliant par devoir sa blessure récente,

Ferme des fantassins la colonne puissante :

Puis s’avancent au pas Murat et ses dragons,

Les bruyans artilleurs, aux sonores fourgons ;

Et des vivres du camp sobres dépositaires,

Sur un sable connu marchent les dromadaires.

Quelque temps nos soldats adressent leurs regrets

Aux couples du Kaire, aux lointains minarets ;

Mais bientôt à leurs yeux, dans l’horizon immense,

La ville disparaît, et le Désert commence.

Solitude infertile, où l’homme est seul debout !

Cercle démesuré, dont le centre est partout !

Là point de frais vallons où l’onde des collines

D’un portique détruit caresse les ruines ;

Point de ces verts abris où, sous un ciel d’airain,

Au murmure des eaux s’endort le pèlerin :

Du néant taciturne effroyable domaine !

L’œil distingue parfois, isolé dans la plaine,

Un palmier dont le sable étreint les derniers nœuds ;

Des buissons de nopals, aux rameaux épineux,

Et les blocs qui, debout sur ces blanches savanes,

Immobiles signaux, guident les caravanes.

Souvent on voit passer, sur l’horizon uni,

Une autruche pesante, au long cou dégarni,

Qui, mêlée aux troupeaux des agiles gazelles,

S’éloigne en fatiguant ses impuissantes ailes ;

On croirait voir de loin, sur le sol découvert,

Un Arabe à cheval qui fuit dans le Désert.

Et les soldats, rêveurs dans ces lieux solitaires,

Oubliaient la gaîté des marches militaires.

Qu’est devenu ce temps où sur de frais sillons,

De l’Adige au Tésin, leurs joyeux bataillons,

Mêlant l’hymne de guerre aux airs de la folie,

Traversaient en chantant la riante Italie,

Beau jardin, tout paré d’éclatantes couleurs,

Où les champs de bataille étaient des champs de fleurs ?

Ainsi pense la foule, et pourtant résignée,

Elle suit du Désert la route désignée ;

Et les jeunes soldats cherchent aux premiers rangs

Leur jeune chef, à pied, parmi les vétérans ;

Il marche le premier : son plumet tricolore

Brille aux yeux des soldats comme ce météore

Qui, dans ces vieux déserts, sous un ciel ténébreux,

Vers les vallons promis entraînait les Hébreux.

Ainsi les bataillons sur une plaine nue

Poursuivaient lentement leur marche continue ;

Et déjà les soldats, sous un ciel ennemi,

Dans leur lit sablonneux douze fois ont dormi.

Mais bientôt la Disette, effroyable fantôme,

Fléau des pèlerins qui troublent son royaume,

Arrive en étalant, à leurs yeux consternés,

Et sa langue livide et ses bras décharnés.

Le soldat cherche en vain des ondes salutaires ;

La fièvre de la soif embrase ses artères,

Et le souffle rapide, exhalé de ses flancs,

Aspire chaque fois le sable aux grains brûlans.

Sur le flanc des chameaux les outres entassées

Par l’importune soif vainement sont pressées,

Et les coursiers, cherchant l’humidité des eaux,

Dans l’arène embrasée enfoncent leurs naseaux.

Quelquefois cependant l’instinct du dromadaire

Hume, en pressant le pas, le puits qui désaltère,

Saumâtre réservoir au voyageur offert,

Comme une coupe étroite oubliée au Désert.

Pareils à ces troupeaux qui des plaines brûlées

Accourent en bramant aux sources des vallées,

Les légers cavaliers, mêlés aux fantassins,

Précipitent leurs pas vers ces tièdes bassins,

S’y plongent tout vêtus, et d’une onde abondante

Eteignent le brasier de leur poitrine ardente.

Hélas ! leurs compagnons, qui par de lents efforts,

Mourans, se sont traînés vers ces humides bords,

Sollicitent en vain, pour leur bouche flétrie,

Une dernière goutte à la source tarie ;

Et tandis que leurs doigts, pressant le noir limon,

D’un reste de fraîcheur raniment leur poumon,

D’autres, plus effrénés, dans un accès de rage,

Egorgent les chameaux, compagnons du voyage,

Et leurs avides mains, qu’instruit le désespoir,

Des intestins sanglans fouillent le réservoir.

Soudain des cris de joie éclatant dans la rue

Raniment dans les cœurs l’espérance perdue :

Voilà que le Désert, aux voyageurs surpris,

Déroule à l’Orient de fortunés abris ;

Une immense oasis, dans les vapeurs lointaines,

Avec ses frais vallons, ses humides fontaines,

Son lac étincelant, ses berceaux de jasmin,

Surgit à l’horizon du sablonneux chemin.

Salut ! belle oasis, île de fleurs semée,

Vase toujours chargé des parfums d’Idumée !

Cette nuit, Bonaparte et ses soldats errans

Fouleront les sentiers de tes bois odorans,

Et sur les bords fleuris de tes fraîches cascades,

Sous la nef des palmiers aux mouvantes arcades,

Dans le joyeux bivouac qui doit les réunir,

Des tourmens du Désert perdront le souvenir.

Doux rêve de bonheur ! l’oasis diaphane,

Fantôme aérien, trompe la caravane ;

Les crédules soldats, qu’un prestige séduit,

Vers le but qui s’éloigne errent jusqu’à la nuit.

Alors, comme un jardin qu’une fée inconnue

De sa baguette d’or dissipe dans la nue,

L’île miraculeuse aux ombrages trompeurs

Se détache du sol en subtiles vapeurs,

Disperse en variant leurs formes fantastiques,

Ses contours onduleux, ses verdoyans portiques,

Et des yeux fascinés trompant le fol espoir,

Mêle ses vains débris aux nuages du soir.

Ils sont tous retombés sur leur lit d’agonie ;

Tous reprochent au ciel sa poignante ironie,

Et muets de stupeur, d’un œil désenchanté,

Contemplent du Désert la pâle nudité.

Quelle nuit ! Du milieu de ces plaines fatales,

De lugubres échos sortent par intervalles 

C’étaient les derniers sons, les soupirs déchirans,

Qu’à leurs tristes amis adressaient les mourans,

Lamentables adieux qu’une bouche flétrie

Mêlait avec effort au nom de la patrie.

Mais le chef de l’armée, escorté de flambeaux,

Secourable génie au milieu des tombeaux,

Sur ces couches de deuil que la fièvre désole,

Allait semant partout sa magique parole :

« Soldats, c’est un combat que nous livrons ici ;

Le Désert a lassé notre corps endurci,

Nous vaincrons le Désert ; une telle victoire,

Vétérans de Lodi, manquait à votre histoire ;

L’excès du mal annonce un avenir plus doux ;

Vos tourmens sont les miens, et j’ai soif comme vous. »

Et ces mots consolans, où son âme est empreinte,

Rallumaient dans les cœurs une espérance éteinte.

 Le soldat, sur le sol languissamment couché,

A ce lâche trépas s’est lui-même arraché ;

Il s’apprête à la marche, et sa vue attentive

Epie à l’Orient une aurore tardive ;

Elle luit, mais ses feux, sur la plaine tombés,

Dorent à l’horizon des nuages plombés ;

L’air est calme, et pourtant, comme par un prodige,

L’épine des nopals frissonne sur leur tige :

Privé de ses rayons, le soleil élargi

Semble un disque de fer dans la forge rougi,

Et lugubres signaux d’une crise prochaine,

Des bruits mystérieux résonnent dans la plaine.

Soudain le chamelier, enfant de ce désert,

A montré le midi de tourbillons couvert ;

« Voyez-vous, a-t-il dit, cette arène mouvante ?

Le Simoun ! le Simoun !… » Ce long cri d’épouvante

Glace les bataillons dans la plaine arrêtés,

Et l’Arabe s’enfuit à pas précipités.

Il n’est plus temps ; déjà le vent de flamme arrive ;

Il pousse en mugissant son haleine massive,

Etend sur les soldats son immense rideau,

Et creuse sous leurs pieds un mobile tombeau ;

La trombe gigantesque, en traversant l’espace,

Du sol inhabité laboure la surface,

Et son aile puissante au vol inattendu

Promène dans le ciel le désert suspendu.

Ainsi planait la mort dans la nue enflammée,

Ainsi le vent de feu grondait sur une armée,

Quand les Perses vainqueurs, de dépouilles couverts,

Du saint temple  d’Ammon profanaient les déserts ;

Sacrilèges fureurs ! Sous la dune brûlante,

Le Kamsim étouffa cette armée insolente,

Et vingt siècles après les peuples musulmans

Des soldats de Cambyse ont vu les ossemens.

Mais de Napoléon l’étoile lumineuse

Suivait dans le Désert la France aventureuse.

En vain le vent de flamme, élancé vers le nord,

Sur l’armée a vomi ses élémens de mort ;

Expirante de soif, par l’ouragan brisée,

Enfin elle s’arrache à la zône embrasée ;

Elle marche, et déjà sous un ciel plus serein

L’horizon se dévoile au soldat pèlerin.

Sous le repli lointain de la plaine blanchâtre,

Une riche contrée, immense amphithéâtre,

Déroule à l’Orient ses ombrages confus,

Ses bois d’acacias, ses hauts palmiers touffus,

Et la brise du soir, de parfums enivrée,

Annonce aux voyageurs la mer de Césarée ;

Leurs yeux de la Syrie embrassent le contour ;

Aspect délicieux ! on eût dit qu’en ce jour,

Un peuple hospitalier, habitant de ces rives,

Sous de verts pavillons attendait des convives.

Et pourtant sur ces bords fixant des yeux rêveurs,

Ils n’osent saluer ces bocages sauveurs ;

Ils redoutent encor qu’un perfide mirage

Ne livre au vent du soir ce fortuné rivage.

Mais bientôt les soldats arrivés les premiers

De leurs bras amoureux étreignent les palmiers ;

Ils baisent mille fois la terre nourricière,

Et du brûlant Simoun secouant la poussière,

Plantent un étendard sur les blocs de granit

Qui marquent la frontière où le Désert finit.

Voilà par quels travaux, sous la zône d’Afrique,

Les hommes d’autrefois servaient la République !

Le temps effacera, dans son rapide vol,

Le trace de leurs pieds imprimés sur le sol ;

Et peut-être qu’un jour, frappés de tant de gloire,

Nos incrédules fils accuseraient l’histoire ;

Mais les marbres du Nil, conquis par ces exploits,

Authentiques témoins, élèveraient la voix.

Desaix, en ce moment, loin du ciel d’Idumée,

Recommande au burin les fastes de l’armée,

Et de la même main qui bat les Musulmans,

Dans ses trèves d’un jour, cueille des monumens.

Quels merveilleux travaux signalent son voyage !

Déjà du Nil soumis remontant le rivage,

Il a laissé Mœris, immense réservoir,

Où bouillonnait le fleuve étonné de s’y voir,

Où son onde baignait les murs du labyrinthe ;

Il a vu la colonne aux feuilles de Corinthe,

Qui montre avec orgueil son fût aérien

Sur le sol où passa la ville d’Adrien ;

Il foule ces déserts, tombeaux des villes mortes,

Abydus, Selimon, Luxor, Thèbe aux cent portes ;

Le vieux temple d’Hermès, dont le long corridor

Brille d’un vif azur semé d’étoiles d’or ;

Tentyris, qui gardait sous sa voûte profonde

Le zodiaque noir, contemporain du monde ;

En vain dans ses caveaux les prêtres l’ont caché ;

Comme un tableau mouvant Desaix l’a détaché,

Et l’œuvre constellé d’un magique astronome

Est promis par l’Egypte à la nouvelle Rome.

Louvre, palais du monde, éternel Panthéon,

Meublé par la Victoire et par Napoléon !

Un jour sur le pavé de tes pompeuses salles

Les sphinx alongeront leurs griffes colossales ;

Le zodiaque noir, gigantesque débris,

De son disque étoilé chargera tes lambris ;

Nos fils sauront alors quelle puissante fée

Aux murs de Tentyris a ravi ce trophée,

Bulletin de granit où leurs braves aïeux

Ont mêlé leur histoire à l’histoire des cieux !

 

CHANT SIXIEME.

ARGUMENT.

Souvenir des croisades. – Itinéraire de l’armée. – Arrivée devant Ptolémaïs. – Achmet ; son portrait ; son caractère. – Travaux de siège ; assaut. – Tableau de la ville. – Une nuit d’orage. – Assaut de nuit. – Combat dans la ville. – Témérité de Murat. – Débarquement des Anglais. – Arrivée d’un messager au camp français. – Discours de Bonaparte à Kléber. – Apparition de l’ange El-Mohdi.

 

CHANT SIXIEME.

Ptolémaïs.

Depuis que sans retour la secte de Médine

Aux princes d’Occident ravit la Palestine,

Et que le dernier Franc, à Solime échappé,

S’embarqua fugitif au môle de Joppé,

Le silence planait sur les collines saintes

Où Rachel exhala ses maternelles plaintes ;

Hébron était muet ; jamais un faible écho

N’éveillait le Jourdain dormant sous Jéricho ;

Partout le fier Croissant, conquérant d’un autre âge,

De Lusignan éteint dominait l’héritage,

Et l’esclave abruti qui porte le turban

Passait, insoucieux, dans les bois du Liban .

Voici que tout-à-coup le long cri d’une armée

Du Thabor à Gaza réveille l’Idumée ;

Le cophte du Carmel, saisi d’un grand effroi,

Reconnaît à leurs pas les fils de Godefroi,

Qui vont reconquérir, dans Sion usurpée,

Ses vieux éperons et sa vaillante épée,

Comme au siècle héroïque où tremblait le Jourdain

Sous les pas de Tancrède et de Salah-eddin.

Mais les temps ne sont plus où l’Europe ébranlée

Disputait aux soudans le divin mausolée ;

Moins pieuse aujourd’hui, de ses Croisés nouveaux

L’austère République attend d’autres travaux.

Déjà, de leurs aïeux retrouvant les vestiges,

Les Français ont foulé la terre des prodiges ;

Ils ont vu les cités dont le nom éternel

Résonne à chaque page au livre d’Israël ;

La déserte Gaza, la sainte Arimathie,

Joppé cent fois détruite et toujours rebâtie,

Joppé, môle célèbre où les peuples d’Ophir

Portaient à Salomon la pourpre et le saphir ;

Où les princes chrétiens, sur une mer docile,

Attendaient les convois des Croisés de Sicile.

C’est en vain qu’aujourd’hui, dans ses murs menacés,

Les Mamelucks du Nil, de l’Egypte chassés,

Aux milices d’Achmet mêlant leur frénésie,

Ferment à nos soldats les portes de l’Asie ;

Bonaparte, élancé sur ses créneaux fumans,

Eteint dans un assaut les canons ottomans,

Et dans Ptolémaïs, qui tremble au sein des ondes,

S’abritent des vaincus les hordes vagabondes.

L’armée a poursuivi son vol précipité :

Elle quitte Miski, rivage inhabité,

Et la tour de Zéta, dont la hauteur massive

Domine des côteaux que parfume l’olive.

On signale Naplouse et son riche vallon,

Les rives du Bélus, les figuiers d’Esdrelon,

La chaîne du Carmel dont la cime adorée

Sert de phare au chrétien voguant vers Césarée,

Et l’imposante mer qui, sous un soleil pur,

Prête à ces grands tableaux sa bordure d’azur.

La mer en ce moment, comme une immense glace,

Déroulait au couchant sa déserte surface ;

Seulement du rivage où la vague s’endort,

Comme un double signal d’incendie et de mort,

On distinguait au loin le Tigre et le Thésée,

Qui berçaient lentement leur poupe pavoisée,

Et leurs flancs arrondis où, pour ses noirs complots,

L’Angleterre a caché des soldats matelots.

Ainsi dans le courant d’un fleuve semé d’îles,

Blottis sous des roseaux, deux larges crocodiles,

L’œil fixé sur le bord à l’heure où le jour fuit,

Attendent les troupeaux que la soif y conduit.

Enfin à l’horizon, sur son blanc promontoire,

Paraît Ptolémaïs, puissante dans l’histoire,

Formidable cité dont le vaste contour

A chaque angle saillant fait surgir une tour ;

Ses murs, dont les canons bordent la haute cime,

Ont pour base le roc, et pour fossé l’abîme :

Ainsi par l’Océan protégée à demi,

Elle n’offre qu’un point aux feux de l’ennemi.

C’est là que règne Achmet, tyran sexagénaire ;

L’âge n’a pas dompté son humeur sanguinaire :

Son regard menaçant, où scintille le feu,

Luit sous ses blancs sourcils que presse un turban bleu ;

Sa barbe, qui sans art en pointe se dessine,

Comme un réseau de nacre ombrage sa poitrine ;

Deux pistolets massifs aux solides pommeaux,

Le poignard que Damas a trempé dans ses eaux,

La dague dont la pointe infecte une blessure,

D’un mobile arsenal hérissent sa ceinture ;

Un sabre suspendu par un cordon grossier

Résonne à chaque pas dans le fourreau d’acier,

Et sur son large dos s’alonge en bandoulière

La lourde carabine à sa main familière.

Entre tous les pachas Sélim sut le choisir.

Féroce par instinct et bourreau par plaisir,

Souvent dans la cité, sous une nuit profonde,

Le juge exécuteur fait sa funeste ronde,

Et, quand brille le jour, un sang noir et glacé

Révèle les chemins où le maître a passé.

Des princes d’Orient le luxe héréditaire

Jamais n’étincela dans sa cour solitaire ;

Même dans le harem du farouche visir

Un parfum de cadavre irrite le plaisir.

Sanglantes voluptés ! malheur à la captive

Que choisit pour la nuit sa cruauté lascive !

Dans sa main, que dirige un féroce transport,

Le mouchoir du plaisir est un linceul de mort.

Pourtant, à tous les yeux le pacha de Syrie

Etale d’un iman la sainte rêverie ;

Tandis qu’un cri plaintif, aux mourans arraché,

Perce de ses caveaux le soupirail caché,

Lui, sur un jonc grossier croisant ses jambes nues,

Récite du Koran les sentences connues,

Ou de ses doigts distraits il égrène, en priant,

Le rosaire sans fin des peuples d’Orient.

Cependant Dufalga, sous la ville assiégée,

Décrit autour du camp sa ligne prolongée ;

Abrités par l’osier arrondi de leurs mains,

Ler muets artilleurs creusent d’étroits chemins ;

D’autres, en serpentant sous ces obliques routes,

Elèvent le gazon qui masquent les redoutes,

Et ce long mur de terre, exhaussé dans la nuit,

De la tour menacée embrasse le circuit.

 Le jour vient ; des canons les rapides volées

Ebranlent les remparts aux cimes crénelées ;

Sous l’effort du boulet qui tourmente leurs flancs,

De gigantesques blocs, assis depuis mille ans,

Tombent broyés en poudre, et la brèche entamée

A ses degrés mouvans semble inviter l’armée.

Mais déjà sur les tours, sur les murs envahis,

Achmet a répandu d’innombrables saphis ;

L’indomptable vieillard, quittant sa cour déserte,

Paraît sur les débris où la brèche est ouverte ;

C’est le point de l’assaut : sur les brûlans sentiers,

Bonaparte a lancé ses hardis grenadiers ;

Dans leurs rangs, que dévore une mitraille oblique,

On entend ce long cri : Vive la République !

On entend le tambour aux sons vifs et pressés,

Et le sol qui frémit sous les pas cadencés.

Les Mamelucks du Nil, les soldats de Syrie,

Au sang-froid des chrétiens opposant leur furie,

Sur les débris du mur, vainqueurs ou terrassés,

Provoquent l’ennemi de leurs cris insensés ;

Dans leurs agiles mains, comme un cercle de flamme,

Brillent, en s’agitant, la hache à double lame,

Les dagues, les candjars, les damas recourbés,

Et la pesante masse aux quatre angles plombés.

Sur les bords du glacis que le boulet sillonne,

Les généraux français devancent la colonne ;

On entrevoit encor, dans le gouffre de feu,

Leur panache éclatant, leur uniforme bleu.

D’un siège désastreux effroyable prélude !

L’ennemi les devine à leur noble attitude ;

Et devant leurs soldats d’épouvante glacés

Ces héroïques chefs roulent dans les fossés.

Bon tombe le premier ; la foudre inaperçue

Atteint le fier Rambaud au milieu de l’issue ;

Bientôt à ses côtés Fouler, Croisier, Venaux,

Rougissent de leur sang les débris des créneaux ;

Le calme Dufalga, qui loin de la mêlée

Traçait d’un mur nouveau l’enceinte reculée,

Expire aux yeux du chef, en montrant de la main

La place où doit s’ouvrir l’assaut du lendemain…

Héroïques guerriers ! sur la rive étrangère

Qu’à vos froids ossemens la terre soit légère !

Demain l’armée en deuil suivra votre convoi

Sous les vieux oliviers plantés par Godefroi.

Dormez d’un doux sommeil ! Tandis que l’Idumée

Gardera, sans témoins, votre cendre inhumée,

Vos noms des cœurs français ne seront point bannis ;

Ils vivront dans nos vers, par les ans rajeunis,

Tant que le Panthéon, moderne Capitole,

Protègera Paris de sa blanche coupole,

Tant qu’au sein de ses murs un aigle souverain

Pressera sous ses pieds la colonne d’airain.

Mais du héros français la sagesse assidue

De ce combat terrible embrassait l’étendue ;

Au désolant aspect de nos sanglans revers,

Il livre sa pensée à des regrets amers.

Tout-à-coup, sous les murs, un roulement sonore

Rappelle les soldats que le combat dévore,

Et ces fiers bataillons, mornes, silencieux,

La rage dans le sein, s’éloignent de ces lieux.

La tristesse est au camp ; mais de longs cris de fête

Font tressaillir d’orgueil la ville du Prophète ;

La noire populace, à flots impétueux,

Parcourt de la cité les quartiers tortueux ;

Pareils à des chakals dont les dents affamées

Fouillent les grands cercueils où tombent les armées,

De hideux Africains, sous les sombres remparts,

Mutilent des chrétiens les cadavres épars,

Et par leurs longs cheveux des têtes suspendues

Sur la place publique au Pacha sont vendues.

Demain, à l’heure fraîche où la brise des mers

Glisse avec ses parfums dans les vallons déserts,

Quand sur l’azur du ciel l’aube à peine étoilée

Dessine en blancs festons les monts de Galilée,

Les soldats, de leur tente arrachés demi-nus,

Verront sur les créneaux des visages connus ;

Pour un horrible emploi ces têtes sont placées :

Dans le prochain assaut vers ses tours menacées,

L’ennemi des chrétiens, de ses canons fumans,

Rejettera contre eux ces boulets d’ossemens.

Pendant que les soldats, rassemblés sous la tente,

Accusaient de ce jour la fortune inconstante,

Que d’autres, terrassés par un sommeil puissant,

Oubliaient les horreurs du carnage récent,

Bonaparte et ses chefs qu’éveille la pensée,

Vers la villa assoupie en sa joie insensée,

Disposent avec art un assaut clandestin

Que ne doit point trahir la lueur du matin.

Le moment est propice : une nuit plus confuse

Semble favoriser le courage et la ruse ;

Des nuages massifs sortis des sombres eaux

Etendent dans le ciel leurs immenses arceaux ;

Aux limites du camp la vedette perdue

Interroge du sol la muette étendue ;

Partout d’un rideau noir l’horizon est voilé :

Seulement vers le sud, comme un astre isolé,

Sur le cap orageux que la mer avoisine,

On voit étinceler la torche de résine,

Phare consolateur qu’aux lampes de l’autel

Allume dans la nuit le moine du Carmel.

Sous le morne chaos des ombres sépulcrales,

Des antres du Thabor élancé par rafales,

Le vent fait retentir ses discordantes voix :

Tel qu’un vaste troupeau qui beugle au fond des bois,

Il gronde sur la mer, et le flot qu’il excite

Comme un rauque bélier sape la Tour-Maudite ;

A ce murmure sourd mêle son cri de deuil

Le lamentable loumb, triste oiseau de l’écueil.

Alors la voix du chef, que le geste répète,

Agite dans le camp une foule muette ;

Les soldats sur leur couche éveillés en sursaut

S’alignent par instinct pour le nocturne assaut ;

Au bruit qui se répand leur courage bouillonne :

On a dit que guidant la première colonne,

Cette nuit Bonaparte, escorté de Kléber,

Va surprendre la tour du côté de la mer.

Déjà les bataillons, dans l’ombre du mystère,

Abandonnent du camp l’enceinte solitaire ;

Ils longent l’aqueduc que Djezzar a construit,

Et par d’obscurs chemins où leur chef les conduit,

Jusqu’aux bords de la mer se glissant en silence,

Des fossés aux remparts franchissent la distance.

Soudain un large éclair qui jaillit de la tour,

Sur le sombre glacis tombe comme le jour ;

Les lourds canons, qu’effleure une ardente fusée,

Rougissent des créneaux l’embrasure évasée,

Et ce feu qui s’échappe en lumineux sillons,

Trahit aux pieds du mur nos muets bataillons ;

A l’horrible lueur dans les airs répandue,

Des hardis assiégeans la marche est suspendue.

Déjà les derniers rangs fuyaient vers le glacis ;

Mais d’une voix qui parle au courage indécis,

Seul, debout sur un bloc que le canon domine,

Qu’effleure le boulet, que l’éclair illumine,

Bonaparte retient leurs pas précipités :

« Compagnons, voyez-vous ces brillantes clartés ?

L’ennemi, secondé par l’ouragan qui gronde,

Veut ravir vos exploits à cette nuit profonde ;

Rendez grâce au canon qui rallume le jour,

Marchez : le sort du monde est là, dans cette tour ! »

Quand l’Etna, secouant son casque de fumée,

Menace de ses blocs la Sicile alarmée,

Tourmenté dans son lit, le flot palermitain

Se replie en fuyant jusqu’à l’écueil lointain ;

La plage montre à nu sa grève solitaire :

Tout-à-coup, rappelée au centre du cratère,

La vaste mer, qu’annonce un mugissement sourd,

Bouleverse en passant le fond qu’elle parcourt,

Et loin des bords prescrits la vague diligente

Se montre inattendue aux peuples d’Agrigente.

Ainsi vers le fossé les soldats chancelans

Remontent sur la brèche à flots étincelans.

A leur tête est Murat ; sous la tente tranquille,

Il languissait au camp, dans le repos d’Achille :

Mais cédant au démon qui dévore son sein,

Le brillant cavalier s’est créé fantassin.

Junot vole après lui; Verdier, Duroc, La Salle,

Kléber, comme une tour colossale,

Refoulent devant eux les Turcs amoncelés.

Parmi vingt autres chefs que la nuit a voilés,

Lannes d’un bras puissant plante sur la muraille

Un reste de drapeau criblé par la mitraille,

Et perçant dans ses bonds un rempart de saphis,

Le premier de l’armée entre à Ptolémaïs.

Partout de nos soldats les masses accourues,

De l’étroite cité percent les sombres rues ;

Mais bientôt l’ennemi, repoussé de la tour,

Dans ses murs envahis les assiège à son tour :

Les Turcs, les Mamelucks, la noire populace,

Des quartiers de la ville ont encombré l’espace ;

D’autres, du haut des toits en créneaux transformés,

Font pleuvoir sur le sol des débris enflammés ;

Les femmes, les enfans, que l’exemple aiguillonne,

Versent l’huile fumeuse et la poix qui bouillonne.

Dans les rangs ténébreux les chefs sont confondus ;

Comme un tigre qui court par bonds inattendus,

L’infatigable Achmet, au sein de la mêlée,

Brandit sur les chrétiens sa masse ciselée.

Tu tombas le premier sous sa terrible main,

Lannes, qui de la ville as compris le chemin !

Déjà les Musulmans, qu’exalte leur défaite,

Ont levé le damas sur cette noble tête,

Quand, rapide vengeur, vers son ami blessé,

Suivi de ses dragons, Murat s’est élancé :

Son bras se multiplie, et son damas qui vole

Trace autour de sa tête une ardente auréole.

Une terreur subite a glacé les Croyans :

A ces flottans cheveux, à ces yeux flamboyans,

A ce dolman d’azur que la tempête agite,

Dans les murs désolés de leur ville maudite,

Ils ont cru qu’animé d’un céleste transport,

Tombe, un glaive à la main, l’archange de la mort.

Tout fuit devant Murat ; sa formidable épée,

Sur une foule obscure à regret occupée,

Frappe du même coup Ismaël et Pharan ;

Il renverse Hassem, contempteur du Koran,

Hassem, qui, possesseur des vignes d’Idumée,

Vidait dans les festins sa coupe parfumée ;

Sur le pavé sanglant il précipite encor

Dragut, Orcan, Sédir, cher au peuple de Tor,

Puis comme fatigué d’un combat monotone,

Il saisit un coursier que le hasard lui donne,

Et s’élance au galop dans la vaste cité ;

Bientôt de ses quartiers fuyant l’obscurité,

Sur le môle désert le cavalier s’arrête :

Il détache un canot que berce la tempête,

S’y jette tout armé, rompt la chaîne du port,

Double la Tour-Maudite, et voguant vers le nord,

Il descend en vainqueur sur la longue esplanade

Où l’aqueduc d’Achmet s’élève en double arcade.

Tandis que le héros, d’un vol aventureux,

Parcourait de ces murs les sentiers ténébreux,

Et que nos bataillons, arrêtés dans la ville,

Prodiguaient en mourant un courage inutile,

Les vaisseaux d’Angleterre, apparus sur les eaux,

De leur ceinture en feu démasquent les créneaux ;

Jusque sur le glacis leurs tonnantes volées

Atteignent des chrétiens les masses reculées,

Et l’aspect imprévu d’un allié puissant

Ressuscite l’effort des soldats du Croissant.

Aux lueurs de ces feux, le Tigre et le Thésée

Ont lancé leurs canots sur la mer apaisée ;

Les fils de l’Océan ont débarqué sans bruit.

Pour ajouter encore à l’horreur de la nuit,

Arrive un messager sur son haut dromadaire ;

Auprès du général conduit avec mystère,

D’une voix étouffée et d’un geste expressif,

Il parle sans témoins au héros attentif ;

Quelque temps Bonaparte en silence médite :

Tout-à-coup, de la main montrant la Tour-Maudite,

Il ordonne à Berthier, ami fidèle et sûr,

De rappeler Kléber qui combat sous le mur ;

Il arrive sanglant, la tête échevelée,

Tournant à chaque pas ses yeux vers la mêlée :

« Kléber, le sort cruel nous garde d’autres coups ;

Les plus pressans dangers ne sont pas devant nous ;

Des prodiges nouveaux attendent ton épée :

Une armée innombrable au Thabor est campée,

Et si ton bras sauveur ne l’arrête en chemin,

Sur nos soldats lassés elle tombe demain.

Hâte-toi, n’attends pas que cette nuit funeste

De ces vieux bataillons ait dévoré le reste ;

Prends deux mille soldats, ceux qui sous leurs drapeaux

Goûtent loin de la brèche une heure de repos ;

Pour vaincre ou pour mourir tu les verras dociles :

Les vallons du Thabor seront nos Thermopyles ;

Là nous verrons tomber mes enfans et les tiens,

Ou nous en sortirons grands comme les anciens. »

A ces mots, l’étreignant de ses mains enlacées,

Il semble le remplir de ses grandes pensées ;

Et les doubles éclairs du rempart et des cieux

Révélaient aux soldats ces sublimes adieux.

Kléber part ; la colonne, à sa voix attentive,

Remonte du Bélus la solitaire rive.

L’armée au même instant, que la voix du tambour

Arrache de l’assaut prolongé sous la tour,

S’arrête tout-à-coup, d’épouvante saisie ;

Elle a vu s’élancer vers la route d’Asie,

Comme un spectre sorti de la ville des morts,

Le farouche El-Modhi sur un cheval sans mors.

Un cri d’horreur le suit ; Murat, que rien n’étonne,

Seul, se précipitant vers le rempart qui tonne,

Ouvre ses bras nerveux pour le saisir vivant ;

Mais l’horrible étranger a fui comme le vent.

De joie, à son aspect, Ptolémaïs s’agite ;

Il franchit les deux murs, monte à la Tour-Maudite,

Et, prophète inspiré d’un lendemain fatal,

Paraît comme un Typhon sur son noir piédestal. 

 

CHANT SEPTIEME.

ARGUMENT.

Bataille du Mont-Thabor. – Kléber délivré par Bonaparte. – Déroute complète des Musulmans. – Retour de l’armée à Ptolémaïs. – Premiers symptômes de la peste. – Sortie de trois mille pestiférés conduits par El-Mohdi. – La peste se propage dans l’armée. – L’hospice dans une mosquée. – Détails et scènes de la peste. – Dévouement de Desgenettes. – Bonaparte paraît dans la mosquée ; il touche les pestiférés ; discours qu’il leur adresse.

 

CHANT SEPTIEME.

La Peste.

Voyez-vous au midi ces grèves désolées,

Où le lac de Tibère étend ses eaux salées ?

Voyez-vous le Carmel, dont le dernier vallon

Porte un fleuve sans gloire aux plaines d’Esdrelon ?

Nazareth et Cana, tout empreints du Messie,

La cime de l’Hermon, par les cèdres noircie,

Lieux saints, d’où le chrétien croit distinguer encor

L’auréole céleste au sommet du Thabor ?

Sur ce monts, sur le flanc des collines boisées,

Sur ces rives sans fleurs par le Jourdain creusées,

Cent mille musulmans, l’un à l’autre inconnus,

Des confins de l’Asie au Mont-Thabor venus,

De leur choc circulaire assiégent dès l’aurore

Ce carré que surmonte un drapeau tricolore ;

Kléber est là… Kléber, sur ce point isolé,

Comme un écueil lointain par l’Océan foulé,

De ces peuples sans nom brisant les vagues noires,

Retarde sa défaite à force de victoires.

Debout parmi les siens il les domine tous ;

Sa tête haute et fière appelle tous les coups ;

Rien ne peut ébranler sa stoïque constance ;

Désigné pour mourir ou pour sauver la France,

De son devoir sublime il accepte le poids.

Ainsi tu dois briller une seconde fois,

Ainsi, dans un désert en victoires fertile,

Quand cent mille Ottomans combattront tes dix mille,

Contrainte d’enfanter un prodige pareil,

Ta gloire éblouira la ville du Soleil !

Autour de ce carré, puissant par sa tactique,

Tourbillonne à grands cris l’armée asiatique ;

Nul n’osait assaillir d’un bond audacieux

Le chrétien colossal que mesurent les yeux ;

Un seul s’était promis cette héroïque tête :

C’est l’Arabe cuivré, séide du Prophète,

Qui dans Alexandrie impuissant assassin,

D’un poignard émoussé toucha son noble sein ;

Aujourd’hui l’œil fixé sur sa grande victime,

Il donne à ses projets l’apparence du crime :

Tantôt, se présentant comme un transfuge ami,

Il cherche pour issue un rang mal affermi ;

Tantôt, tirant le fer de sa veste grossière,

Le sombre Souliman, dans des flots de poussière,

Rampe sous le chameau d’un Arabe de Tor :

Tel, d’un regard subtil, un noir alligator,

Epiant une proie au rivage attachée,

Nage, en suivant sous l’onde une route cachée.

Vingt fois, pour consommer ses horribles exploits,

Sur la première ligne il se glisse, et vingt fois

Nos soldats, déjouant une ruse subtile,

De leurs pieds dédaigneux repoussent le reptile.

Héroïques soldats, qui, dans vos murs de fer,

Comme un palladium gardiez votre Kléber !

Bientôt, sous tant de chocs votre force brisée

Va livrer au barbare une victoire aisée.

Les trésors des combats s’épuisent : dans les rangs

Etincellent encor quelques feux expirans ;

Debout, près de l’affût, l’artilleur inutile

A fouillé vainement son arsenal mobile,

Et ce faible carré que la foudre soutint,

Semble le noir foyer d’un volcan qui s’éteint.

Cependant le jour fuit : sa lumière inclinée

Alonge du Thabor l’ombre indéterminée ;

L’espoir ne soutient plus le soldat affaibli.

Tout-à-coup, des hauteurs qui couronnent Souli,

Résonne le canon dans les vallons sonores ;

Des bataillons semés de drapeaux tricolores,

Le clairon, le tambour, les cris qui frappent l’air,

Annoncent Bonaparte aux soldats de Kléber.

Ces drapeaux, ces clameurs, ces lointaines fanfares,

Le grand nom de Kébir, ont glacé les Barbares.

Déjà leurs escadrons, par la terreur conduits,

De l’Hermon sinueux regagnent les circuits,

Et bientôt, affranchi de son immense chaîne,

Le carré prisonnier s’élance dans la plaine.

Ainsi, quand dans la nuit un immense glaçon

Environne un vaisseau qui vogue vers l’Hudson,

Sur l’immobile pont une foule pensive

Contemple de la mer la surface massive,

Et lasse de tenter un impuissant effort,

Dépose l’espérance et n’attend que la mort ;

Mais qu’un vent désiré, tiédi sous l’autre pôle,

D’un ciel lourd et brumeux déchire la coupole,

Soudain la mer vaincue ouvre ses bras raidis ;

Le vaisseau quelque temps sur ses flancs engourdis

S’agite, et, libre enfin de sa prison qui gronde,

Sillonne en conquérant les limites du monde.

En vain, pressés de fuir, les Barbares tremblans

De leurs légers chevaux ensanglantent les flancs ;

En vain, pour échapper au tranchant de l’épée,

Ils s’ouvrent sur les monts une route escarpée :

Partout nos bataillons les suivent dans leur vol.

Parmi les flots poudreux qui dérobent le sol,

Des dragons de Murat nouveaux auxiliaires,

Arrivent sur les Turcs quatre cent dromadaires,

Formidable escadron, dont le pas colossal

Devance, sans effort, le galop d’un cheval.

La mort sur tous les points accompagne la fuite :

Junot vers Nazareth s’élance à leur poursuite,

Reynier garde l’Hermon de l’un à l’autre bout,

Kléber est au Thabor, Napoléon partout.

Comme un noble allié de la France guerrière,

Le Jourdain lui prêta sa puissante barrière ;

Vingt mille Musulmans, fils de lointains climats,

Cherchant le pont sauveur qui conduit à Damas,

Suivaient du fleuve saint la déserte vallée ;

Refuge désastreux ! Du lac de Galilée,

Le sabre de Murat, qu’ils ont vainement fui,

Jusqu’au pont de Jacob les chasse devant lui,

Et dans les flots profonds leurs corps tombés en foule

Opposent une digue à l’onde qui s’écoule.

Vous eussiez dit qu’alors vers son berceau lointain,

Comme aux jours d’Israël remontait le Jourdain.

Quelques-uns cependant, soustraits au fil du glaive,

Regagnèrent les bords où le soleil se lève ;

Ces soldats, par l’Anglais en triomphe attendus,

Effrayans messagers, aux peuples de l’Indus

Annoncèrent la France, et les tyrans de l’onde

Pâlirent un moment dans Surate et Golconde.

Ainsi nos bataillons mêlaient au même lieu

Les merveilles de l’homme aux merveilles de Dieu ;

Heureux s’ils pouvaient voir, sous ce dernier trophée,

Ptolémaïs soumise et la guerre étouffée !

Mais le camp affaibli demande leur retour,

Et l’indomptable Achmet a rebâti sa tour.

Ils quittent le Thabor ; leur marche triomphale

S’arrête de nouveau vers la ville fatale ;

Là, d’un siège éternel subissant les ennuis,

Ils consument encore et leurs jours et leurs nuits ;

Des deux partis rivaux la foule consternée

Chaque jour sous les murs expire moissonnée ;

Les cadavres mêlés s’élèvent en monceaux :

Ces remparts, en deux mois, ont vu soixante assauts,

Et le gouffre entr’ouvert devant la Tour-Maudite

Dévore des deux camps la glorieuse élite.

Cependant transpirait, dans l’enceinte des murs,

Un air cadavéreux aux miasmes impurs,

Redoutable fléau qu’une vapeur immonde

Dans la fange du Nil alimente et féconde,

Et que le vent du sud, rapide messager,

Apporte sur son aile à ce peuple étranger.

Déjà les Mamelucks sauvés des Pyramides,

Du pacha de Judée alliés homicides,

Dans les vieux carrefours que souille leur abord,

Répandent en passant le levain de la mort ;

Bientôt Ptolémaïs, de cadavres semée,

Semble une ville en deuil du sépulcre exhumée,

Et des lambeaux humains la tiède exhalaison

Pousse vers les chrétiens l’invisible poison.

D’abord du camp français l’heureuse insouciance

Du fléau qu’il recèle ignorait la présence ;

Comme un sicaire obscur qui frappe dans la nuit,

On eût dit que le mal, sous la tente introduit,

Dérobait avec soin ses funestes symptômes ;

Le soldat aspirait d’homicides atomes,

Et sur des bras amis vainement soutenu

Parlait avec effroi d’un tourment inconnu.

Alors, pour éclaircir sa vague inquiétude,

Muette de stupeur, la sombre multitude,

Révélant un soupçon par le geste exprimé,

Portait aux pieds des chefs un corps inanimé.

Hélas ! depuis long-temps, habiles à se taire,

Les chefs avaient connu l’effroyable mystère ;

Mais au fond de leurs cœurs refoulant le chagrin,

Ils montraient à la foule un visage serein,

Et d’un prudent mensonge unanimes complices,

De l’horrible secret étouffaient les indices.

Inutile détour ! Le camp épouvanté

Va connaître aujourd’hui la triste vérité.

Aujourd’hui dans la ville un démon fanatique

Seconde du pacha l’affreuse politique :

Sur ses chaînes de fer, à la chute du jour,

Le large pont-levis s’abaisse, et de la tour

Trois mille Musulmans descendent en silence ;

Monté sur Al-Borak, El-Mohdi les devance ;

L’œil sombre et menaçant, l’Ange du désespoir

Vers le convoi muet secoue un drapeau noir ;

L’un à l’autre enlacés de leurs mains dégoûtantes,

Nus, armés de la peste, ils marchent vers les tentes,

Et du geste invitant les chrétiens consternés,

Leur promettent de loin leurs corps empoisonnés.

Quelquefois, épuisé par le mal qui l’assiége,

Un fantôme ambulant de ce morne cortège

Tombe sous les palmiers qui bordent le chemin ;

L’Ange exterminateur le touche de la main.

D’une voix solennelle il parle ; sa parole

Donne un reste de vie au souffle qui s’envole,

Et le corps du mourant, par la fièvre engourdi,

Tout-à-coup se relève à la voix d’El-Mohdi.

Ainsi, tout parsemés de nuances bleuâtres,

Les cadavres gisans dans nos amphithéâtres

Se dressent sur leurs pieds, entr’ouvrant au hasard

Une bouche sans voix et de yeux sans regard,

Quand l’effrayant Volta, magique Prométhée,

Rend aux chairs du sépulcre une âme épouvantée.

Cependant, vers l’armée immobile d’effroi,

S’avançait à pas lents le funèbre convoi ;

Le farouche El-Mohdi précède la colonne ;

Dans l’enceinte du camp sa forte voix résonne :

« Chrétiens, qui résistez au fer des Musulmans,

El-Mohdi vous condamne à leurs embrassemens. »

Puis s’adressant au chef qu’il désigne du geste :

« Kébir ! en te quittant je te lègue la peste ;

Si de ton camp maudit vivant tu peux sortir,

Tremble de me revoir aux sables d’Aboukir ! »

Il a dit ; et pareil aux lueurs du phosphore,

Dans la brume du soir le démon s’évapore,

Et l’on distingue encor son éclatante voix,

Et son rire infernal qui s’éteint dans les bois.

Sous les feux prolongés, insensible à la crainte,

La horde d’El-Mohdi du camp franchit l’enceinte ;

Leurs cadavres hideux, pêle-mêle entassés,

Encombrent le glacis, inondent les fossés ;

Ils présentent leurs bras au fer qui les mutile,

Et pareils aux tronçons d’un venimeux reptile,

Par l’ardente agonie un moment ranimés,

Ils s’élancent tout nus sur nos soldats armés :

Sur ces corps enlacés par d’horribles étreintes

D’une bouche fétide ils laissent les empreintes,

Et leur sein, dilaté par un dernier effort,

Dans le sein de leur proie ensemence la mort.

Le vieux pacha triomphe, et l’armée abattue

Connaît enfin le nom du fléau qui la tue.

Ce n’est plus ce mal sourd, dans l’ombre recelé,

Qui frappait sous la tente un soldat isolé ;

A toute heure, aujourd’hui, dans ce camp qu’il décime,

Assassin découvert, il marque une victime ;

Et ce sol, abhorré même des ennemis,

Semble un impur royaume à la peste soumis.

Non loin du camp s’élève une antique mosquée,

Comme un vaste refuge aux mourans indiqués ;

Le marbre de ses murs, dépouillés d’ornemens,

Conserve encor des mots écrits par les imans ;

Des touffes de palmiers ornent son vestibule,

Et du frais Océan la brise qui circule,

Glissant sur les rosiers d’un limpide bassin,

Porte dans la mosquée un air suave et sain.

C’est là que la pitié, loin des tentes bannie,

Dans un lit moins brûlant accueille l’agonie.

Sous le large portail des murs hospitaliers,

Pêle-mêle introduits, fantassins, cavaliers,

Dans le camp de la mort ont conquis une place ;

La douleur qui se plaint, la rage qui menace,

L’abattement muet, l’effréné désespoir,

Peuplent le double rang du funèbre dortoir ;

Hospice redoutable ! enceinte dévastée !

Où l’ange de la mort, effroyable Protée,

Couvrant de mille aspects son visage odieux,

Toujours d’un nouveau masque épouvante les yeux.

Auprès du vétéran, qui sans murmure expire,

Son jeune compagnon, dans l’accès du délire,

Se débat sur sa couche, et mêle avec effort

Un rire convulsif au râle de la mort ;

Et tandis que les uns, par un geste farouche,

Rejettent le linceul de leur brûlante couche,

D’autres, de leurs manteaux étroitement drapés,

Du suaire guerrier meurent enveloppés.

Sitôt que brille enfin sous la profonde arcade

Cette faible lueur qu’attend l’œil du malade,

Quand l’aube, se glissant à travers les barreaux,

Dessine sur les murs les moresques vitraux,

Et que dans l’édifice où ce jour luit à peine,

Apparaît de la nuit la désastreuse scène,

Des esclaves bédouins, malheureux ennemis,

Comme une vile proie à la peste promis,

De l’un à l’autre lit parcourant l’intervalle,

Passent en promenant la civière fatale ;

Ils s’éloignent chargés de cadavres impurs ;

Dans la fosse béante, ouverte autour des murs,

Leurs mains vont enfouir ces dépouilles immondes,

Et des chiens affamés les meutes vagabondes,

Convives odieux par la peste nourris,

Exhument en hurlant ces horribles débris.

Mais la mort, poursuivant ses fureurs redoublées,

Aura bientôt rempli ces places dépeuplées ;

A l’œil du désespoir l’indomptable fléau

Déroule chaque jour un plus sombre tableau :

Autour de son chevet, qu’aucune main n’effleure,

L’homme demande en vain un homme qui le pleure ;

Quelquefois vous voyez des spectres affaiblis,

L’air morne et solennel, se dresser sur leurs lits,

Et du geste indiquant les angles de la salle,

Appeler leurs amis d’une voix sépulcrale ;

Mais de leur agonie insensible témoin,

L’égoïste muet veille à son propre soin ;

Par l’horreur qui la suit, l’infortune exilée

Traîne au sein de la foule une mort isolée.

Vainement le malade invoque le secours

De l’art opérateur qui prolonge nos jours :

Accoudé sans témoin sur la fatale claie,

D’une main courageuse il visite sa plaie,

Et, guidé par l’instinct à défaut de savoir,

Arrache le duvet, humide d’un sang noir.

Un homme cependant, dans cette horrible enceinte,

De la terreur publique ose braver l’atteinte :

Desgenette est son nom ; sur un marbre pieux

La Grèce l’eût inscrit à côté de ses dieux.

Courbé près d’un mourant que la fièvre désole,

Il reproche à la foule une terreur frivole,

Rassure le soldat qui tremble pour ses jours ;

Puis, d’une horrible preuve appuyant ses discours,

Au fond d’une tumeur par le mal calcinée,

Il puise sur l’acier la goutte empoisonnée,

Et dans sa propre veine, ouverte de sa main,

Infiltre sans pâlir le liquide venin.

Sublime dévoûment ! Mais, toujours incrédule,

La foule, en l’admirant, d’épouvante recule ;

Le mal contagieux, réfutant la raison,

Du contact homicide atteste le poison.

Quand le vaste linceul de la nuit qui s’abaisse,

Sur ce grand sarcophage étend son ombre épaisse,

Tant de soupirs mêlés, tant de cris confondus,

Comme une seule voix sont encore entendus.

Une lampe de fer, suspendue aux ogives,

Dessine en traits blafards des figures pensives :

Tel le croissant des nuits, de ses reflets tremblans

Effleure des tombeaux les simulacres blancs ;

Alors si du Carmel, où veille la prière,

Tinte à coups mesurés la cloche hospitalière,

Si la brise, en passant sur le couvent latin,

Porte au camp dévasté ce murmure lointain,

Le soldat expirant, que trouble un dernier songe,

Recueille avec effroi le son qui se prolonge ;

Il retrouve, à la voix qui descend du Carmel,

Un confus souvenir du culte paternel,

Et croit qu’auprès de lui, sous ces tristes murailles,

Le lamentable airain sonne ses funérailles.

Non, généreux guerriers ! dans cet asile impur

Vous ne mourrez pas tous de ce trépas obscur !

La rage du fléau bientôt sera trompée :

Les uns vers le Delta périront par l’épée ;

D’autres, dans les hameaux de leur lointain pays,

Parleront du Thabor et de Ptolémaïs.

Souffrez encore un jour ; à la prochaine aurore

Un prodige sauveur à vos yeux doit éclore ;

Elle brille : au dehors de ces arceaux voûtés

Quel son long-temps muet retentit ? Ecoutez !!!

La fanfare du camp, qui dans les airs expire,

Chante l’hymne :Veillons au salut de l’Empire.

Distinguez-vous la voix des soldats attendris ?

Le nom du Général se mêle à tous ces cris ;

La foule vers ces lieux semble être convoquée,

Le long murmure approche ; on ouvre la mosquée :

Un peuple de soldats arrêtés sur le seuil

Mesure avec effroi ce long palais de deuil…

Tout-à-coup, s’arrachant à ces groupes timides,

Plus calme qu’à Lodi, plus grand qu’aux Pyramides,

Bonaparte est entré ; ses plus chers généraux,

Kléber, Reynier, Murat, escortent le héros ;

Il marche, et de mourans la salle parsemée

Tressaille sous les pas du père de l’armée ;

Dans les regards éteints un céleste pouvoir

Fait luire à son aspect le reflet de l’espoir ;

De ces rangs désolés compagnes assidues,

La douleur et la mort sont comme suspendues,

Et dans leurs lits de jonc les spectres enchaînés

Se dressent un moment sur leurs bras décharnés :

Tous invoquent des yeux l’homme que Dieu protège ;

Et tandis que les chefs qui forment son cortège,

Pâles imitateurs d’un magnanime effort,

Pour la première fois tremblent devant la mort,

Et, dans cet air chargé d’atomes homicides,

Se penchent avec soin sur des parfums acides,

Lui, le front découvert, prononce dans les rangs

Ces mots mystérieux qui charment les mourans ;

Sur ces lits qu’il dénombre étendant sa main nue,

Lentement il poursuit cette horrible revue.

On vit en ce moment le magique docteur

Porter dans chaque plaie un doigt consolateur ;

Au souffle du malade il mêlait son haleine,

Découvrait les tumeurs qui se cachent sous l’aine,

Et dans ce temple impur, dieu de la guérison,

Il promettait la vie en touchant le poison.

Alors sous les arceaux de la funèbre voûte

Retentit une voix que le silence écoute :

« Soldats, le monde entier contemple vos destins ;

La République a lu vos premiers bulletins :

Le Nil conquis par vous a roulé dans son onde

Les premiers cavaliers de l’Egypte et du monde.

Combattus par la soif et les déserts mouvans,

Vos bataillons vainqueurs ont reparu vivans ;

Le Jourdain prisonnier vous doit sa délivrance,

Et la voix du Thabor parle de notre France !

Ce lieu de tant d’exploits serait-il le cercueil ?

Si, veuve de ses fils, la République en deuil

Me demandait un jour : Qu’as-tu fait de l’armée ?

Où sont ces vieux soldats si grands de renommée,

Ces vainqueurs de Mourad, des Beys, des Osmanlis ?

Faudra-t-il lui répondre : ils sont morts dans leurs lits ?

Levez-vous ! Ranimez votre force abattue :

Bien plus que le fléau l’effroi du mal vous tue ;

Sur un lit de douleur comme au sein des combats,

La mort est moins funeste à qui ne la craint pas.

Vivez ! Nous quitterons, demain avant l’aurore,

Cette horrible cité que la peste dévore ;

Ici votre ennemi se dérobe à vos coups ;

Cherchons d’autres combats sous un soleil plus doux.

L’Egypte nous attend ; implacable adversaire,

Mourad a reparu dans les plaines du Kaire ;

Suivi de Mamelucks, bientôt il va s’unir

Aux nouveaux Ottomans campés sur Aboukir.

C’est en vain que du Nil le désert nous sépare ;

Marchons ! Au moment même où ce peuple barbare

Nous croit ensevelis au pied du Mont-Thabor,

A ses yeux étonnés reparaissons encor,

Et, vengeant d’Aboukir le sanglant promontoire,

Couvrons un nom de deuil par un nom de victoire ! »

 

CHANT HUITIEME.

ARGUMENT.

Les tentes du Bosphore. – Mustapha et Mourad-Bey. – L’armée d’Orient réunie sur le promontoire d’Aboukir. – Nouveaux auxiliaires égyptiens conduits par El-Mohdi. – L’artillerie volante. – Mort d’El-Mohdi. – La sibylle du Koran. – Charge de Murat. – Kléber. – L’armée ottomane anéantie. – Dernière nuit de Bonaparte en Egypte. – Epilogue.

 

CHANT HUITIEME.

 

 Aboukir.

Un camp tumultueux, sorti du sein des mers,

A peuplé d’Aboukir les rivages déserts ;

L’Egypte a salué les tentes du Bosphore :

Leur parure se mêle aux couleurs de l’aurore.

A ces rideaux zébrés d’argent et de satin,

Enflés comme une voile au souffle du matin,

A ces frais pavillons couronnés de bannières,

D’armes, de croissans d’or, de flottantes crinières,

On croirait voir de loin un tapis d’Ispahan

Déroulé sur le sable aux bords de l’Océan.

Du sultan de Stamboul la puissance alarmée

Au noble Mustapha confia cette armée ;

L’imprudent, à son maître, en partant, a promis

De parer le Sérail de têtes d’ennemis !

Chaque jour, dans son camp pompeusement traînée,

On voit la longue chaîne aux vaincue destinée,

Et la cage de fer qui, du champ d’Aboukir,

Au château des Sept-Tours doit transporter Kébir.

A ces fiers Osmanlis, sur ce même rivage,

Se joignent, en poussant une clameur sauvage,

Deux mille Mamelucks, escadron épuisé

Que déroba la fuite aux vainqueurs de Ghizé.

Mourad-Bey les conduit ; rusé dans sa défaite,

De la chaîne libyque il a suivi la crête ;

Il a trompé Desaix, et par un long circuit

Aux périls du Désert échappé cette nuit ;

Du pacha de Stamboul ce noble auxiliaire

Dans un dernier effort veut ressaisir le Kaire.

Le fier Circassien, de tant de chocs froissé,

Etale les lambeaux de son luxe passé,

Et montre avec orgueil aux Ottomans novices

Sa face de lion, belle de cicatrices.

La France, défiée aux plaines d’Aboukir,

A ce sanglant duel se hâte d’accourir ;

Du Kaire, du Fayoum, de l’étroite frontière

Où Suez à deux mers oppose sa barrière,

Du Delta nourricier aux fertiles sillons,

Arrivent à la fois nos joyeux bataillons.

Quels sont ces combattans qu’on aperçoit à peine,

Marchant, le long des flots, sur la poudreuse arène ?

L’armée a reconnu leur éclatante voix :

Des gouffres du Désert ressuscités deux fois,

Et vainqueurs du fléau tyran de la Syrie,

Ils viennent pour combattre aux champs d’Alexandrie ;

On dirait qu’aujourd’hui, sous un climat plus doux,

Un noble instinct les guide à ce grand rendez-vous.

« Amis, leur dit le chef, je vous rends à vos frères ;

Dès ce jour les destins ne nous sont plus contraires ;

Dans ce dernier combat que je vous ai promis,

Ecrasez d’un seul coup ce peuple d’ennemis.

Ils sont tous devant vous, soldats ; le Directoire,

Par ma bouche, aujourd’hui, décrète la victoire. »

Il a dit, et déjà ses rapides regards

Ont du camp d’Aboukir mesuré les remparts ;

Devinant leur pensée aussitôt que conçue,

Du combat qui s’apprête il a jugé l’issue :

Dans la plaine il étend ses immenses réseaux,

Et semble marquer l’heure où dans les vastes eaux

Tombera, sans retour, l’armée asiatique.

Tel, sur le haut sommet de sa tour prophétique,

L’homme inspiré qui suit dans la voûte sans fin

Les astres échappés au doigt du séraphin,

Annonce l’heure fixe où, sans heurter les mondes,

Tombent sur notre ciel ces sphères vagabondes,

Et la nuit où, bornant leurs cercles révolus,

Elles percent l’abîme où l’œil ne les suit plus.

Un cri part d’Aboukir ; la redoute qui tonne

A troublé de la mer le repos monotone ;

Aux deux angles du camp par Mourad défendus,

Résonnent les canons que l’Anglais a vendus ;

Et, debout sur le cap, la tour chère au Prophète

D’un turban de fumée environne sa tête.

A ce signal, pareils en nombre à ces oiseaux

Qui dans un jour d’orage obscurcissent les eaux,

Arrivent les tribus de la zône africaine ;

Le hideux El-Mohdi sur ses pas les entraîne ;

Sa voix a réveillé ces enfans des déserts :

L’olivâtre Bédouin sorti des lacs amers,

Le Maure du Sennâr, l’Abyssin qui dévore

La chair des noirs taureaux qui mugissent encore,

L’Arabe qui suspend aux créneaux d’une tour

Sa hutte de roseaux comme un nid de vautour,

Tous les peuples, depuis les rives du Takase,

Bords inhospitaliers que le Cancer embrase,

Jusqu’aux lieux où le Nil, pour la dernière fois,

De la blanche cascade entend mugir la voix.

Devant nos bataillons ces hordes rapprochées

S’arrêtent ; tout-à-coup leurs flèches décochées,

Comme un nuage obscur levé sur l’horizon,

Portent à l’ennemi la mort et le poison.

Autour des rangs français le noir essaim bourdonne :

Tout-à-coup, au signal que Bonaparte donne,

Volent ces artilleurs qui, prompts comme l’éclair,

Font rouler le canon sur ses ailes de fer ;

De sa bouche d’airain la mitraille vomie

Creuse de longs sillons dans la horde ennemie ;

A l’instant le canon, l’arsenal qui le suit,

L’artilleur cavalier, tout s’échappe, tout fuit ;

Sur la ligne où gronda la redoute enflammée,

L’ennemi n’atteint plus qu’une épaisse fumée,

Et vers un but lointain reprenant son essor,

Le canon voyageur tonne et s’envole encor.

El-Mohdi, ranimant ses timides peuplades,

S’écrie, en poursuivant les tonnerres nomades :

« Glorieux instrumens des célestes desseins,

Venez, fils du Désert, Arabes, Abyssins,

Voyez comme le plomb bondit sur ma poitrine !

Mon souffle éteint le feu, mon regard extermine ;

Répandu de mes mains, le sable que je tiens

Abattra dans leur vol les boulets des chrétiens. »

Il dit, en même temps le centaure sauvage

Lance vers l’ennemi le sable du rivage,

Et du divin Prophète invoquant le saint nom,

S’élance sur la ligne où gronde le canon.

Des tribus du Sennâr la stupide phalange

Hurlait avec respect les paroles de l’Ange.

O terreur ! Tout-à-coup le céleste envoyé

Bondit dans un éclair et tombe foudroyé…

Un long cri d’épouvante éclate dans la nue ;

Tout fuit : en ce moment une femme inconnue,

Sibylle du Koran, qui de son noir talon

Excite les flancs nus d’un sauvage étalon,

Vers le corps d’El-Mohdi vole et se précipite.

D’un infernal amour son sein ridé palpite ;

Sa main sèche, exercée à fouiller les tombeaux,

Lie aux crins du coursier le cadavre en lambeaux ;

L’étalon, effrayé du fardeau qui le souille,

Porte au désert natal cette informe dépouille,

Et l’on dit, de nos jours, que le corps du démon

Repose enseveli sous les sables d’Ammon.

A travers la poussière et les flots de fumée,

Les Osmanlis du camp ont vu fuir une armée ;

Ils ne soupçonnent pas que leurs lâches amis

Regagnent les déserts qui les avaient vomis ;

A leurs yeux fascinés les chrétiens sont en fuite ;

Le bouillant Mustapha s’élance à leur poursuite ;

Mourad lui crie en vain : « Quelle erreur te séduit ?

Kébir est devant nous ; c’est El-Mohdi qui fuit ! »

Guidés par leur pacha que son orgueil entraîne,

Janissaires, spahis, se jettent dans la plaine ;

Tous gorgés d’opium, enivrés de leurs cris,

De leur camp protecteur ont quitté les abris ;

Tous, altérés de sang et d’horribles conquêtes,

Pour les tours du Sérail vont moissonner des têtes.

Bonaparte s’écrie : « Ils tombent sous nos coups !

Prends la charge, Murat, la bataille est à nous ;

Va leur montrer ce bras que l’Egypte redoute. »

« - Oui, répond le héros sur la selle grandi,

Tu vas voir si déjà mon bras s’est engourdi ;

Ce sabre et mes dragons t’assurent leur défaite ;

Jamais tu ne m’offris une si belle fête ! »

Il dit, et vers les Turcs, à flots précipités,

Il entraîne avec lui ses dragons indomptés,

Escadrons de géans, dont l’adresse fatale

Pousse comme un poignard l’épée horizontale.

Tandis qu’à leur aspect les ennemis troublés

Regagnent de leur camp les abris reculés,

Kléber aux fantassins imprimant son audace,

De l’étroit promontoire emprisonne l’espace.

Tous s’avancent, l’œil fixe, inclinés à demi,

Et sur le premier rang montrent à l’ennemi

Cette lance française au fer triangulaire,

Du fusil tiède encor sanglante auxiliaire.

Resserrés tout-à-coup dans ce cercle de dards,

Les Turcs épouvantés trouvent sur leurs remparts

Murat et ses dragons, Kléber et son épée ;

La route du Désert aux vaincus est coupée ;

La mer leur reste, asile immense mais trompeur,

Où court le désespoir, où s’engloutit la peur ;

Quelque temps sur les flots ce grand débris surnage,

Mais l’agile artilleur consomme le carnage,

Et des enfans d’Allah refuge désastreux,

L’Océan calme et pur se referme sur eux.

Noble France, bondis d’orgueil ! Sonnez, fanfares !

Sur ce champ de combat dépeuplé de barbares,

S’avance, tel qu’un dieu, l’impassible héros,

Paré de ses soldats et de ses généraux ;

Les drapeaux d’Aboukir, du Thabor et du Kaire,

Couronnent en flottant son chapeau militaire.

Murat, de la bataille arrivé le dernier,

A jeté sur se pas Mustapha prisonnier ;

L’héroïque Kléber, perçant la foule immense,

Vers son rival de gloire avec amour s’élance,

Et sur son noble cœur le presse, en s’écriant :

« Aboukir a fixé le sort de l’Orient ;

Qu’aujourd’hui devant vous tout orgueil se confonde :

Vous êtes à mes yeux aussi grand que le monde. »

Mais la nuit, confondant le rivage et les flots,

Aux vainqueurs d’Aboukir conseille le repos ;

Les soldats, possesseurs des tentes du Bosphore,

S’étendent sur l’arène où le sang fume encore.

Demain, sur ces déserts quand le jour aura lui,

Peut-être ils pleureront leur gloire d’aujourd’hui !

Cette nuit un vaisseau sorti d’Alexandrie

A reçu le guerrier qu’implore sa patrie ;

Il vogue sur les flots, et craint que le soleil

De ses vieux compagnons ne hâte le réveil ;

Tel un père entraîné dans un lointain voyage,

A l’heure du départ qui glace le courage,

De ses enfans chéris redoutant les adieux,

Attend que le sommeil ait pesé sur leurs yeux.

Le père de l’armée, en quittant cette rive,

A surpris dans ses yeux une larme furtive ;

Mais il porte en son ame un regret moins amer ;

Ses soldats sont heureux, il leur laisse Kléber.

Et l’armée orpheline, en sa morne attitude,

Contemplait de la mer l’immense solitude !

Soldats ! pourquoi ces pleurs, ce deuil silencieux ?

Un jour vous oublîrez ces funestes adieux ;

L’homme qui du Désert osa frayer les routes,

Vous le retrouverez dans ces sanglantes joutes

Où, de l’Europe entière acceptant les défis,

La France belliqueuse appellera ses fils.

Chargé d’autres lauriers, sur la terre natale

Il chérira toujours sa gloire orientale ;

Et tandis que ses vœux pressent votre retour,

Les pompes de l’Egypte embellissent sa cour,

Et dans le Carrousel les Mamelucks du Kaire

Ornent de leurs turbans sa garde consulaire.

Et vous qui, plus heureux, vainqueurs d’un long exil,

Aujourd’hui pour la France abandonnez le Nil,

Lieutenans du héros dès ses jeunes années,

A son noble avenir liez vos destinées !

Un jour, sous son manteau semé d’abeilles d’or,

Géans républicains, vous grandirez encor ;

Sa main, en vous jetant des fiefs héréditaires,

Chargera de fleurons vos casques militaires.

Eckmuhl, Montébello, Berg, Frioul, Neufchâtel,

Vous donnerez au camp un blason immortel!

Le glaive impérial qui détruit et qui fonde,

Pour vous en écussons découpera le monde,

Et devant l’ennemi, sous le feu des canons,

D’un baptême de sang anoblira vos noms !

Dans ce drame éclatant de quatorze ans de gloire,

Commencé sur le Nil, achevé sur la Loire,

Vous reverrez un jour vos généraux vieillis,

Soldats du Mont-Thabor et d’Héliopolis !

Vos drapeaux, qu’agita l’aquilon d’Idumée,

Marcheront les premiers devant la Grande-Armée ;

Vos pas ébranleront tout le Nord chancelant

Aux plaines d’Austerlitz, d’Iéna, de Fridland ;

Jours de fête où, perçant un rideau de nuages,

Le soleil dardera ses lumineux présages.

Bientôt des bords du Rhin vers l’Asie élancés,

Emules rajeunis de vos travaux passés,

Epouvantant les Czars la sainte métropole,

Vous irez dans Moscou chercher les clefs du pôle ;

Et quand, pour échapper à vos puissantes mains,

Le pôle, sous vos pieds, glacera ses chemins ;

Quand les rois, secouant leur stupeur léthargique,

Convoqueront l’Europe aux champs de la Belgique,

Une dernière fois parés des trois couleurs,

Soldats, vous combattrez dans ce vallon de pleurs

Où la France, portant son dernier coup d’épée,

Tombera digne d’elle au visage frappée !!!

Alors de ce grand siècle, étonné de finir,

Plus rien ne restera qu’un morne souvenir.

Sur une île de rocs, dans l’Océan jetée,

La gloire et le génie auront leur Prométhée,

Et les rois, l’enchaînant à cet écueil lointain,

Au vautour britannique offriront un festin.

Des nations en deuil sublimes mandataires,

Trois hommes le suivront sur les mers solitaires ;

Ils formeront la cour de son étroit palais,

Et sur un sol impur, sous un soleil anglais,

Volontaires captifs dans l’île sépulcrale,

Serviront sans témoins son ombre impériale.

Ainsi, quand sous la voûte aux funèbres parois,

Memphis vit enfermer le plus grand de ses rois,

Consacrant à la mort un culte légitime,

D’étranges courtisans suivirent la victime ;

Et d’une gloire éteinte escortant les débris,

Vivans, dans son tombeau, gardèrent Sésostris !!

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