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TRACTATUS

Editions CARÂCARA

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Utopia
-analyse spatio-syntaxique-

 

 

Cet article évoque la question des utopies dans le cadre de cette volonté de comprendre les faits littéraires grâce à la méthode issue de la théorie des catastrophes : s'intéresser aux dynamiques amenant à la construction d'un espace stabilisé. L'utopie a toutes les chances de bien répondre à cette problématique en ce sens qu'elle construit un espace avant tout et le stabilise fortement. Cependant les phases de transition sont évacuées par le fait même qu'une utopie tend à s'exclure du temps et de la temporalité. Tout se fige en une description objectiviste qui achève le récit. Nous avons donc un cas de figure où loin de fabriquer un continuum spatial l'utopie se fait "point", discrétisation certaine de nature à nous échapper. Le sens étymologique du mot "utopie" , à savoir "non-lieu", retrouve alors toute sa valeur. Telle est son paradoxe de se proposer comme un espace et de mourir à la représentation. Ce qui revient à dire aussi, par contraste, que les vrais espaces biophysiques existent seulement tant que les phases transitionnelles qui les ont fait naître demeurent actives, tant que leurs bordures sont actives et réactives, en contact avec d'autres régimes, là où l'utopie se définit comme n'ayant plus besoin de bordures et de plus en plus centrée sur elle même.

L'article s'écarte de toute analyse par le biais sociologique ou psychanalytique qui ont le plus souvent servi à analyser l'utopie.

On part de cette idée que l'utopie est une construction d'un espace "abstrait", cependant beaucoup plus géométrique que dynamique.

1) Eléments de géométrie :

L'observation signale que l'utopie est toujours un lieu protégé par un rempart, des portes secrètes, une barrière de rochers, ou des mers (parfois l'air) impraticables : dans ce cas, elle tend à être "cercle", lieu de perfection protégée, autosuffisant, sans altération (les "bords" sont infranchissables). Lieu clos, boudoir (chez Sade), jardin (chez Sacher-Masoch), prison.

On observe que l'utopie tend à répéter dans l'infime son organisation, à projeter sa structure formelle à l'infini, selon un principe de symétrie qui renverrait à un objet fractal. L'architecture est l'élément-clef de l'utopie ; cet art manifeste alors une organisation centripète (point-centre, escalier, tour, galerie, entrée ) ; l'utopie réclame un "cur" à partir duquel se distribue son pouvoir à toutes les parties.

2) Pour une dynamique secrète :

A) Concevoir le point de départ de l'utopiste : son récit n'est pas le propre d'un écrivain littéraire (interrogeant par son art la réalité) mais d'un "transfuge" du domaine politique, utilisant le biais littéraire à ses propres fins. On ne peut faire de la République de Platon, ni même des uvres de Sade ou de Fourier des uvres littéraires, seulement des uvres se teintant de littérature. La fiction utopiste est proposée comme un modèle dont la perception est rendue plus aisée par des images (rôle du mythe chez Platon) ou l'attraction plus forte grâce à des personnages (chez Sade).

Si l'utopiste quitte le domaine politique dont il dédaigne les moyens d'expression (action politique, ou écrits dont les genres sont le discours, l'essai, le traité) pour investir le domaine des Lettres, c'est pour deux raisons conjointes :

- l'insuffisance ressentie d'une fonction du politique, à savoir celle de définir pour un groupe d'hommes des finalités expliquant et justifiant leur rassemblement (une idéologie leur donnant un destin est sujette à l'usure) ;

- l'incapacité du champ littéraire à bloquer cette intrusion par suite de son affaiblissement à répondre à l'attente du Politique (ses uvres antérieures formulaient un idéal s'alimentant aux finalités admises et crues du Politique)

Mais si P (politique) est affaibli en partie, l'utopiste "émigre" en L (littérature) pour bénéficier de la place laissée vacante d'uvres littéraires et des avantages de L (accès aux hommes, gloire, liberté de la fiction)

On vérifiera sans difficulté que ces deux raisons sont les conditions de l'apparition de l'utopie. Exemples : les utopies du XVIIIème s. dont le nombre augmente quand on se rapproche de la Révolution française ; Platon et la crise athénienne née de la Guerre de Trente ans anéantissant l'empire, les hommes et le système démocratique d'Athènes ; Thomas More et la misère des paysans ruinés par l'enclosure (au champ cultivé, on préfère la prairie à moutons dont la laine s'exporte et enrichit quelques uns, sur lesquels s'appuie le roi Henri VIII inventant de surcroit une forme de religion adéquate à ses desseins).

On différenciera les périodes où l'utopie circule, est lue, de celles où elle existe, venant d'individus au psychisme instable, écrivant de l'utopie mais dont les ouvrages n'auront d'écho qu'en période de doute sur les finalités politiques d'un pays et en période conjointe de vide créatif (détournement des talents vers d'autres besoins).

La logique de P (agir sur les hommes, déterminer leur comportement) n'est pas celle de L ("occuper" le Temps : même si une uvre "agit" sur un lecteur en l'émouvant, cela ne fait que combler quelque vide en soi jusque là non-disponible et inclure dans sa temporalité celle d'un autre homme, si bien que le Temps - ensemble vide - est ainsi rempli, occupé par autant de temporalités). Leur rencontre n'est donc pas un mixte mais un "patchwork" (les deux matériaux se voient, ne fusionnent pas). Ce qui ressort du Politique le demeure, ce qui est artifice littéraire est de l'ordre de l'habillage (Cf. la République et le récit plus romanesque de l'Atlantide commencé dans le Timée, inachevé dans le Critias : la fiction politique prime sur la fiction romanesque ; cf. Sade séparant récit de la perversion et commentaires pour lui essentiels ; Erasme allégorisant une aventure dans l'Eloge de la folie mais avocat déclaré de l'utopie évangélique dans Querela pacis ; cf. tous ces récits utopistes où le voyage pour atteindre le lieu utopique figure à peine comme vraisemblance romanesque et où l'attention est portée à la description politique de l'utopie visitée).

Toute rencontre de deux organisations sémiologiques différentes (en fait deux energies) peut se faire selon quatre modes : affrontement, glissement de l'un sous l'autre, émiettement de l'un par l'autre, emboitement unidirectionnel. Ici, comme P réduit L à un rôle de figuration, on dira que P est en position d'imposer sa volonté. P pourrait alors vouloir la disparition de L (censure), le dissimuler sous son activité triomphante (imposer ses genres oratoires comme modèles de l'art), le morceler à sa guise (commandes officielles multiformes), le faire servir à ses besoins (art officiel, endoctrinement, propagande). Etant donné que P et L sont en état l'un de doute et l'autre de faiblesse, c'est le mode de l'emboitement qu'il convient de choisir : faible résistance de L attiré par le besoin de finalités évoqué par P, emprunts de P à L comme une invitation à être aidé. Il s'ensuit que l'utopie est foncièrement anti-conflictuelle non pas au sens qu'elle ne s'oppose pas à une société réelle mais au sens qu'elle se construit sur l'accord de deux régimes différents et faussement unis (fiction politique et féérie littéraire convergent dans un esprit de connivence quoique sans jamais cesser de se différencier pour que l'utopie puisse paraître possible par sa vérité et attirante par sa fantaisie).

B. Construire le lieu utopique : aboutir à distinguer plusieurs lieux utopiques selon une classification moins thématique que par attribution d'emplacements sur un espace de contrôle.

- Premier paramètre : la représentation de l'espace dans les uvres littéraires.

Aucun genre ne peut en faire l'économie car cette représentation est une variable de la fonction rationnelle qui donne une cohérence à l'uvre en tant que système de sens : plus l'espace tient de l'importance, plus l'enchaînement causal est affirmé. Ce que l'on appellera "spatialité" est alors l'attention portée au passage d'un lieu à un autre (constitution d'un continuum).

Ainsi prenons trois lieux A B C (pour qu'il y ait début de série) et observons ces possibilités :

a) A B C sont séparés ; on passe de l'un à l'autre sans description mais par un saut ;

b) A et B sont unis par une transition ; C reste séparé ;

c) A et B et C sont unis par deux transitions ;

d) A B C disparaissent au profit des transitions.

Le stade "a" représente les plus anciens récits de l'humanité ou les plus immédiats (ensemble de cartes dissociées). L'endroit porte en soi des valeurs conflictuelles singularisantes où l'on ne peut entrer sans subir sa tension. Le héros y est attendu dans ce but, à la manière d'une découpe laissée vide que seule une silhouette peut occuper.

Le stade "b" est celui du voyage romanesque et imaginaire, et aussi de l'utopie à son origine. Il faut qu'il y ait une coupure entre A-B et C. A est le pays réel, B la destination ; entre A et B on place un voyage. Quant à C, c'est le lieu non-prévu, remplaçant momentanément B. La transition est passive, subie, appelée péripétie, accident fortuit, rebondissement. (cf. in Rep., le "voyageur" interrompt son trajet du Pirée à Athènes par un séjour chez un ami d'où naît ce lieu utopique par le biais de leurs discussions ; de même que dans un roman, l'aventure est représentée par ces bifurcations de destination plus ou moins intempestives, de même l'utopie réclame une transition soudaine au caractère exceptionnel - tempête, naufrage, accélération - dont l'atténuation indique une évolution du genre utopique).

Le stade "c" est celui du roman réaliste européen (Balzac, Flaubert). L'organisation des lieux dépend de la force transitionnelle qui permet d'aller en A B C, d'y revenir et de les ordonner. Le lieu est l'objet d'une visée intentionnelle ; s'il est imprévu, c'est seulement pour ne pas répondre à cette visée (au stade "b", on l'accueillait comme la marque d'une visée supérieure, d'un destin s'exprimant) et donc pour instaurer une correction de la visée.

Le stade "d" fait disparaître les lieux dans des trajectoires. Continuum à peine ponctué de lieux remarquables qui se diluent sous l'effet de la lumière par exemple (le cadre spatial ne se veut plus rassurant et cadre, mais instable et poreux) ou qui se défont en intensités variables (véritables crises catastrophiques). L'enjeu est ce substrat spatial devenu cause formelle.

On conclura en disant que l'utopie emprunte à ces quatre possibiltés mais tient une place très moyenne dans cet effort de cohérence, cette rationalité donnée par la représentation continue de l'espace : le système sémiologique qu'elle constitue est entaché de "défauts" dans la spatialisation pour ne pas interroger et définir les "passages" d'un lieu à un autre et même d'un plan réel à un plan symbolique ; il n'admet pas non plus un espace de contrôle (qui serait l'acceptation d'une réalité - matérielle ou imaginaire - faite de résistances et de conflits) puisqu'il veut s'extraire par une coupure non pensée (le récit utopiste est schizophrénique) : enfin il n'est là que pour utiliser des effets littéraires.

 

- Deuxième paramètre : le désir se tient au cur de l'utopie comme une menace (le réduire, réformer la nature humaine) ou comme un principe actif de bonheur (chez Fourier, l'on se sert des instincts pour que fonctionne au mieux la société). Sans entrer dans la nature du désir (est-il un ou plusieurs ?), nous en ferons la variable d'une fonction narrative que nous appellerons "principe de rection" (le fait qu'un verbe gouverne un cas est dit "rection").

Donnons d'abord au(x) désir(s) ce rôle de moteur qui revient au verbe, et aux cas de représenter les moyens mobilisés pour satisfaire un désir. Le principe de rection sera alors cette capacité du récit à harmoniser moyens et désirs : par exemple, un homme aime une femme ; pour la posséder, il peut la séduire de gré ou de force, l'épouser, l'acheter, lui plaire et le récit de ses amours se construit sur l'emploi d'une modalité par rapport aux autres renvoyées en annexes (sorte d'inconscient du récit), en fonction aussi des valeurs de sa société. A l'instar des cas, ces moyens ne sont pas infinis, étant des résolutions possibles à un conflit. Le désir s'inscrivant donc dans tout récit comme permettant une répartition des rôles, on peut l'estimer comme une variable à partir du moment où on peut le voir décroître. Il devient la variable d'un récit. Autant dans le cas où il reste verbe, autant cela tient du récit général littéraire (avec un fort contact avec des tensions), mais le propre de l'utopie est de l'enlever de cette place traditionnelle.

Voyons qu'il se réduit souvent, n'est plus verbe mais nom (un état de fait) se constituant comme un concept par son extension. C'est le propre d'une fin de récit de stabiliser ainsi une série d'évènements sous une rubrique finale. Or le récit utopiste s'achève lorsque la description s'achève, le désir de penser à partir de ce lieu le fait ressembler à un concept où se tenir pour juger du reste.

Mais la disparition du désir peut encore s'accélérer et fondre dans cette autre catégorie grammaticale, celle des adjectifs non qualificatifs, c'est-à-dire basculer sur le versant objectif du locuteur. L'Utopie est là (déictique), elle est première et unique (numéro-cardinal), elle est propriété de certains (possessif), nulle part (indéfini), interro-exclamative (que dit-elle? quel merveilleuse est-elle!). Le désir se rigidifie en une chose, n'a rien à mouvoir ni à penser, il devient un bloc d'existence sans prise (à la façon de ces systèmes de pensée omni-explicatifs). Il y a de la paranoïa à ce stade de l'utopie.

On peut donc dégager trois grands types d'utopie (verbale, nominale, adjectivale) selon un degré de reflexion s'achevant : Platon, More, Fourier. Si on couple ce paramètre au précédent en considérant que l'utopie n'est pas un genre littéraire et donc peut utiliser les quatre stades décrits, on obtient douze emplacements pour l'investigation.

On pourrait même considérer qu'à l'intérieur de chaque utopie, ces douze emplacements existent et, certains inemployés, d'autres indiqueraient un trajet (du verbal-stade d au nominal-stade a et retour au verbal-stade b, par exemple) qui donnerait à chacune d'elle sa configuration spécifique. Il n'empêche que nous voyons l'achèvement de l'utopie (son extremum) dans cette adjectivation réifiante : d'où son matérialisme si souvent noté, son absence de transcendance, son univers mortifère. Si le récit s'achève dans l'utopie, parallèlement le logos s'épuise à n'être qu'adjectifs non-qualificatifs, sorte de langue basique primitive où l'on n'a plus qu' à dire "ce" , "mien" ou "quel" etc.

Accuser l'utopie d'illusion, c'est peut-être rappeler que la réalité nous échappe, mais qu'une objectivation parfaite qui l'atteindrait ne nous apprend rien comme toute prédiction complète. De toute façon le but de l'utopiste étant de construire une échelle de valeurs, il est normal qu'il la veuille inébranlable et fixe : point de repère du côté des choses.

 


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