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PREMIERE PARTIE
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CHAPITRE I Des navigations ni réelles, ni imaginaires
1) Comme des emblèmes d'une époque
2) En conséquence
3) Des navigations antiques
4) Le Moyen Age irlandais:
5) Les Temps Modernes :
6) Orientalia: a) Le monde musulman b) Le monde iranien c) Le monde indien
7) Conclusion
CHAPITRE II Parentés et affinités apparentes
1) La katabase ou descente aux enfers
2) L'anabase ou voyage céleste
3) Pèlerinages, quêtes, continents disparus
4) Conclusion
CHAPITRE III Figures spatiales et modes de connaissance
1) L'Enéide, premier type de parabase :
2) Le Dit du Vieux Marin, deuxième type de parabase
3) Ulysse
4) Conclusion
L'excitation joyeuse qui prélude à quelque voyage commencé sous d'heureux auspices l'emportera toujours dans nos consciences sur l'angoisse de partir, sur la crainte des soucis futurs et l'impuissance où nous sommes de réunir toutes les conditions favorables.
Malgré les désavantages probables, notre voyageur attend peut-être moins l'acomplissement exact d'un itinéraire qu'une rencontre imprévue. Et de plus, il s'est embarqué, confiant sa vie aux caprices des flots.
Nous aussi, nous nous engageons de prime abord dans un domaine agréable, propice à la rêverie : le souvenir des débuts heureux, sert à atténuer les inquiétudes qui surgissent d'un horizon tourmenté.
Une étude comparative des navigations imaginaires est longtemps restée inutile, vu la fascination commode qui entoure chacune d'elles. Vouloir les saisir ensemble, et comprendre leur essence, revient à ruiner cette brume artistique. Si aucune réflexion n'existe à ce propos, aucune assurance n'apparaît non plus de leur communauté. En somme, les conditions ne sont pas réunies pour un trajet aisé et protégé.
Les autorités manquent, les bornes et les signaux sont absents et les tracés qui s'ouvrent vont modifier les opinions premières et le cortège des hypothèses légères. Tout cela s'accompagne d'hésitations, de remords, d'abattements, d'abandons ... Mais chacun de ces arrêts doit précéder un autre départ et son excitation joyeuse renouvelée.
En effet, un "vide" existe, et sans avoir la présomption de le réduire, nous espérons au moins en signaler la présence. Que tous ces récits de navigations imaginaires n'aient pas été rassemblés et comparés, mérite l'attention en raison du poids culturel qu'ils ont dans chacun des pays où ils vinrent au jour. Mais est-ce là la question ?
Nous ne saurions nous contenter de voir la littérature condamnée à être le "reflet" des sociétés, de leurs mentalités, l'expression de désirs et fantasmes retenus, mais nous n'avons pas non plus d'attirance à la regarder comme un jeu tourné sur soi, une citation infinie de fragments et miroitements littéraires, une célébration orgueilleuse de la Forme pour la Forme. Il faut parfois repartir des textes , débarrassés des gloses accumulées par les siècles pour redéfinir une origine oubliée.
De même, ces récits pourraient donner naissance à une étude séparant le véridique de l'imaginaire mais l'intérêt en serait bien mince à considérer ce qu'ils nous proposent et qui nous paraît capital : une représentation de l'espace, une construction même. Or, notre histoire européenne, tant de la pensée que politique, s'instaure dans l'invention d'"espaces" qu'ils soient ceux de "l'au-delà", ceux des terres exotiques ou des nations, ceux de "l'agora" ou du "forum", soit autant de lieux à partager entre les hommes, et qui fondent une communauté.
Les principales règles que nous avons suivies renvoient à l'établissement de faits concordants, à l'usage de points de vue différents, à une constante redéfinition des termes ("imaginaire, au-delà"...) jusqu'à ce qu'ils se subdivisent et perdent de leur force englobante. L'on hérite souvent d'une problématique mal engagée par suite de termes et de concepts imprécis. Le "voyage imaginaire" en est un bel exemple avec son art de regrouper sans distinction aucune.
Le plan adopté a donc ce mouvement :
a) unifier un ensemble de récits de navigation, - exclure les autres récits ;
b) au moyen de leurs représentations spatiales, classer ces récits, - diviser les concepts d'imaginaire et de rationnel;
c) rapprocher ces analyses d'une théorie géométrique (la théorie des catastrophes) portant sur l'origine des formes - s'interroger sur la façon purement littéraire d'exprimer ces mêmes processus de morphogénèse ;
d) établir enfin que ces textes littéraires permettent de conceptualiser des phénomènes intellectuels, historiques et culturels.
En effet, ces récits de navigation exercent une telle fascination au cours des siècles que nous espérons en avoir trouvé quelques raisons. Une célébrité momentanée a des vertus qui s'estompent souvent peu à peu, tandis que nos navigations, même si l'on vient à affadir leur sens, demeurent un "obstacle" que tout créateur sérieux doit franchir : il doit se heurter à leur force d'investigation, contourner leurs inventions formelles, les "ingérer" et les faire siennes pour que son oeuvre se façonne.
A cela s'ajoute le bénéfice irremplaçable de l'aide secrète et spirituelle que portent en elles ces navigations pour qui veut se plier à leur mouvement de découvertes.
Per diversa loca Oceani ...
UNE ENQUETE COMPARATIVE
DES NAVIGATIONS, NI REELLES, NI IMAGINAIRES
"Plumes errantes sur l'eau noire"
Amers Saint-John Perse.
Parmi les récits de navigations, aussi nombreux soient-ils, il est d'abord nécessaire d'écarter toute une série d'oeuvres : journaux de bord, documentaires, oeuvres romanesques. Il s'agit de se priver de toute assise réelle, et vraisemblable, et donc de perdre une part du charme et de la force qui émanent de récits tournés vers ce monde-ci. Il suffit de voir combien instinctivement le critique et le lecteur cherchent dans un récit de voyage imaginaire à redonner une réalité géographique à certains périples, pour comprendre que cette exclusion n'est pas sans conséquence.
Pourtant, nous éliminerons ces récits parce qu'ils peignent plus ou moins un monde réel, possible. L'autre versant, antithétique, concerne alors les oeuvres imaginaires . L'imaginaire, ainsi défini comme opposé au réel ou au vraisemblable, s'apparente à une liberté d'invention totale dans ce cas précis. C'est l'imagination débridée d'un Lucien ou d'un Rabelais, tous deux auteurs de navigations fantasques : le premier dans son Histoire Véritable nous avoue qu'"il est un point sur lequel je dirai la vérité, c'est que je raconte des mensonges" ; le second dans le Quart Livre use de même de sa liberté. On pourrait ajouter les voyages de Sindbad comme référence ancienne, et quelques récits de science-fiction pour plus de modernité. Le goût pour le fabuleux, le plaisir de l'aventure irréelle, l'amour du merveilleux, s'expriment dans ces oeuvres avec un bonheur plus ou moins grand. On ne demande au lecteur que de juger des prouesses inventives, du renversement des valeurs, du rythme et de la variété. Toutefois, ces oeuvres d'imagination, ces récits étranges de voyages sur des mers peuplées de merveilles, n'épuisent pas tout l'imaginaire. Ils n'en sont qu'une vision réduite où l'imaginaire est définie négativement, comme absence de contraintes, et non comme une activité régulée, structurant le monde.
Un troisième groupe de navigations se laisse deviner : à mi-chemin entre une représentation réaliste (vraisemblable tout au moins) et une représentation imaginative (inventée et impossible). L'Odyssée peut servir d'exemple simple à notre propos : elle demeure romanesque et imaginaire, mais n'opte pas pour l'une des deux solutions exclusivement. Le héros connaît la mer, son itinéraire est possible, mais des monstres inquiétants interdisent trop de certitudes cartographiques. On ne sait si une géographie est autorisée ou non, elle est disponible mais non nécessaire. Ce caractère ambigu ne manque pas d'inconvénients : ni romancier, ni utopiste, l'auteur est resté sur sa réserve, n'est pas allé jusqu'au bout des possibilités offertes. Cette situation intermédiaire sera capitale puisque l'on peut se demander à quelle logique ou à quelle réalité correspond cette attitude, ce qui est signifié par là-même, si l'on accepte l'idée que le projet de l'écrivain n'est pas dû au seul souci de jouer sur les deux tableaux pour plaire à tous. Le simple fait que toute étude "centre" son domaine de recherche, peut-il expliquer la place que nous attribuons à ces navigations ? En fait, elle est intermédiaire, non centrale, au sens qu'elle confine deux autres domaines et en tire partie aussi, sans les déprécier ni les organiser.
1) Comme des emblèmes d'une époque
Ces navigations entretiennent avec le pays qui les a vu naître des liens privilégiés alors que leur projet essentiel ou leur récit correspond à un éloignement maximal des cités humaines. Là s'énonce un premier paradoxe : aller vers l'au-delà, rechercher l'ailleurs et l'inventorier, se détourner du quotidien et du possible, sont autant de facteurs qui servent à ce qu'un pays s'identifie à une de ces oeuvres dont le but était d'échapper à cette emprise. Pourtant le doute n'est pas permis : si nous nous interrogeons sur l'expression qu'une civilisation (ou un pays, ou une société) laisse comme trace d'elle-même aux hommes, nous demandant quelle oeuvre littéraire la résume et la nourrit, nous serons frappés de constater que viennent à l'esprit, pour la plupart, les titres de navigations imaginaires. Le réflexe de l'opinion publique les désigne en général comme la quintessence des mentalités ou le témoignage le plus fidèle d'une époque, et l'idée sous-jacente à ce choix est contradictoirement d'estimer que l'oeuvre expose non seulement un monde particulier mais aussi une réflexion universelle et éternelle. La réunion de tous ces aspects n'est pas pour nuire à la célébrité de la navigation en cause.
Une simple liste d'oeuvres très connues suffit. Si l'on veut grossièrement illustrer la civilisation grecque antique, lui donner une "image de marque" courante et comprise de tous, et cela aujourd'hui comme hier et peut-être demain, l'on n'hésitera pas à recourir à l'Odyssée d'Homère : navigation imaginaire, peu propice à décrire la société de son temps puisqu'elle reproduit la vision idéalisée d'une société antérieure, mais connue de tous au point de devenir un nom commun. En fait, la même approche est possible pour Rome avec l'Enéide de Virgile, les "imrama" et la Navigation de saint Brendan pour l'Irlande médiévale, avec les Lusiades de Camoens pour la péninsule ibérique, l'aventure du Déluge pour les peuples sémitiques et mésopotamiens, le Livre des Morts pour l'Egypte pharaonique qui retrace la Navigation du dieu Osiris ou du dieu Râ vers le Royaume des Morts, les sagas de l'Islande, autant de noms surgis sans effort. Les navigations imaginaires dans un sens, font figure pour des esprits pressés, de synthèse visible d'un moment historique, elles élèvent à la puissance une période, malgré leur désir premier d'éloignement marqué par leur quête d'au-delà.
Maintenant, que l'on veuille bien se demander si à chaque tournant historique capital comme la découverte de l'Amérique ou la révolution industrielle, ne surgit pas une navigation, ne serait-ce que le Quart Livre de Rabelais, ou l'oeuvre de D. Defoë (Robinson Crusoé) en les rendant plus maritimes qu'elles ne le sont. Imprécision propre à toute opinion commune autorisée au nom d'une vérité intuitive. Parmi les premières oeuvres d'un nouvel Etat surgissant sur la scène internationale, se fait jour une navigation imaginaire ou une ébauche de ce genre. Nous n'en donnerons que deux exemples : l'indépendance des Etats-Unis et l'indépendance irlandaise ont été suivies ou annoncées par des textes de navigations imaginaires fameux : pour les uns, les Aventures d' A.G. Pym d'E. Poë ; pour les autres, les Errances d'Ossian de W.B. Yeats. Ailleurs, parfois l'oeuvre avorte ou s'interrompt, lors de soubresauts d'une civilisation , lors d'un commencement sans suite. Ainsi pourrions-nous conclure qu'un consensus est observable dans le fait que communément une navigation imaginaire est choisie pour désigner un état de civilisation.
Certes, il ne s'agit pas d'une loi mais d'une tendance dont il est difficile pour l'heure d'évaluer l'exactitude et l'intérêt. Existe-t-il d'autres genres créatifs pouvant jouer aux yeux de tous le même rôle de symbole et de synthèse commodes ? Certainement nous rencontrerions les épopées, les oeuvres poétiques ou quelques textes religieux qui serviraient de semblables prétentions, mais la grande différence avec nos navigations réside dans leur enracinement dans le monde réel des hommes, là où nos récits en mer s'évadent avec plus ou moins de vigueur de ce même monde. Le paradoxe demeure au regard de textes se voulant "étrangers et extérieurs" et qui, pourtant, résument de l'avis général les caractéristiques d'une société, d'une nation ou d'une culture.
Il est évident que nous ne chercherons pas à savoir si cette image donnée par les navigations d'une société quelconque est juste et appropriée, ni à l'expliquer. C'est l'extraordinaire impact de ces oeuvres sur les comportements et la créativité. Une deuxième zone de paradoxe apparaît ici : ce n'est pas l'oeuvre la plus imaginative ni la plus positive qui emporte les suffrages et suscite l'imitation en tant que modèle exemplaire, mais l'oeuvre "déficiente". On répliquerait facilement que la raison du succès de ces oeuvres réside dans ces déficiences mêmes que l'on songe instinctivement à combler mais le paradoxe demeure à les vouloir modèles et références comme si l'inachevé était ici d'une nature spéciale et plus proche de la perfection que la création structurée et pleine.
L'opinion commune ne s'y trompe pas : la navigation imaginaire va être adaptée, imitée, parodiée, reprise de mille manières. Leur influence pénètre les endroits les plus secrets, réservés à d'autres principes d'organisation et l'on ne peut que s'étonner de leur impact sur le réel. En effet, par une vocation interne, la navigation imaginaire place le lecteur loin des rivages connus, à l'écart des routes commerciales, au-delà de ses soucis politiques et familiaux, dans un univers où les rapports humains, ou ceux entre hommes et femmes, échappent au temps et à l'angoisse, face à des êtres défiant les lois naturelles. La description faite de l'au-delà nous entraîne, en dépit des réticences possibles du héros, vers des dérives inutiles et dépourvues des significations attendues et connues.
Il importe de bien poser ainsi ce caractère d'éloignement, d"'écart" propre à la navigation imaginaire afin de mieux comprendre le paradoxe que nous révélions : l'oeuvre ne traite point du monde des hommes, complexe, aux intérêts divergents, avec tous les moyens intellectuels à notre disposition tant rationnels qu'imaginaires, mais l'oeuvre devient un point de référence constant pour une culture et la base d'une série de considérations des plus réelles, en ce sens qu'elle nourrit, illustre, encourage des opinions politiques, des croyances religieuses ou magiques, des discussions philosophiques, voire des recherches scientifiques, des comportements individuels ou de groupe, le tout avec ampleur .
C'est pourquoi une dernière interrogation à propos du caractère paradoxal des navigations imaginaires vient à l'esprit au regard de la réalité qu'elles peuvent bien proposer. Avec elle débute toute une série de réflexions sur la cohérence de la réalité qui nous entoure, tant sur le plan de son origine et de sa finalité, que sur le plan de nos moyens d'action et de compréhension. La navigation, qui raconte une traversée empêchant toute cohérence ferme, qui refuse de se livrer totalement à l'enchantement de l'imagination comme à la satisfaction rationnelle (absence relative de message, de morale), invite à accorder au monde une autre identité.
Là encore, l'opinion commune et la critique se rejoignent pour attribuer à ces navigations une portée philosophique qu'elles ne devraient avoir que par mégarde ou sous réserve, vu qu'elles ne concurrencent ni un traité, ni un roman d'initiation, ni une méditation. L'alternance des moments heureux et malheureux propre à tout drame, ou récit d'une aventure n'y est pas capitale, l'action tend à devenir "linéaire", sans à-coups, la psychologie des héros y est faible, même s'ils se modifient profondément, le style peut abonder en répétitions, en dissymétries, et l'image donnée du monde s'avère fragmentaire.
Le paradoxe est bien dans cette contradiction inattendue qui accorde à l'oeuvre de dégager une cohérence supérieure, d'être une méthode d'approche du réel digne de la science et de la philosophie, alors qu'elle-même se structure de façon opposée à de tels projets. Il suffit de considérer le traitement peut être exceptionnel qu'a subi, à ce sujet, un texte déjà cité et aussi classique que l'Odyssée pour illustrer notre propos et montrer que l'oeuvre fut associée aux conquêtes scientifiques du temps : éclipses, mouvements des marées, art médicinal, se trouvaient au coeur de cette oeuvre, comme des connaissances endormies et n'attendant que d'être réveillées après des siècles d'ignorance où elles n'avaient point été vues.
Inutile de pousser plus loin cette analyse des opinions communes reposant sur des paradoxes assez curieux. L'on ne saurait les forcer davantage, les transformer en contradictions logiques, là où l'imprécision et l'intuition s'arrangent pour établir un consensus à peu près stable. Mais l'apport de ces trois zones paradoxales n'est pas nul : les navigations imaginaires invitent à la réflexion. Résumons ces paradoxes :
a) Une civilisation (ou une société, une nation) se reconnaît dans une oeuvre qui lui tourne le dos.
b) Une infinité d'applications s'effectue à partir d'une oeuvre qui ne possède pas les qualités nécessaires à un modèle.
c) Une signification transcendantale ou scientifique est accordée à une oeuvre qui prône l'errance, l'erreur, le fragmentaire dans sa constitution interne.
2) En conséquence
C'est au moyen de trois facteurs qu'il sera possible de constituer un corpus de textes qui servira à une étude comparative. Nous obtenons ces trois paramètres grâce aux paradoxes que nous avons pu relever, en leur donnant un caractère plus strict et une valeur de définition. En effet, il suffit de partir des caractéristiques immédiatement perçues des navigations pour se rendre compte qu'elles illustrent plus ou moins, selon leur identité propre, les trois tendances ou principes suivants :
a) La navigation imaginaire est un moment de dérive (ce qui la différencie de tous les récits où accoster, aborder, atteindre un port, prédominent au détriment de toute traversée). C'est le temps perdu ou passé en mer qui occupe surtout l'auteur et son héros.
b) La navigation imaginaire fuit les cités humaines , s'oriente dans le sens opposé, se veut en rapport avec un "ailleurs" ou un "au-delà" (ce qui élimine toutes les rêveries de cités parfaites, utopistes, réinventant le monde).
c) La navigation imaginaire est imaginairement pauvre , inférieure à un projet vraiment imaginaire, comme elle présente des manques logiques ou des inconséquences qui nuisent à sa perfection (ce qui exclut tout récit privilégiant l'enchantement pour l'enchantement ou la bizarrerie logique).
Nous déduisons ces principes des paradoxes précédents en les schématisant, en ignorant la relation incertaine qui s'est établie entre l'oeuvre et la société (ou le public). Ne demeurent que les particularités les plus marquées d'une navigation idéale puisque chacune d'elles valorisera plus ou moins ces principes, privilégiera l'un plus que les autres, etc.
Voici donc trois termes simplificateurs pour nommer les trois principes devant guider l'établissement du corpus :
- le facteur d'errance : parmi tous les voyages "imaginaires", seuls sont à retenir les voyages en mer qui racontent une errance dont la durée est primordiale et constitutive du récit
- le facteur d'a-politisme : ce qui compte tout au long de ces navigations, c'est moins l'observation d'autres communautés humaines (leurs lois, leur organisation) que la représentation d'une Altérité ou l'état émotif que connaît le héros
- le facteur de manquements logico-imaginatifs : cette dernière délimitation est la plus difficile à cerner, elle souligne la difficulté où se trouve engagé ce genre de littérature, de n'avoir qu'un minimum de points de référence, de devoir se contenter d'un doute constant, ou d'une mise en oubli du monde apparent.
Cette attitude éloigne ces navigations des systèmes rationnels et imaginaires dont elles utilisent moyennement les possibilités, méfiantes à l'égard des mécanismes du rêve, de la rêverie ou de la raison. Cette affirmation peut paraître gratuite pour le moment : nous la tirons des paradoxes précédents où l'oeuvre est ressentie comme un modèle inachevé, à compléter par des suites, des imitations, des considérations philosophiques et autres. Il ne s'agit pas pour ces textes d"'inventer", de surcharger la réalité d'un nouveau poids de formes étranges ; il ne s'agit pas non plus d'élaborer une représentation exacte du monde que la raison pourrait expérimenter, mais il y a lieu de penser que certaines insuffisances logiques, certaines retenues imaginatives, visent une autre approche du monde.
C'est pourquoi le terme d"'imaginaire" ne convient qu'en partie. Il y aura lieu d'en proposer un autre dès que nous aurons dit quelles oeuvres correspondent aux trois délimitations précédentes : nécessité d'une errance maritime vers l'ultime ; l'a-politisme ou non-réflection des sociétés humaines ; incohérences momentanées significatives de passages ou incomplétudes rationnelles et imaginaires.
3) Des navigations antiques
Prenons au départ de notre tradition ce passage de la Bible où Noé embarqué sur son arche n'a plus de direction à tenir, puisque tout est englouti (principe d'errance), n'aborde en aucun port et s'éloigne à tout jamais de toute cité (principe d'a-politisme), néglige de nous décrire la prodigieuse turbulence des eaux du déluge, les pensées qui l'assaillent, la capture des espèces animales et tout particulièrement celle des poissons dont on ne sait si elle fut nécessaire (principe de manquement logique et imaginatif). Le texte biblique ouvre le chemin , parce qu'il résonne à travers toute la Bible, repris sous d'autres formes, réduit à une symbolique ou à un point de départ essentiel. Qu'il suffise de rappeler brièvement dans ce contexte l'épisode de Moïse, enfant abandonné dans une nacelle aux flots du Nil, et traversant la Mer Rouge pour errer en plein désert, ce qui illustre bien nos trois principes ou l'épisode de Jonas jeté en mer (alors qu'il fuyait l'invite de Dieu), avalé par une baleine, et finissant par accepter sa mission auprès des hommes : l'absence de direction s'observe lorsqu'il demeure dans le ventre de la baleine, comme l'insuffisance rationnelle et imaginative (donnons en contraste l'Histoire Véritable de Lucien, où le héros avalé par une baleine, découvre à l'intérieur forêts, peuples, tout un microcosme, ce qui dénote d'une surenchère imaginaire supérieure au récit de Jonas).
Jonas préfère le monde des hommes, et fuit l'appel de Dieu, ce qui correspond à notre principe d"'a-politisme" d'abord refusé par le héros qui doit ensuite obéir sans discussion à l'ordre divin de rappeler aux hommes la présence d'un Au-delà. Signalons à ce propos que Jonas signifie en hébreu "colombe", ce qui bien sûr, nous renvoie directement à la colombe lâchée par Noé à la fin de son périple, dans l'idée de retrouver une terre ferme où reconstituer le monde humain.
C'est pourquoi rien n'empêche de considérer ces trois récits bibliques comme des navigations, même si leur étendue n'est pas excessive, en raison toutefois de leur importance à l'intérieur de la Bible toute entière.
La "navigation de Noé" a été souvent rapprochée des différentes versions mésopotamiennes antérieures du déluge dont le héros est Gilgamesh, au point que l'épisode de la Bible passe pour être un remaniement de ces anciennes épopées. Ainsi, Gilgamesh s'aventure sur mer pour rencontrer Um-Napishti, aux travers des eaux de la mort, parce que ce dernier a obtenu des Dieux l'immortalité, après avoir été sauvé d'un déluge général. Le voyage de Gilgamesh est une progression vers le moment espéré où un homme devenu immortel saura lui dire le secret de la vie éternelle, ce qu'il n'obtient qu'en s'éloignant des villes où il règne (principe d'a-politisme) ; mais par le récit qu'Um-Napishti fait de sa propre navigation, lors du déluge, l'on retrouve l'errance et le manquement logico-imaginatif (absence d'explication, par exemple, des raisons de ce déluge puisque les Dieux ne peuvent se mettre d'accord). Certes les deux récits sont d'époque différente, et n'ont été associés que plus tard : tout d'abord Gilgamesh revenait de son voyage, sans connaître le récit d'Um-Napishti sur le déluge ; dans les versions plus tardives, Um-Napishti révélait que Gilgamesh descendait par filiation directe de lui-même , et racontait sa propre expérience lors du déluge . Ainsi la juxtaposition de ces deux navigations s'enchaînant, mérite attention parce qu'elles se complètent étonnamment (l'une correspond à une volonté humaine, l'autre à une injonction divine). En elles deux, se retrouvent les trois principes-clefs (errance, a-politisme, incomplétude). Ce qui a été uni dans la tradition biblique par le personnage de Noé, demeure dans les textes mésopotamiens, d'un développement plus grand et d'une bipolarité capitale.
D'autres textes célèbres appartenant à d'antiques civilisations et trop connus pour être décrits longuement viennent en mémoire : l'Odyssée, l'Enéide, les Argonautiques, des passages du Livre des Morts des Egyptiens. Seuls quelques passages d'errance en mer peuvent correspondre aux trois principes.
Dans l'Odyssée se trouvent deux voyages antithétiques : le premier, celui de Télémaque parti à la recherche de son père, présente ici peu d'intérêt, l'autre, celui d'Ulysse, représente bien l'errance vers les extrémités du monde, l'éloignement à l'égard du monde des humains (dont la complexité est symbolisée par Troie), un déraisonnement menaçant (Athéna, déesse de la Raison, intervient pour activer un retour impossible) au profit d'un imaginaire envahissant (en ce sens, le troisième principe n'est pas absolument respecté d'insuffisance logico-imaginative), mais somme toute conventionnel si l'on en croit G. Germain dont la thèse sur les origines asiatiques de l'Odyssée montre bien tout l'aspect rituel (et non imaginaire) du texte, toute une codification fort commune à l'époque et nullement extravagante qui détruit l'idée d'un récit purement inventif.
Considérons une des imitations de l'Odyssée : les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes (auteur de l'époque hellénistique).
La légende de la nef Argô avait donné lieu à une épopée antérieure à l'Odyssée qui fut perdue ; Apollonios de Rhodes la réécrivit dans un langage proprement homérique, ce qui est déjà fort curieux étant donné que près de six siècles (Homère : X ou VIIIe siècle avant Jésus-Christ; Apollonios de Rhodes : IIe siècle avant Jésus-Christ) séparent ces auteurs et que la langue grecque du Ve siècle avant Jésus-Christ différait déjà de son origine "archaïque". Mais outre cette imitation stylistique, les quatre chants des Argonautiques exposent deux voyages (l'un d'aller, l'autre de retour) opposés, ce qui reproduit cette constante précédemment relevée dans ces navigations d'une double configuration (d'un côté l'entreprise humaine, de l'autre l'intervention divine). Ainsi, Jason, héros argonaute aidé des Dieux, s'en va sans trop d'embûches conquérir la Toison d'Or (premier voyage), mais poursuivi à son retour alors qu'il a enlevé la fille d'un roi (Médée la magicienne), il commet lâchement un meurtre, commençant par là une errance de retour des plus typiques de notre corpus de textes. Une géographie douteuse, imaginaire succède aux rêves symboliques (ses exploits nécessaires à la conquête de la Toison d'Or font penser à une initiation) ; une suite d'événements sans progression cohérente apparaît alors. F. Vian, dans son introduction constate : "à l'aller, l'initiative appartenait aux Argonautes : ils progressaient d'escale en escale vers la Colchide, triomphant des obstacles les uns après les autres, soit par eux-mêmes, soit grâce aux Dieux. Le retour, au contraire, n'est que fuite et errances: fuite improvisée devant la flotte d'Apsyrtos, errances à la recherche de la demeure de Circé, puis à travers une Libye inconnue. L'homme n'est plus que le jouet des événements et du ciel" . Il ajoute : "le calendrier du retour est plus vague que celui de l'aller " , tandis que le héros se trouve affronté à plusieurs épreuves consistant en une perte d'orientation (par exemple les Planctes ces "îles errantes" comme leur nom l'indique). Les trois principes sont facilement reconnaissables. Il semblerait même que le sujet a échappé à l'auteur, que la navigation s'est développée contre lui en un difficile retour qui débordait des concepts initiaux.
Homère maîtrisait mieux le périple de son héros. Ulysse subissait une perte progressive, malgré ses efforts, de ses moyens techniques pour revenir chez lui : une dernière tempête détruit même son radeau (Homère raconte donc cette lente dégradation ou épuration) ; or Jason possède gloire et amour, (acquisition de la Toison d'Or ; amour de Médée), navire indestructible et compagnons en vie, mais son retour est un voyage qui a perdu tout sens, tout but à atteindre, est devenu une fuite et une tromperie (Apollonios de Rhodes décrit ce vide psychologique, ce dépérissement intérieur, un monde livré à la gratuité et au non-sens).
A considérer ce que suggère le principe d'errance, on note un monde rendu à l'indistinction informelle dans la navigation de Noé, un monde victime d'un caprice des Dieux dans le récit d'Um-Napishti, un monde opaque et illusoire, véritable labyrinthe de formes à traverser dans l'Odyssée et dans les Argonautiques.
Une autre navigation appartenant au monde romain se situe dans la lignée homérique : l'Enéide de Virgile. Les six premiers chants sont traditionnellement appelés "l'errance d'Enée", vu que le héros parti des rives de Troie, tente à plusieurs reprises de fonder une nouvelle ville, et doit à chaque fois l'abandonner pour à nouveau courir la mer. La composition même de l'Enéide est à l'inverse de la chronologie d'Homère (racontant d'abord la chute de Troie, et ensuite le retour malheureux d'Ulysse), car elle commence par l'errance en mer et s'achève sur les combats d'installation dans le Latium. Seule la première partie est donc à retenir. De même, il y a lieu d'éliminer deux épisodes fameux qui replacent Enée dans un contexte social et humain impropre aux principes retenus, à savoir les amours de Didon et d'Enée, et la Descente aux Enfers d'Enée. Ce dernier épisode où le héros côtoie l'au-delà, ne saurait intervenir ici puisque, loin de nous placer dans une perspective d'éloignement, il nous est conté la destinée future de Rome.
Après un temps précisément d'errance, Virgile impose à son héros une visite du monde infernal juste avant qu'il ne "s'enracine" dans le Latium, ne s'engage dans une réalité conflictuelle difficile, comme s'il y avait eu "sortie du monde" et qu'il faille y revenir par un passage aussi éprouvant qu'une naissance. La première partie de l'Enéide est capitale pour la formation d'une conscience nouvelle (qui se fait par le biais du héros, mais s'étend à tous) qui nécessite avant tout, comme autant d'étapes, une progressive séparation des anciennes formes conceptuelles, rendue possible grâce à l'errance en mer, et à l'éloignement de toute cité. Quant au troisième principe de manquement logico-imaginatif, il s'exprime en partie dans le doute d'un ordre naturel, composé par les Dieux, dans l'effacement du héros (à peine silhouetté, et trop "moral" pour être vivant), dans ces perpétuels retours en arrière, dans une géographie peu imaginaire, traits qui sont particulièrement évidents dans ces épisodes maritimes (plus tard, pour Enée, la volonté divine s'éclaire, son caractère s'affirme, et l'oubli de Troie se fait).
Enfin, comme les précédentes navigations, il est possible de relever deux voyages antithétiques en soi : le premier où le héros se perd et n'entrevoit point d'issue à des malheurs, s'oppose à la "sécurité" de sa descente aux Enfers (où il est conduit et ne subit aucun outrage).
Le problème soulevé par l'Enéide d'une adéquation partielle de l'oeuvre aux trois principes, se manifeste d'une autre manière lorsque nous interrogeons la littérature sacrée de l'Egypte ancienne.
En effet, il paraît nécessaire de concilier plusieurs textes. L'Egypte a vécu et illustré le concept de navigation imaginative, avec une prolifération étonnante : la barque du Soleil navigue le jour dans le ciel et traverse la nuit le monde des morts ; Isis rassemble au cours d'un périple, les membres épars de son époux et frère Osiris, afin de le ressusciter ; l'âme du mort s'embarque vers l'au-delà et poursuit sa route grâce à une connaissance et une pratique de prières qui l'aident à surmonter les dangers rencontrés dans les tombes, outre le matériel funéraire, il est courant d'y adjoindre la barque nécessaire au voyage de l'âme du mort ; enfin, dans un conte, que la traduction française nous livre sous le nom du Naufragé de l'île datant de la XIIème dynastie (2000 à 1800 avant Jésus Christ), le héros, après une tempête, échoue sur une île couverte d'une riche végétation (fruits merveilleux), où il rencontre un serpent gigantesque qui lui promet retour, richesse et surtout de redevenir jeune.
Ce dernier texte, dont la qualité littéraire l'éloigne des simples récits folkloriques, se rapproche de nos navigations en ce sens qu'une tempête réduit le pouvoir de décision du héros (principe d'errance), que sa solitude (au départ le navire comportait 150 hommes d'élite) le détourne et l'isole du monde humain (principe d'a-politisme), que la disparition finale de l'île annoncée par le serpent laisse le lecteur sur une pénible impression d'incomplétude (à quoi rime sa soudaine apparition ? que nous signifie-t-elle ?).
Une telle navigation résume l'aventure selon un schéma très épuré. C'est pourquoi il serait peut-être nécessaire d'y greffer ces prières tirées du Livre des Morts des Anciens Egyptiens où le rapport entre l'homme et telle face cachée de la création est décrit, et peut par là-même compléter le conte du Naufragé. Comme la première partie de l'Enéide, qui se clôt sur une "renaissance", le Naufragé égyptien obtient une nouvelle jeunesse ; ce retour à une force vive capable d'un recommencement rappelle la quête malheureuse de Gilgamesh qui perdait dans une source la fleur de l'éternelle jeunesse au profit du serpent. Les dons accordés dans l'Autre Monde ne sont pas tous identiques : ni Noé, ni Ulysse , ni Um-Napishti ne sont dans la même situation face à l'immortalité (Noé n'a droit qu'à une longévité de vie remarquable ; Ulysse la refuse ; Um-Napishti la possède sous forme d'exil et sans accéder au statut de dieu).
4) Le Moyen Age irlandais:
Cette question de la structure et du contenu du temps trouve sa meilleure expression dans les récits de tradition celtique que le Moyen Age irlandais nous a laissés et a diffusés à l'Europe entière. Si l'on a pu parler de "miracle grec", il serait bon de voir dans la prodigieuse activité intellectuelle que l'Irlande connut du VIe au IXe siècle (après Jésus-Christ) non seulement l'essor d'une civilisation, mais surtout des traits de génie particuliers dont la portée est universelle.
Dans le Livre des Conquêtes (XIIe siècle) qui narre sur le mode mythique les différentes conquêtes de l'Irlande, il est remarquable que chaque nouvel arrivant accède, à cette terre promise qu'est la "Verte Erin", après une errance en mer débutant en un lointain Orient (égyptien, grec ou scythique). Chaque fondation (il y en aura cinq) s'effectue après un temps en mer dont le Livre des Conquêtes garde le souvenir sans en faire le récit.
Mais symptomatiquement nous pouvons espérer remplacer ces épisodes manquants ou tout au moins leur schéma, par les nombreuses navigations ou "Imrama", autres textes médiévaux légendaires, en particulier cette Navigation de Saint Brendan qui, d'origine irlandaise, eut un prodigieux succès, et la Navigation de Bran d'essence plus païenne et d'une grande qualité poétique.
Ces textes optent d'emblée pour un autre monde régi selon ses lois, cohérent en soi, loin de l'ambivalence résultant du conflit entre la raison et l'imagination, entre le possible et le souhaitable. Cet "autre monde" n'est pas meilleur que le nôtre, ni l'inverse idyllique ni une projection déformée, mais il se présente à la conscience. La navigation serait ce lien ou "continuum" nécessaire à des fragments isolés, qu'elle rassemble selon un idéalisme et une confiance dans l'issue du voyage souvent notés par les celtisants . Les périples irlandais en mer vers l'ultime connaissent une tendresse et une sérénité typiques, un sens du bonheur accessible, une espérance profonde qui, jusqu'à présent, échappaient à nos navigations.
Il n'est pas temps ici de distinguer ce qui appartient en propre au fond celtique et ce qui revient au christianisme. Bien des critiques l'ont tenté, car il n'est pas sûr que l'un ait pu, en fait, s'exprimer sans l'autre. Cinq navigations , à savoir le Voyage de Maël-Duin, la Navigation de Saint Brendan, la Navigation de Bran, le Voyage des Hui Corra, le Voyage de Snegdus et de Riagla, sont à retenir.
Ainsi, la Navigation de Saint Brendan et l'Imram Maël-Duin ont été rapprochées et comparées (la première chrétienne,la seconde païenne) pour donner à l'un de ces deux textes une antériorité qui équivaudrait à une qualité supérieure (jugement contestable d'un point de vue littéraire car l'ancienneté n'est pas en soi un gage de valeur). Saint Brendan opère en plein sacré ; Maël-Duin vise à la variété, à l'étonnement, au roman (le héros cherche le meurtrier de son père). Les deux textes sont de facture différente : d'un côté, quête religieuse ; de l'autre, aventures. Et il n'y a pas lieu de se demander si le premier christianise le second, ou si le second laïcise le premier. On pourrait s'interroger de même sur les rapports possibles entre ces cinq textes, rechercher le modèle premier qui influence les autres, mais la question est inutile dans le contexte qui nous préoccupe et nous préférons poser que leur originalité singulière et suffisante pour chacun d'entre eux nécessite un autre commentaire.
Une autre séparation engendrée par la critique, consiste à différencier deux genres irlandais : "l'echtra" caractérisé par une invite des Dieux auprès d'un héros appelé à visiter l'autre monde ; l'"imram" où le héros s'aventure de son propre chef en mer et dérive vers l'au-delà contre son gré. D'autres critères interviennent (but, motivation), rendant parfois incertaine la situation d'un texte pouvant très bien être tenu pour "echtra" ou pour "imram" (exemple : la Navigation de Bran). La distinction se fera grâce aux trois principes qui élimineront tout texte sans errance. Il importera peu alors de savoir quel genre précède l'autre, ou dans quelle catégorie mettre tel texte, mais uniquement de dégager comment ces oeuvres irlandaises répondent aux caractéristiques des navigations imaginaires.
Voici les deux textes les plus courts qui envisagent la navigation sous forme d'un pèlerinage. Le premier, le Voyage des Hui Corra, narre comment des parents dépourvus d'enfant s'en remettent au Diable pour en obtenir ; le pacte conclu, naissent trois fils (l'un en soirée, l'autre à minuit, le dernier au matin) qui, une fois grands, s'en prennent à toute manifestation de vie chrétienne, tuant prêtres, détruisant églises et couvents, afin de satisfaire leur Seigneur Infernal, jusqu'au jour où ils affrontent leur propre grand-père maternel qui est aussi un prêtre. L'aîné, au cours d'un rêve nocturne, a la vision de l'Enfer et du Ciel, ce qui provoque leur conversion chrétienne et leur volonté de s'amender en restaurant tout ce qu'ils ont détruit. Puis, après avoir exécuté leur temps de réparation, en contemplant le soleil sur le point de se coucher, ils nourrissent l'envie, dans leur émerveillement de connaître les régions où il se couche, de construire un coracle apte à les mener en mer.
Lorsqu'ils s'embarquent avec six autres compagnons, l'histoire de leur navigation commence à peine et n'occupe que la moitié de l'ensemble, preuve de son caractère anecdotique et reproduisant, en le développant, le spectacle de la vision céleste et infernale. Après quarante jours de dérive vers l'Ouest, confiant leur chance à la seule volonté de Dieu (principe d'errance), ils découvrent l'île de la Tristesse, l'île de la Joie (où chaque fois un des membres du groupe débarque, et par mimétisme se réjouit ou s'afflige, mais ne peut revenir, sans que l'on en sache les raisons, principe d'incomplétude logique), des îles aux formes étranges (l'une est montée sur piédestal ou semblable à une colonne ; l'autre est entourée d'une palissade d'airain), mais surtout se montrent à eux, en plusieurs scènes éparses, les peines qui attendent les damnés et les joies des bienheureux, selon une alternance assez régulière qui permet d'opposer avec insistance deux types de tableaux. Les Hui Corra, en vain, espèrent une résurrection qui leur est refusée d'île en île, jusqu'à recevoir l'ordre de rentrer afin d'aider à propager la foi chrétienne par le récit de leurs aventures.
Ainsi, se clôt cette navigation qui illustre moyennement les deux autres principes d'a-politisme et d'incomplétude logico-imaginative, puisque la description des peines infernales ne manque pas d'utiliser l'imaginaire (de même, l'Odyssée n'était pas exempte de ce même déchaînement imaginatif, contraire à la retenue des autres navigations où l'imaginaire "s'effondre" en force suggestive, par abandon descriptif), et de nous renvoyer aux malheurs de l'existence humaine gouvernée par tentations et vices (mais l'Enéide face à notre principe d'a-politisme, ne semblait pas non plus radicale dans ces choix, et s'ouvrait elle aussi sur une eschatologie, comme c'est le cas dans le Voyage des Hui Corra).
En fait, cette navigation irlandaise, comme la suivante, s'apparente mieux à l'autre type de voyage en mer que nous retrouvons dans ces récits imaginaires, à savoir le voyage héroïque volontaire où il y a moins d'errance réelle que des difficultés engendrées par une quête (retards et renvois se multiplient dans l'aventure des Hui Corra, sans engagement profond de leur part). Ici, l'absence d'états émotifs donne une image sereine et achevée de la Création (en dépit des horreurs vues puisque les héros ne font que les côtoyer sans intervenir), que l'on retrouve surtout dans la navigation liée à une volonté humaine. Le monde est complet, organisé, prévisible (tout étant à sa place), représentation détruite par l'autre façon de naviguer laissant trop de traces d'énigmes et d'incertitudes (école du doute et de l'hypothèse) et rompant toute continuité spatiale et temporelle.
Le voyage de Snedgus et de Mac Riagla débute ainsi : à la suite du meurtre d'un roi, à l'autorité abusive , les habitants d'une contrée qui se sont rendus coupables de ce forfait, paraissent condamnés par saint Colum Cille (ou Colomban d'Iona) à être livrés à l'Océan ; ils doivent, en effet, s'embarquer et être entraînés par les courants loin des côtes ; Snedgus et Mac Riagla envoyés de Colum Cille, assistent au départ de ces pèlerins forcés, mais ne peuvent se résoudre à rentrer directement à Iona où les attend Colum Cille, avant d'avoir eux-mêmes tenté un voyage en mer de leur propre chef.
L'exemple des condamnés est assez fort pour les décider à partir. Leur navigation commence alors, occupant environ les deux tiers de l'oeuvre en tout. Le texte signale l'abandon du coracle aux courants et aux volontés de Dieu (l'errance y est donc suggérée) si bien que peut alors se dérouler une série de merveilles (oiseaux doués de paroles et prophétisant ; hommes ayant des têtes de chien, de cochon) dont la plus curieuse est bien l'arrivée sur une île où l'on retrouve les criminels du début absous et vivant à proximité d'Elie et d'Enoch, ces deux sages de l'Ancien Testament montés aux cieux sans avoir connu la mort.
Enfin, l'histoire se termine par la rencontre d'un roi excellent, dont la demeure ressemble à une immense église, qui leur prophétise la venue en Irlande d'envahisseurs puisque les Irlandais ont oublié la Parole de Dieu. Il ne leur reste qu'à rentrer pour annoncer à leurs compatriotes ce triste avenir. L'éloignement des cités humaines n'est pas assez grand dans cette navigation pour entrer dans la catégorie d'a-politisme souhaitée, même si les visions de l'au-delà qu'obtiennent Snedgus et Mac Riagla n'ont pas le côté moralisateur des peines infernales et des délices célestes présents dans le Voyage des Hui Corra. Les scènes se succèdent de manière à rappeler l'Irlande (rencontre d'un héros gaëlique abandonné sur une île, don d'un éventail pour Colum Cille, etc.) et le fait de se confier à Dieu réduit l'errance à un excellent pilotage sans risque majeur. Même soin du récit à combler le manque logico-imaginatif produit par la décision d'envoyer en mer de pauvres condamnés ayant eu le malheur de se révolter contre un mauvais roi : le fait de les retrouver sur une île, exaucés et repentis, donne un sens à l'oeuvre et l'empêche de rester incertaine et surprenante, d'avoir ces discontinuités qu'il nous importe de reconnaître.
Bien que l'oeuvre soit de caractère religieux, elle n'a pas ce souffle et cette inspiration dont nous avons la trace dans les navigations répondant à nos trois principes. La Navigation de Snedgus et de Mac Riagla, comme celle des Hui Corra, appartient à l'un des versants des périples imaginaires : il n'est pas à rejeter puisque, comme nous l'avons constaté, il accompagne, avec quelque maladresse, l'autre versant de façon sans doute à le faire valoir ou à l'équilibrer.
La Navigation de Maël-Duin, récit plus étoffé tant par ses anecdotes que par l'expression donnée aux sentiments, n'en est pas moins délicate à cerner en fonction de nos trois principes, parce que l'élément romanesque prime et nuit à l'élaboration du mythe. Le héros Maël-Duin est élevé par une reine qu'il croit être sa mère jusqu'au jour où, pour le blesser, il lui est dit que sa vraie mère est une nonne (qui fut violée par un guerrier, son père, lequel mourut à son tour sous les coups des pirates). Rien ne peut mieux rapprocher la situation de Maël-Duin de celle si classique d'un Oedipe (né aussi d'une liaison interdite), ou de Télémaque (parti à la recherche d'un père disparu et voyant sa mère courtisée honteusement), situation qui oblige ces héros à partir, à trouver une justification à leur existence, ou à récupérer richesse ou pouvoir (éléments fondamentaux de tout roman).
Maël-Duin entreprend donc de partir venger la mort de son père afin de bien assumer sa filiation. Commence alors son voyage où les phénomènes naturels sont agrandis et modifiés parmi toutes ces îles étranges que le héros visite. Un critique a même pu prétendre avec assez de justesse, que les délices paradisiaques situés en un seul endroit sont dans le Voyage de Maël-Duin répartis entre plusieurs îles en autant d'aspects merveilleux (fruits, couleurs, fontaines, pierres précieuses, femmes splendides). Pour d'autres , ces étapes sont à considérer comme un processus psychique (semblable au Livre des Morts tibétain) où il est enseigné à l'initié, ce qu'il rencontrera une fois mort et comment guider son âme selon les périls et les merveilles, puisque "les différentes îles sont divisées en principes abstraits, telles l'île de la Joie ou de la Tristesse, en formes géométriques, en éléments ou en catégorie de personnes" .
Il ressort de ces dernières remarques que le principe d'incomplétude logico-imaginatif n!est pas correctement illustré. Le charme éprouvé à la lecture laisse moins d'incertitudes que le plaisir de suivre des rêveries.
Certes, lors de l'embarquement, les trois frères de lait de Maël-Duin s'étaient joints en plus au voyage, déclenchant une fatalité sur tout le groupe (condamné à une fausse errance puisqu'elle est le prétexte à conter les prodiges vus sur l'Océan) et sur eux-mêmes : ils ne pourront revenir en Irlande mais demeureront sur les îles qui correspondent à leur destin (l'un sera attaqué par un chat et réduit en cendre ; le deuxième restera sur l'île des pleureurs ; le dernier sur l'île des rieurs). Leur perte provoque une inquiétude ou une interrogation, vu que rien ne nous permet de savoir ce qui leur vaut un tel destin.
Mais il s'agit peut-être aussi d'emprunts à la Navigation de Saint Brendan, de façon à dramatiser le voyage et à conduire Maël-Duin au repentir et à pardonner à ses ennemis, meurtriers de son père (ce qu'il fait en dernier ressort). Si deux de nos principes (errance, incomplétude logico-imaginative) sont médiocrement représentés, le troisième l'est nettement mieux, en raison de cette obligation pour le héros de voir à portée de main les meurtriers de son père se vanter dans leur ivresse de leur meurtre, et d'être dans l'incapacité de les atteindre puisque les vents le poussent au large, loin de l'île où se tiennent ces coupables impunis. Plus rien ne rappelera le monde quotidien des hommes au cours du voyage, si ce n'est l'épisode où Maël-Duin et ses compagnons sont retenus par des femmes et ne peuvent s'en aller qu'en rompant le câble qui s'attache à la main d'un des leurs pour les tirer au port, selon un pouvoir magique. Là, en effet, l'envie de rentrer chez eux est manifestement exprimée, montrant donc que la Navigation de Maël-Duin ne voit dans ces merveilles de l'au-delà qu'un reflet monotone de la réalité, dont la saveur est supérieure . Dans l'Odyssée ou l'Enéide, les errances en des lieux imaginaires, conçus toutefois comme véritables et réels (à la différence du récit de Maël-Duin où le héros n'est pas engagé dans ces visions, mais les voit en spectateur) amenaient une souffrance égale au moins aux misères du monde réel. Le souci du divertissement et de l'émerveillement gène quelque peu l'affirmation d'un réel a-politisme qui s'accompagne toujours pour le héros d'une vraie souffrance.
L'accès à un monde idéal paraît bien être l'originalité de ces textes irlandais . Les oeuvres précédentes n'étaient point marquées par cette confiance en la possibilité d'accéder à un lieu idyllique et en l'existence d'un tel lieu pour les hommes. Accessible par accident ou surprenant le héros, un tel lieu est, dans la culture irlandaise, rendu accessible à des humains encore en vie et posé comme réel. Une nette impression d'optimisme s'en dégage.
Le héros navigateur irlandais effectue un voyage vers des lieux qui sont à proximité du monde des morts, mais qui ne sont pas lieux du royaume des Morts. L'apport du christianisme a, d'ailleurs, développé ce royaume et l'a subdivisé en quatre parties, si l'on adopte la lecture faite par certains critiques des echtrai et des imrama irlandais : l'Olympe ou l'Elysée celtique ou Ciel est le premier endroit ; puis viennent l'Enfer, le Monde de la Joie, le Monde de la Douleur. Le fait que le Ciel et l'Enfer se distinguent du Monde de la Joie et du Monde de la Douleur, permet certainement de considérer ces deux derniers mondes comme proches du nôtre et accessibles peut-être pour un vivant sans que soient dévoilés les mystères de la Justice Divine concernant la mort. Cette séparation est aussi une ouverture à l'intérieur d'un système dualiste (Ciel/Enfer) tandis que ces îles de l'au-delà ont la même position que le monde quotidien, puisqu'elles sont entre Ciel et Enfer de la même manière. Autant dire alors que l'au-delà appartient aux hommes comme une extension de leur activité et une suite normale de la réalité.
Cela explique aussi qu'il devienne vite aussi un lieu laïc d'où le sacré s'absente au profit de merveilles, de richesses, de femmes et de serviteurs qui peuvent être un reflet pur et simple de nos désirs en rapport inverse aux efforts et manques de la vie courante. Une telle dégradation s'observe à certains endroits des navigations irlandaises (surtout celle de Maël-Duin), mais il en reste deux autres qui, par leur pouvoir d'évocation, conservent soigneusement cette vertu d'engendrer le mythe, et non de distraire les hommes de leur misérable existence ou de les diriger par persuasion morale.
La Navigation de Bran développe une aventure en mer, alors que, dans les autres voyages vers l'au-delà ou "echtrai", le héros atteint directement le palais de verre (où l'attend la femme fée) dont l'emplacement correspond à une île ou à l'intérieur d'une colline. Il n'empêche que la navigation en soi, tient une place réduite dans l'oeuvre (environ un tiers), ce qui explique que l'on ait pu hésiter entre "imrama" ou "echtrai" lorsqu'il fut question de classer le récit de Bran.
Tout commence, avant même qu'il y ait embarquement, par un éloignement et un désintérêt du monde immédiat qui saisissent Bran après qu'il a écouté le chant d'une femme venue de l'Autre Monde, pour lui en vanter les beautés et l'attrait. Bran a compris que ce chant s'adressait à lui et qu'il était l'élu de cette femme entrée dans le palais de son roi sans que personne ne l'ait vue pénétrer par une ouverture. Son chant célèbre une île lointaine appelée "Terre de Bonté" ou "Très calme Terre" ou "Terre des femmes" , au milieu d'un Océan devenu prairie où courent les chars, île soutenue par des pieds de bronze blanc, où il fait bon vivre à l'abri de toute maladie.
La description qui en est faite, multiplie les épithètes de couleur (une brume entoure l'île de son voile charmeur) et indique le bonheur qui règne en ce lieu. Mais outre l'appel lancé à Bran de rejoindre cette terre, quelques vers, jugés postérieurs et interpolés annoncent la venue du Christ qui apportera aux hommes les mêmes joies que celles réservées pour l'heure aux habitants de la Terre de Bonté.
Bran parti avec trois neuvaines d'hommes rencontre , sans avoir abordé d'île, Manannan, sur un char, ancien Dieu de l'Autre Monde devenu héros, qui en sens inverse de Bran, va en Irlande afin d'avoir d'une femme un fils dont les exploits seront grands. La navigation est interrompue par les strophes chantées au cours de cette rencontre apparemment fortuite et dont le seul intérêt réside dans la différence d'appréciation du monde qui entoure Bran et Manannan : pour ce dernier, l'Océan est une prairie fleurie où tout est lumineux et immortel, et la barque de Bran navigue "sur le sommet des arbres" . Manannan, enfin, annonce à son tour la venue du Christ pour renouveler le monde perverti par la chute, laquelle paraît avoir épargné les îles de l'au-delà.
Ces vers sont de facture chrétienne et s'imbriquent curieusement dans le texte puisqu'ils sont entre la description des îles merveilleuses et la nécessité pour Manannan d'aller en Irlande en vue d'avoir un fils, dont on ne sait s'il préfigure le Christ ou s'il annonce la fin des croyances en la réincarnation (cet enfant ne doit-il pas prendre l'aspect d'un cerf, d'un chien, d'un saumon ?). A moins de retrancher ce passage d'inspiration chrétienne, le respect de l'oeuvre impose de reconnaître ce manque de logique caractéristique de certaines navigations, cette capacité de concilier le contradictoire ou d'associer les éléments sans chercher à les détruire. La juxtaposition brise l'ordre et laisse en évidence une incomplétude qu'il faut préserver (puisqu'un auteur a conçu cette étrange union de strophes non disparates, mais orientées vers plusieurs manifestations du divin).
Certes, le principe de manquement logico-imaginatif ne s'illustre pas sur ces deux plans : seule la logique est mise à mal tandis que l'imagination nourrit des descriptions assez fantasques et littéraires. Lorsque Bran continue sa route, il arrive près de l'île de la Joie où tous les habitants sont pris d'un rire continu, oublieux de tout souci. Un des compagnons de Bran, descendu sur l'île, ne peut plus revenir, mais demeure à rire sur place. Dans les autres imrama, d'autres personnes se perdaient dans l'au-delà ; ici, la frayeur est absente et aucune tristesse ne naît au départ de ce compagnon, comme si la Navigation de Bran visait une égalité d'humeur qui ignore tout épisode dramatique romanesque. Enfin, Bran arrive sur l'île des Femmes où une reine l'attire au moyen d'une pelote de fil qui se colle à la paume du héros. On ne note donc aucune errance réelle dans cette aventure pour l'heure, si la dernière anecdote ne modifiait ce jugement de fond en comble : un des compagnons de Bran, pris de nostalgie de sa terre natale, convainc l'expédition de revenir en Irlande ; la femme-fée les prévient de ne pas toucher terre ; Nechtan qui désirait tant revenir passe outre cette recommandation et sitôt au sol, tombe en cendres emporté par les flots. L'errance a donc bien eu lieu, mais à un niveau temporel et non spatial. Le temps a passé sans que Bran ne le sache et lorsqu'il eut raconté son aventure aux hommes "il leur dit adieu et on ne sait où il est allé à partir de ce moment là". L'impression que nous en retirons, est bien que l'errance commence alors spatialement, après avoir été subie temporellement. C'est le premier texte qui nous offre une telle disjonction et une telle fin.
Ailleurs, dans d'autres navigations, le temps perd de sa substance régulière et mathématique, indifférent aux espaces traversés dont il ne mesure plus les distances d'écart. Devenu expression d'événements spirituels qui le rythment en durées longues ou brèves à la manière du vers antique, il servait cependant à délimiter la succession de lieux atteints, de passages difficiles, d'attentes sur des espaces indéterminés. La Navigation de Bran, par cette dissociation déjoue les codes habituels de description, et fait mieux ressortir l'originalité d'oeuvres qui possèdent des tendances similaires. Elle nous amène à ce résultat que le Temps est envisagé comme ayant cette même structure irrégulière que l'espace où ont lieu ces aventures : mêmes absences, mêmes points de passage, mêmes superpositions, même richesse d'aspects et de substances.
Il reste une dernière navigation à étudier, écrite cette fois-ci en latin et dont la diffusion sera non plus seulement irlandaise mais européenne : la Navigation de Saint Brendan. La date de rédaction varie entre le VIIe et le Xe siècle sans que l'on sache qui en fut l'auteur (il y a de fortes chances qu'il fût Irlandais, en raison de son latin teinté de tournures irlandaises) et en quel lieu d'Europe le texte fut écrit. Outre de très nombreuses traductions et adaptations en langues vernaculaires, qui se firent sur ce texte, l'on n'est pas sûr qu'il soit premier. Il se peut en effet qu'une Vie du saint l'ait précédé et l'ait fait appartenir au genre si répandu au Moyen Age que l'on nomme hagiographie, mais l'inverse est aussi vraisemblable, à savoir que le succès de la Navigation ait engendré à son tour l'envie de rendre le texte plus conforme aux exigences littéraires du temps en l'intégrant au cadre habituel des vies des saints.
Ces différentes questions auxquelles il faudrait ajouter l'étude des sources et des influences qui donneraient l'explication de l'origine de l'oeuvre, ont longtemps passionné les critiques, au point de négliger quelque peu la valeur en soi du texte.
Saint Brendan de Clonfert reçoit un jour la visite inattendue d'un autre moine qui lui raconte, comment en mer il a été à proximité du paradis terrestre, comment il a pu l'accoster et en fouler le sol. Rien ne peut autant émouvoir Saint Brendan, qui, avec quatorze compagnons et trois moines venus s'embarquer au dernier moment, fait voile vers cette terre promise. Avant d'y accéder, les îles rencontrées seront souvent les mêmes d'une année sur l'autre, tant le voyage d'une durée de sept ans n'hésite pas à répéter et à redire ces épisodes essentiels. Au lieu d'un déroulement incessant d'anecdotes variées, s'impose une monotonie voulue qui va à l'encontre de tout fantasme imaginatif.
De même, en ce qui concerne le manquement logique, la Navigation de Saint Brendan, par le biais d'une alternance entré phénomènes possibles et réels, et phénomènes rêvés, multiplie les inconséquences, ce qui, pendant longtemps eut pour résultat un mépris injustifié pour cette oeuvre : ainsi, les trois compagnons supplémentaires sont laissés sur les îles sans que l'on puisse dire exactement si une fatalité heureuse ou méritée pèse sur eux ; le nombre de quatorze moines se réduit à douze en certains moments de partage de nourriture ; la succession des aventures n'est pas construite à la manière d'une progression ou selon un sens étudié, etc. Nombre d'exemples abondent pour faire preuve de ce retrait volontaire par rapport aux possibilités de l'imagination ou de la raison. Même les merveilles vues en mer, ces "Magnalia Dei" comme il est dit, et qui désignent un énorme poisson sur lequel le navire accoste comme s'il s'agissait d'une île, ou cet arbre couvert d'anges-oiseaux doués de la parole, ou cette colonne de cristal semblable à un axe du monde et entourée d'un filet qui plonge dans l'Océan, ne subissent aucune emphase descriptive, aucune envolée lyrique qui mettraient en valeur formes, couleurs, matières précieuses.
Saint Brendan découvre aussi très vite que sa navigation ne saurait avoir une direction humaine précise mais qu'elle n'est qu'une dérive infinie accompagnée de lassitude, de répétitions, d'interdits qui retardent sans cesse l'échéance. Avec constance et confiance, supportant d'être le jouet d'événements qui, à première vue, sont inutiles mais en fait le renforcent dans sa conviction de la grandeur divine, il endure faim et soif, moins persuadé d'avancer ou de connaître des étapes initiatiques, qu'attentif à l'heure où la Grâce Divine décidera de lui révéler la terre de Promission recherchée. Jamais le principe d'errance ne fut aussi nettement exprimé, puisque l'abandon du gouvernail à Dieu n'est pas le prétexte à une navigation reposante, bien menée, à l'abri des incertitudes et des dangers. Saint Brendan accepte de dériver de manière positive, afin de connaître des états émotifs plus forts, ne serait-ce que l'humilité qui place le regard en contrebas (le coracle dans lequel il navigue, est une embarcation en peaux, peu élevée par rapport au niveau marin). L'idée d'une errance qui aurait des effets constructifs et serait nécessaire sans que l'on y voie une fuite, un relâchement ou une commodité, est très importante, bien que difficile à cerner si nous la situons entre la fatalité et l'insouciance. Le héros peut être victime impuissante d'un destin qui s'acharne sur lui (en quoi, dans ce cas, son errance est valorisée ?), mais aussi il peut souhaiter s'en remettre à sa bonne étoile, par paresse (en quoi, alors, une telle errance serait positive et digne d'être louée ?).
C'est pourquoi, l'errance de Saint Brendan qui ne se fonde ni sur l'un ou l'autre cas, mérite attention : le saint doit obéir mais il doit aussi agir, s'inquiéter, prier. Curieuse position où l'errance subie est à diriger quand même, comme si une logique des contraires simultanés ou conciliés était possible, et définie. A un moindre degré, les héros des précédentes navigations en donnaient l'illustration. Cette notion d'errance n'est pas sans rappeler, de par son caractère ambivalent, le concept indien de "non-acte", cet acte de renoncement et de détachement qui veut que l'on se libère des avantages produits par les actes, mais dont toute assimilation à l'inaction serait fausse. Le héros de l'errance se laisse conduire puisque les conséquences d'un acte échappent toujours à l'homme, comme s'il renonçait à la vaine recherche d'une maîtrise des effets, mais cela ne l'empêche nullement d'accomplir son entreprise, de poursuivre son chemin en fonction de règles de conduite des plus exigeantes. Conciliant avec les accidents qui surviennent, notre navigateur maintient le cap de la pensée vers l'ultime, par-delà ce qui heurte, traverse ou détourne sa route. Les îles que Saint Brendan visite, sont désertes ou habitées par des moines qui ont échappé au vieillissement et demeurent dans l'attente, tout en étant conscients de cet état exceptionnel. Le mécanisme du temps est, dans cette oeuvre, d'une véritable complexité puisque Saint Brendan peut rencontrer des êtres d'une haute antiquité (Judas, l'ermite, Paul, les anges déchus de la création) des moines d'une génération antérieure à la sienne (la communauté d'Albe), voir disparaître trois de ses compagnons, et obtenir d'un jeune homme habitant la Terre de Promission une prophétie quant au devenir de la chrétienté irlandaise victime d'invasions dévastatrices.
D'autres prophéties émaillent le récit, tout au long de ces sept années, afin de confirmer le courage de chacun mais il serait vain de dégager des durées précises à l'intérieur de ce septennat d'errance, comme il ne sera rien dit du temps nécessaire au retour, une fois le but atteint. Ainsi que dans la Navigation de Bran, le temps se dénoue, se brise, libéré de son enchaînement fatal pour le profit des voyageurs, délivrant les êtres et les ressuscitant comme pour rappeler que chaque homme, quelle que soit son époque, est bien à égale distance du regard de Dieu, ou qu'il s'agit de combiner certains efforts spirituels pour retrouver, par perméabilité du temps, des expériences analogues et complémentaires. Ni instrument de mesure régulier, ni durée affective donnant au présent une épaisseur et une richesse prodigieuse. Le temps nous est décrit dans ces oeuvres comme plusieurs trajectoires venues de points d'horizon différents et s'entrecoupant selon une harmonie étrange. Il n'y a pas arrêt, mais tensions, courbures, attentes. On ne saurait trop reconnaître à ces navigations irlandaises cette réflexion fertile sur un des problèmes les plus angoissants de l'existence humaine, mais aussi cette capacité conceptuelle à dépasser le conflit d'un temps objectif opposé à un temps subjectif, du froid pouvoir de l'horloge vis-à-vis des frêles instants de bonheur, lorsque nous observons que Bran, Maël-Duin, les Hui Corra, Snedgus et Mac Riagla, Brendan, en dépit des différences qui animent leurs aventures, sont attendus à un moment et à une occasion donnés, de façon à répondre à la providence comme si à la réunion de certains événements et à leur accomplissement, devait se joindre ce navigateur involontaire, comme si la conjonction réalisée imposait la présence humaine et son témoignage.
Ainsi cette vision particulière du temps pourrait constituer l'apport le plus essentiel de la littérature irlandaise de cette époque, tant il arrive que nombre de ses héros se trouvent engagés dans un lieu ou une circonstance qui les réclament, moins pour mettre en évidence leurs qualités héroïques que pour les plonger dans un mystère précis qui les accapare et les change profondément et dont on pourrait ainsi résumer les questions :
"De qui ou de quoi suis-je le sauveur et le responsable ?
Pourquoi suis-je le seul à répondre à une attente dont j'ignore les causes ?
En quoi suis-je la pièce manquante à ce mécanisme inconnu livré à ma perception ?"
Trop souvent, par manque d'un éclaircissement conceptuel, cette image du Temps a été assimilée à un arrêt, à une immobilité soudaine survenue dans la marche des heures, laquelle expression suppose un déroulement continu nié précisément par nos textes. De la même façon, elle pourrait être conçue comme une glorification de l'Instant, d'un Présent, qui permet une rupture et l'émergence d'une Parousie, qui sauve de tous les autres instants vains et fugaces et ouvre l'homme à l'Unité Première. Dans les deux cas nos navigations irlandaises s'écartent tant de l'idée de cycles et de rythmes réguliers (telle que la pensée grecque l'a mise en évidence), que de la division de l'un en multiples instants, qui engendre l'impression d'une chute irrémédiable, d'une division amoindrissante à moins d'une Rédemption espérée (telle qu'elle s'exprime dans le messianisme tourmenté du monde sémitique).
Le monde irlandais, au travers des textes que nous avons présentés conçoit que le Temps met en place pour l'homme une structure matérielle ou un cadre d'événements qui lui sont destinés, assemblés à son profit totalement, et dans un but qui n'est pas unique en raison du mystère de cette adéquation : ébranlement spirituel, découverte esthétique, transformation morale, nostalgie, révélation, etc ... en exposeraient déjà quelques finalités. Il reste à dire que cet homme n'est pas seul, mais il est accompagné d'un petit groupe (à la manière d'une choeur théâtral amplifiant et partageant les sentiments du protagoniste) et qu'il est choisi moins pour des qualités humaines extraordinaires que pour accepter l'étonnement et l'admiration, tâche et quête qui lui reviennent.
5) Les Temps Modernes :
Outre des motifs commerciaux (atteindre les Indes) il est certain que ces navigations vers l'au-delà préparèrent les consciences aux découvertes maritimes. Mais ce qui n'était que rêverie ou hypothèse, devint soudain solide réalité dépassant l'attente et les cadres commodes de la pensée quotidienne. Pour donner l'expression écrite de ce désarroi et de ces nouveautés, il convient de se tourner vers le monde ibérique qui fut à l'initiative des expéditions en mer vers de nouvelles contrées. Ainsi les Lusiades du poète portugais Luis de Camoens dont la vie fut particulièrement mouvementée, publiés en 1572, racontent la navigation de Vasco de Gama passant le Cap de Bonne Espérance, et atteignant les Indes. Rien à première vue de moins imaginaire puisqu'il s'agit d'une expédition réelle, contemporaine à la vie de Camoens. Le poète lui-même avoue que l'exploit de Vasco de Gama dépasse tout ce qui a été imaginé auparavant en légendes ou autres récits mythiques .
Cette profession de foi l'éloigne même de notre principe d'a-politisme, tant la défense de la nation lusitanienne et de ses prouesses guerrières anciennes et modernes est constamment exprimée et chantée.Par quel biais retenir cette navigation et la rapprocher des oeuvres précédentes ? Est-elle conforme aux trois principes que nous avons posés ? L'humanisme de la Renaissance est-il cause d'une souveraine méfiance envers ce qui échappe au domaine humain, envers monstres, merveilles et miracles qui servaient aux navigations imaginaires ? L'on pourrait même supposer un véritable changement dans les mentalités européennes, à considérer comment les Lusiades rompent avec la précédente tradition, par son réalisme, par son matérialisme commercial voilé de religion et de faits d'arme, si l'on ne craignait l'anachronisme et le jugement hâtif. Reprenons cette épopée et décrivons ces dix chants qui la constituent.
Le chant I consacre que la gloire lusitanienne l'emporte sur toutes les gloires antiques et européennes, que Bacchus éprouve une jalousie envers les navigateurs portugais dont la gloire d'atteindre l'Inde va éclipser le souvenir de son propre séjour en cette lointaine terre, alors que Vénus a plaisir au contraire à favoriser ces hardis marins. L'opposition entre Bacchus (Dieu du vin et de la divagation) et Vénus (Déesse de l'amour et du bonheur) est un premier élément du principe d'errance : Bacchus fournira de mauvais guides fallacieux à Vasco ; Vénus sauvera des pièges tendus, ceux qu'elle favorise (chant II). L'errance est involontaire, et non désirée. Les chants III-IV sont occupés par le récit de Vasco au roi de Mélinde sur son pays natal, sur les raisons de son expédition, sur les dangers traversés. C'est l'occasion pour le poète de célébrer tous les rois courageux du Portugal, toute la tradition héroïque de l'Europe en lutte contre les Maures. Batailles et guerres de succession s'enchaînent, tandis que le rêve du roi Manuel (l'Indus et le Gange sous les traits de deux vieillards lui apparaissent pour l'inciter à "passer le mors à tous les peuples" chant IV 74), a pour effet l'envoi d'une expédition maritime devant doubler l'Afrique. Les préoccupations politiques, ce goût pour les rêves (nos navigations précédentes n'en faisaient aucun cas) nous éloignent de nos deux autres principes. Le chant VI avec la description du palais fabuleux du fond des mers de Neptune, avec l'introduction d'un roman courtois de chevalerie, avec l'intervention de Vénus domptant les vents, confirme notre remarque ci-dessus.
L'arrivée en Inde à Calicutt et les complots que les musulmans déjà installés fomentent auprès du roi hindouiste, que content les chants VII et VIII, modifient notre analyse : il apparaît au poète ainsi éloigné de son pays que l'Europe toute entière est brisée, déchue, car l'avidité et la recherche de l'or sont des mobiles plus forts que la défense de Jérusalem ; il lui apparait aussi que les conquérants portugais sont des rustres, ignorants des choses de l'Esprit et des Lettres. Ce jugement n'est possible que grâce à un éloignement physique et intellectuel intervenu progressivement et si les autres navigations s'abstenaient de toute référence aux rivages nationaux, il n'empêche qu'ici, nous avons énoncé un a-politisme soudain, naissant, difficile à promouvoir (tant Camoens était inclus dans son époque).
Cela semble traduire les douleurs d'un arrachement à ce que la civilisation européenne des siècles suivants ne saura pas éviter : l'ethnocentrisme-culturel. Engagé dans cette voie, Camoens, par une sorte de nécessité de remplacement (puisque les îles fortunées de l'Antiquité et le Paradis sont morts ou vont mourir), décrit dans ces deux derniers chants, le "Royaume de Cristal", une île imaginaire surgie des eaux de l'Océan, où des nymphes attisées d'amour attendent les marins portugais sur le chemin du retour.
Curieux épisode lorsque l'on pense à Ulysse fuyant les sirènes ou à Enée quittant Didon, ou aux navigateurs irlandais retenus et aimés par les femmes de l'Autre Monde : ici, le délassement est éphémère, et se veut délassement amoureux. Quelle raison a-t-il à clore ainsi cette épopée par un imaginaire commode, un merveilleux artificiel, si ce n'est que le poète découvre le vide laissé par la disparition des anciennes croyances et tente de le combler par une glorification des sens (jouissance admise et permise) et de la connaissance (une sphère de cristal résumant l'univers est présentée au héros pour qu'il sache combien vaste et encore grand le monde à conquérir pour le Portugal). En ce sens, Les Lusiades illustrent le principe de manquement logico-imaginatif : piètre constatation qu'une île fugace dont la description utilise les recettes d'un imaginaire défini comme source de désirs érotiques ; quant à la raison humaine, la voici restreinte et délimitée à un champ expérimental, pratique avant tout. Cette navigation, passionnante pour ce qu'elle révèle, paraît avoir voulu échapper à l'errance, à l'a-politisme, au manquement logico-imaginatif car il y avait une direction, un message historique, une unité de pensée et de culture comme points de départ. Néanmoins, ces cadres deviennent vite insuffisants et malgré les tentatives du poète de nous en maintenir l'assemblage, il reste au lecteur le pénible sentiment d'une expédition sans résultat ; le connu ne prend plus sa source, n'enfonce plus ses racines dans le mystère ; il est limité à l'aventure humaine, privée de ses anciennes certitudes et s'engageant sur une voie hasardeuse et infinie.
Les XVIIe et XVIIIe siècles européens qui consacrèrent la gloire de la civilisation française, ne livrent aucune navigation pour l'enquête. Ni le classicisme français, ni le siècle de lumières ne paraissent avoir eu de goût pour ce genre, au point de créer ce qui, dans les autres civilisations, constitue l'essence même ou la plus belle "fleur" de ces nations. D'autres cas peuvent se produire, comme par exemple le monde byzantin ou le monde scandinave dont nous n'avons pu retenir aucune oeuvre par ignorance.
En ce qui concerne la France du XVIIe, XVIIIe siècles, un manque pareil surprend: l'explication serait de considérer l'importance d'Homère à ces époques et d'admettre que l'Odyssée (dont la traduction entreprise en partie au XVIe siècle par Hugues Salel et Amadis Jamyn, disciple de Ronsard, proposée intégralement par Madame DACIER en 1709 qui offrit pour la première fois aux lecteurs l'ensemble des 24 chants, fut un événement capital et ressenti comme tel), devint la navigation du monde français. L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable quand on observe l'influence de ce texte sur nos lettres et les conflits idéologiques qu'il suscita : l'option des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle ; le renouvellement du conflit au XVIIIe siècle pour savoir si Homère avait ou non, existé, était le seul auteur, etc.
D'autre part, le retour à l'Antiquité consacré à la Renaissance eut certainement pour résultat de faire de l'Odyssée et de l'Enéide des oeuvres clefs pour tout royaume se voulant l'héritier de la gloire et du savoir antiques .
Survenant après la révolution française dans un monde anglais lui-même en pleine métamorphose et dont le rôle de leadership commence à se faire jour en raison de son efficacité économique et industrielle, est publié un texte étrange et quelque peu prophétique, une navigation "imaginaire", The Rime of the Ancient Mariner, écrite par Samuel Coleridge en 1798. L'ère du romantisme s'ouvre, bientôt diffusant ses thèmes et ses idéaux à l'Europe entière, d'abord sous la forme d'une réaction contre la Raison du siècle des Lumières, universelle et froide, puis comme un appel à d'intimes forces mystérieuses. Lorsque Coleridge édite ce poème, même son ami et poète Wordsworth craint que la bizarrerie du texte ne nuise au succès de leurs oeuvres publiées en commun sous le titre de Lyrical Ballads. Il définit ainsi cette bizarrerie, lors d'une ré-édition :"le poème de mon ami a effectivement de graves défauts d'abord le personnage central n'a pas de personnalité distincte ... ; en second lieu il n'agit pas mais est perpétuellement agi ; troisièmement, les événements n'ayant pas de lien nécessaire, ne découlent pas les uns des autres" .
Dans ces propos, on ne peut que retrouver déjà deux des principes : l'errance (le héros est agi), le manquement logique. En effet, le poème raconte la malédiction d'un marin qui, au large du Pôle Sud tue un albatros, voit, en raison de son acte, ses compagnons mourir, leurs squelettes s'animer sous la lune, et souffrant faim et soif, n'obtient son salut que par un mouvement d'abandon au Ciel et une confession à un saint ermite vivant sur une île. Loin de toute préoccupation politique, essayant même d'en distraire son auditeur du moment (il s'agit d'un garçon invité à des noces qui est fasciné et retenu malgré lui), le vieux marin est condamné à redire son crime éternellement, puni pour une faute qui le dépasse. A quoi bon, de même, s'être repenti et avoir été absous par l'ermite, s'il lui faut constamment se délivrer de son acte ? Et pourquoi le meurtre d'un oiseau occasionnerait-il la mort des autres compagnons innocents ou au pire, coupables d'indifférence ? Toutes ces anomalies et bien d'autres, le caractère décousu du récit, nous mènent tout droit à notre principe d'incomplétude logique et imaginaire (aucune surabondance de couleurs, ni de formes; aucune description de monstres ; mais un effroi constant, une sourde émotion d'inquiétude) dont l'auteur lui-même, devant les critiques de ses lecteurs, voulut atténuer la force au moyen de notes directrices.
Or, de toutes les navigations précédemment étudiées, c'est la première qui s'achève par un échec, par l'absence d'un lieu "idéal" dont il faudrait porter aux hommes le message de son existence, par l'image d'une création blessée par l'homme, lui-même condamné à se souvenir de cette blessure et n'attendant aucune absolution totale. Jusqu'à présent, le héros navigateur, victime malheureuse ou acceptant la souffrance, obtenait un salut définitif qui était comme une remise en harmonie du monde (Noé, Ulysse , Enée, Brendan) ou une ouverture à des domaines infinis (Um-Napishti, Bran, les Argonautes, le Naufragé égyptien ou même le héros des Lusiades). Ici, le retour est nouvelle errance auprès des hommes, auprès d'auditeurs qui ne donneront jamais la réplique, comme si le texte devenait une mise en garde face à une menace commune : n'aurions-nous pas tué notre "âme", nouvel avatar d'une chute primordiale, soit à un niveau collectif de civilisation, soit à un niveau de connaissance intellectuelle ? L'auteur ne le dit pas mais il ressort avec Coleridge que l'infernal supplante les terres bienheureuses et que toute navigation ultérieure sera méfiante envers les "arrière-mondes". Ce changement est plus qu'un thème littéraire qui signifierait, comme il a été prétendu, que l'inspiration est plus grande à dire des méfaits et des horreurs qu'à glorifier et à concevoir la perfection, c'est une modification dans la représentation du monde .
Les Wanderings of Oisin ou Errances d'Ossian (1889) de W.B.Yeats et les Aventures de G. Pym (1838) d'Edgard Poë semblent regarder dans deux directions différentes : le premier texte est tourné vers le passé fabuleux de l'Irlande ; le second annonce la future découverte d'une communication souterraine entre les pôles. Mais dans les deux cas, l'aventure, désastreuse, se conclut par une disparition, côtoie la folie et la vanité. Les aventures racontées par Poë disent comment son héros G. Pym embarqué clandestin, assiste à une mutinerie à bord d'un voilier, survit à une terrible tempête, dérive et tire à la courte paille pour se désaltérer du sang d'un compagnon qui sera sacrifié tant la soif les torture, est sauvé de justesse mais poursuit, avec le navire qui l'a recueilli, une course vers le Pôle Sud, où accostant à une île, des sauvages accueillent l'équipage avec joie, acceptent d'établir commerce et de les fournir en produits naturels, jusqu'au jour où un guet-apens leur est tendu dans une ravine de sable s'abattant sur eux et les enterrant tous, sauf G. Pym et son ami ; seuls réchappés sur une île hostile, ces naufragés découvrent d'étranges signes inscrits sur la roche à l'intérieur d'un labyrinthe, s'enfuient a bord d'un radeau et sont engloutis dans un immense tourbillon d'eau situé au centre du Pôle Sud .
Si les trois principes sont bien illustrés (l'errance et l'a-politisme au mieux ; le manquement logique aussi, mais l'abondance de l'imaginaire, des fantasmes et des délires, nuit à ce que nous notons d'ordinaire comme refus de se livrer à la force des rêves et des cauchemars), on ne peut qu'être étonné par cette "négativité", l'engloutissement final du héros que rien ne sauve (nouvelle étape de destruction par rapport au Dit du Vieux Marin). Autre fait du récit : pour faire admettre la véracité de l'aventure, les détails réalistes et les informations documentaires sont multipliés par l'auteur, parce que le récit a besoin d'être d'apparence véridique et joue à être cru (l'enchantement des autres navigations ne nécessitait pas de convaincre le public mais s'établissait une adhésion silencieuse et confiante, fondée sur la force mythique).
Certes, cette navigation étant avant tout un roman, il ne saurait y avoir la dominante religieuse de certains récits précédents, mais il faut tenir compte de la portée métaphysique de l'oeuvre comme l'observe Roger Asselineau passant en revue les différentes interprétations proposées . Il reprend la pensée d'un critique Edward H. Davidson (Poë - a critical study) qui insiste sur le côté cognitif du roman (découverte que le monde est incohérent, sans solidité), celle de David Halliburton (Poë - A Phenomenological View) qui remarque combien l'espace et le temps deviennent le lieu de l'impuissance du héros, "voué à l'horizontalité de la victime plus qu'à la verticalité de l'homme d'action", celle de Daniel Hoffmann (Poë, Poë, Poë) concevant que le roman aspire à remplacer une conscience trop rationnelle par une conscience transcendante, etc., autant d'analyses qui soulignent le caractère erratique, a-politique ou a-logique de l'oeuvre et la font adhérer prodigieusement au genre de nos navigations.
R. Asselineau conclut justement : "Les voyages de Pym deviennent très vite de moins en moins réels, et de plus en plus métaphysiques. Ce ne sont ni les peuplades inconnues, ni le Pôle Sud que Pym recherche, ni même sa propre identité, comme tant de héros de romans, mais le sens de l'aventure humaine. Au terme de son éducation par la terreur, ce n'est pas lui-même qu'il trouve mais Dieu. Il ne se trouve pas, il se perd." Et de noter, enfin, que l'énigme des Aventures d'A.G. Pym trouve sa solution dans le poème "Euréka" où Poë aboutit à une connaissance intuitive.On comprendra que le roman de Poë a tous les traits recherchés, en dépit d'un imaginaire très fort qui rend compte à nouveau d'une métamorphose des conceptions sur l'Autre Monde.
"L'Au-delà" n'est plus lieu du Bien et du Mal, mais seulement celui du Mal, comme s'il avait perdu, de façon identique au nôtre, ses terres d'émerveillement. Et lorsque l'écrivain en maintient la douceur possible et les grandeurs, c'est à titre de référence lointaine, car ce monde est désormais inaccessible, exsangue, touché par le cancer de la désuétude et de l'ennui. Tel peut être aussi, dans l'uvre de W.B. Yeats le difficile message d'Usheen (ou Oisin) revenu au monde réel, après des siècles d'errance spatiale et temporelle, et rencontrant Saint Patrick, symbole des temps nouveaux et de la nouvelle religion. Oisin (Ossian) a suivi une fée qui l'aimait, vers les îles de l'Elysée celtique jusqu'au moment où le souvenir de la terre natale et des exploits d'antan lui revient en mémoire et éclipse aussitôt le charme magique de ces lieux bienheureux, lui faisant regretter la vie réelle ; la fée tentera pendant des siècles de le distraire par des combats sans cesse recommencés et des sommeils peuplés d'oubli, mais en vain, si bien qu'Usheen aura le droit de revenir voir la terre, malgré la recommandation qui lui est faite de ne pas toucher le sol ; Usheen oublie cette mise en garde et devenu vieillard, raconte à Saint Patric les gloires de l'ancien monde et les paradis imaginaires qu'il a parcourus si longtemps.
Le regret du monde réel est donc supérieur à la magie des mondes enchantés, dont les plaisirs éternels engendrent ennui et lassitude. Le thème appartient au imrama celtiques (voir le Voyage de Bran par exemple), mais Yeats rêvait d'un retour aux traditions de la vieille Irlande afin que son pays retrouve une identité perdue ou tout au moins étouffée par la domination anglaise. Ses options religieuses même l'éloignaient de tout christianisme et l'orientaient vers des mystères spirites ou gnostiques en raison d'une inquiétude métaphysique certaine. On aurait pu donc s'attendre à ce qu'il désirât ressusciter le paganisme celtique dans sa splendeur confiante, comme un passé souverain et entier (même dans ses croyances en l'au-delà). Mais l'Elysée celtique ressuscité n'est pas un arrière-monde désirable, il ne vaut pas les anciens temps réels, et surtout il montre par contraste que le temps écoulé depuis a été décadence.
En ce sens, Yeats peut convier ses lecteurs irlandais à un réveil mais il ne peut leur mentir, quant aux motivations et espérances de leurs lointains ancêtres : l'au-delà celtique est une perversion, une image affadie et vaine de la réalité. Le temps passé dans l'autre monde, selon les autres navigations, ne faisait pas naître d'excessive envie d'en partir. Comme chez Poë, la métamorphose de l'au-delà, dans les temps actuels, s'opère par un sentiment de déréliction qui l'atteint comme toute existence. A noter que l'errance est en sens inverse (de l'Elysée vers le monde réel), que l'a-politisme est subi, regretté, que le manquement logico-imaginatif en tant que principe est minime (progression des scènes selon un plan symbolique ; descriptions imaginaires nombreuses et colorées).
En effet, le symbolisme de l'oeuvre est manifeste, imposant une direction logique précise et des images profondément chargées de sens. Yeats dans ses recherches théosophiques classait les quatre éléments selon leur valeur psychique, insistant sur les correspondances entre le macrocosme et le microcosme. Christiane Joseph nous rappelle que pour l'auteur, le feu est associé au printemps, à la jeunesse, à l'Est, l'eau à l'automne au soir, au chagrin et à la mort, l'air à l'ét et au Sud, la terre à l'hiver, au Nord, à la vieillesse. C'est pourquoi Ossian atteint dans son voyage en Au-Delà, trois îles correspondant aux trois âges de la vie humaine (jeunesse, maturité, vieillesse), chacune de ces îles marquée par une activité principale du héros (danse et chant, combat, repos) et par des images tirées des éléments (lumière heureuse dans la première, ténèbres agitées dans la deuxième, marais blême et silencieux dans la troisième). Ces lieux portent un nom où s'affiche le caractère symbolique de la composition :
Ile de l'Eternelle Jeunesse,
Ile des Combats,
Ile du Bonheur ou de l'Oubli.
C'est aussi une femme qui accompagne le héros, si bien qu'aucune réelle errance n'apparaït. L'élément féminin paraît omniprésent : pour Christiane Joseph, concluant son compte rendu, "le principe masculin ... est dégénéré, mortifié et absent ; il en résulte que l'eau, le principe féminin ne peut être fécondée." Et si "Yeats ne renouvela pas cette expérience de plongée dans les profondeurs obscures de l'inconscient, on peut penser que la tentative eut une valeur purgative" (p 140). Ce dernier trait exclurait de nouveau les Errances d'Ossian du genre des autres navigations proprement dynamiques (l'errance y est une épreuve, et non une croisière insouciante) qui ignorent toute régression à un état foetal et sont peu amenées à fouiller l'inconscient. Quant à l'éloignement a-politique, reconnaissons que l'oeuvre de Yeats puise à même en l'histoire d'un peuple, en son folklore et ses récits, de telle façon que l'écart avec les déterminations politiques n'est pas grand et que tout tend à "renouer" une histoire nationale (coupée en deux périodes: la période pré-coloniale, la période d'occupation anglaise destructrice d'une identité). L'Art en a le devoir et la tâche dans un subtil mélange d'aspirations poétiques et politiques.
Il reste à signaler que cette oeuvre est pour Yeats la première grande oeuvre, comme le Dit du Vieux Marin l'était pour S. Coleridge. De tels poèmes, placés au début d'une carrière poétique dans les deux cas exceptionnelle semblent inaugurer et éclairer toute l'oeuvre future, de même qu'ils partagent avec leur époque, les commencements de phénomènes historiques importants (naissance de l'ère industrielle chez Coleridge ; naissance d'une nation moderne chez Yeats ; et rappelons-le, chez Poë naissance d'une civilisation).
Présentant les mêmes particularités (d'être une des premières oeuvres d'importance d'un auteur ; de correspondre à un moment historique, les années 1900 ; d'être dubitatif quant aux charmes de l'au-delà), se trouve être le Voyage d'Urien (1892-1893), d'A. Gide. Urien, las de longues années d'études, s'embarque avec des compagnons inconnus mais connaissant le même dégoût des livres, pour une navigation qui doit leur apporter des aventures dignes de leur vaillance. Se refusant aux plaisirs charnels pour conserver intact leur force (qu'ils estiment nécessaire pour des actes glorieux), ils errent sur des mers languides, connaissent des cités splendides et pleines de tentations, assistent à des féeries de couleurs (flore, faune, pierres précieuses, levers et couchers du soleil), découvrent les maladies de chaque paysage avant d'aboutir, en un dernier effort, vers les glaces du Pôle (Nord ou Sud ?) en un lieu circulaire que ferme une muraille, où il n'y a rien à découvrir (sinon une certaine tiédeur prisonnière des glaces). Echec suprême, quête inutile et orgueilleuse d'un autre monde qui n'a rien de merveilleux ou d'étonnant à proposer. L'errance n'a conduit à rien, si ce n'est à repousser la vie ; l'imaginaire a obscurci toute découverte, et la raison est devenu orgueil, dépassement insensé, mépris du monde ; les cités sont côtoyées plus que délaissées.
J. Giono compose en 1944 Fragments d'un Paradis (publié en 1948), texte en prose dont il voulait se servir pour un poème intitulé "Paradis". C'est un constat navré de la pauvreté de notre imaginaire d'hommes modernes. La navigation s'ouvre par un refus affirmé des pays civilisés où l'on meurt d'ennui. Le but avoué de l'expédition est scientifique (étudier quelques îlots perdus à proximité du pôle Sud) mais le véritable enjeu est d'aller au devant du mystère pour quelque nouvelle vie. Tout au cours de la navigation, des espèces animales anormales affleureront, tomberont, s'étaleront, jetant le trouble et l'effroi. Les différents membres de l'expédition constatent, spéculent, au milieu d'un déploiement naturel éblouissant : toute la nature vit, s'agite, animée de bruits et de couleurs dont les palpitations sont cosmiques (orages sous-marins, crépitements d'étoiles, nuées d'oiseaux sur un monstre marin). La navigation se termine en un point où la pluie incessante laisse à peine entrevoir un monstre énorme portant le navire vers le ciel, quoique plus aucune indication ne soit possible (ciel et mer se rejoignent) et surtout aucune idée du mouvement.L'horreur se révèle à ce dernier trait : ils ne peuvent gouverner, aller ni dans un sens ni dans l'autre, ils sont "inanimés" (d'où cette phrase finale remarquable jouant sur les mots : "C'est pourquoi tous les hommes du navire s'empressent de se découvrir une âme"). L'errance enfin pourrait commencer. Sur les trois principes, visiblement, un seul peut être admis, l'a-politisme ; les deux autres ne sont pas présents. Les personnages en outre sont plus spectateurs qu'acteurs, sauf à la dernière page où l'on devine qu'ils se modifient sans que l'auteur narre leur changement.
Ces dernières navigations indiquent donc une crise ou un affaiblissement des vertus accordées aux terres lointaines et merveilleuses. L'explication serait que toutes les terres du globe sont de nos jours découvertes, mais chaque époque a pu vivre avec la croyance d'avoir fait le tour du monde réel (les contours seuls se sont étendus ; la perception de leur insuffisance s'impose toutefois comme une constante de notre intuition). Les espaces intersidéraux ont peu inspiré jusqu'à présent de semblables dérives spirituelles , mais plutôt des images inversées de notre situation terrestre. L'imaginaire ou le rationnel y sont trop puissants pour que l'on puisse espérer trouver cette force mythique, cette méthode d'émerveillement et d'assise intellectuelle présentées dans nos navigations.
Il y a eu évacuation des îles fantastiques de nos mentalités et de nos mythes (en ces contrées extrêmes seul le vide et le chaos règnent) .
C'est en se tournant vers les autres civilisations et leurs uvres anciennes que le goût européen a parfois trouvé une compensation. Quête revenue vers un Orient authentique et fidèle, puisque les îles occidentales ont perdu leur magie après avoir envoûté Noé, Ulysse et tant d'autres en des temps d'origine.
6) Orientalia:
a) Le monde musulman
Il est surtout connu du monde musulman, les récits de ces marchands du IXe au XIe siècles qui allaient jusqu'en Chine et en revenaient avec des histoires fabuleuses. A mesure même que le commerce décroît avec l'Inde et la Chine, augmente, par compensation, la part de merveilleux et de fabulation . Si la Relation de la Chine et de l'Inde (datant de 851) a encore quelques préoccupation géographique informant le lecteur des terres visitées, très vite l'insolite pour l'insolite, l'imaginaire pour l'imaginaire l'emporte.
L'Abrégé des Merveilles , Les Merveilles de l'Inde ne sont que récits de négoces, d'animaux fabuleux, de femmes faciles, selon une double optique, à savoir fasciner les auditeurs (Jean Sauvaget signale qu'il existait des bibliothèques payantes où les mondains des villes irakiennes venaient puiser des récits à sensation) et aiguiser l'inquiétude intellectuelle. De son côté, André Miquel remarque le goût pour le particulier, de la pensée musulmane, à la différence de la pensée occidentale aimant l'abstraction universelle, ainsi qu'une "littérarisation" des thèmes de la culture scientifique aboutissant à une culture moyenne, moralisatrice, où l'étrange et l'insolite appartiennent aux peuples non musulmans et donc diaboliques, avant de servir à la glorification du Créateur qui voulut un monde infini et stupéfiant.
Le merveilleux possède alors une fonction sociale, celle d'adapter l'oeuvre au public (le souci du style prime sur le contenu) si bien que "la curiosité va aux curiosités"; tandis que disparaît peu à peu l'idée d'une unité supérieure, insaisissable par l'homme, car divine. D'où au sein de cette littérature des Merveilles, des changements d'optique dont l'effet ultime est une surenchère ("à merveilleux, merveilleux et demi") et un oubli de toute géographie réelle.
Dans tous ces cas, nous sommes loin de nos principes qui définissent les navigations retenues, tant les motifs commerciaux, les impératifs moraux ou les désirs sexuels sont prédominants. Même plus tard, les Voyages de Sindbad ne peuvent entrer dans notre étude, même si des tentatives d'interprétation symbolique en ont été faites (n'y a-t-il pas sept voyages ? ne voit-on pas Sindbad emporté au ciel par un oiseau-fée ? son bateau n'est-il pas détruit ici ou là, symbole d'autant de renaissances ? etc.). En fait, Sindbad reste un marchand avide de gains, dont les difficultés servent à dramatiser le récit d'un imaginaire touffu et envahissant. L'errance est réduite à des naufrages, l'a-politisme n'existe pas ; la raison et l'imagination trouvent leur compte, l'une dans l'esprit d'entreprise de Sindbad, l'autre dans la description de scènes fantasques. L'anormal remplace le surnaturel ; le prodigieux et l'irréel, le spirituel.
b) Le monde iranien
Ces divagations mentales pourraient nous faire désespérer de rencontrer la navigation essentielle, si l'on ne trouvait pas sous la plume d'Henry Corbin ce résumé d'un texte iranien du XIIIe siècle intitulé "Récit des choses étranges et merveilleuses - contemplées et vues dans l'Ile Verte située dans la Mer Blanche" rédigé par al-Fazl ibn Yahyâ, d'après le témoignage du sage Ali Mazandarâni ibn Fâzel. Ce dernier raconte comment arrivé à une "presqu'île des shî-ites", il observe que leur subsistance leur vient des navires annuels provenant de l'Ile Verte située dans la Mer Blanche. A leur arrivée, il s'embarque car il est attendu de façon mystérieuse, les émissaires de l'Ile Verte le lui disent. Au bout de seize jours en mer, se détachent les sept murailles d'une cité splendide aux habitants resplendissants de beauté. Là, il reçoit Savoir et Révélation avant de devoir revenir chez lui. A noter enfin la situation occidentale de cette île. Si l'errance est suggérée, l'a-politisme certain, l'imaginaire discret et restreint, demeure une démarche rationnelle avec ces symboles se voulant initiatiques et d'ordre progressif. Mais l'on ne saurait nier la quête spirituelle qui est au centre du récit et qui nous autoriserait à la mettre au nombre de nos navigations, si le héros se transformait (condition sine qua non).
Pour Henry Corbin, il ne fait pas de doute que le récit en question est d'essence initiatique, même si l'Ile Verte située aux larges des côtes africaines pourrait appartenir aux Canaries (rejoignant ainsi une des localisations de l'Atlantide, ou de l'Ile de Promesse où le saint Irlandais Brendan est dit avoir accosté), ou, à l'opposé aux Iles de la Mer Caspienne. En fait l'île est hors du monde, et la flotte de sept navires qui vient emmener le pèlerin élu nous rappelle une symbolique toute puissante des nombres ( 7 navires ; 7 murailles autour de l'île ; 16 jours en mer et 8 jours d'entretien sur l'île, soit 24 jours - 2 x 12), et une attitude gnostique (pour la Gnose, l'homme est un exilé, séparé des siens) dans le choix du voyageur retrouvant des compagnons inconnus mais qui l'attendent. Henry Corbin, enfin, a raison de souligner les rapprochements possibles avec la légende du Graal (que seul l'élu atteint), ou surtout avec les imrama celtiques décrivant ces paradis occidentaux, ces terres de l'Eternelle Jeunesse dont nous avons parlé.
Dans un autre récit datant du XIIe siècle, antérieur au précédent, intitulé "Les îles aux cinq cités" , d'un certain Ali-al-Alawi al-Hosaynî, des marchands après navigations arrivent à une île immense dominée par une Cité magnifique, d'où ils sont renvoyés par le roi pour ne pas présenter tous les caractères du musulman authentique (ils sont sunnites, et le roi est shî-ite). D'autres îles les attendent (cinq en tout), au-delà du monde, où règnent beauté, douceur et santé. Elles sont gouvernées par les fils de l'Imân (dont les shî-ites attendent le retour) et suffisent à convaincre nos marchands de leur erreur confessionnelle. Le temps de navigation est vide et seule compte l'arrivée finale aux cinq îles (aucune errance) dont le regroupement symbolique dénote une rationalité nullement mise en doute. Comme dans le précédent texte, "l'invasion" du symbolisme écarte ces oeuvres des navigations étudiées .
La consultation du Livre des Rois de Ferdousi (XIe siècle) , l'épopée iranienne par excellence ne livre qu'un bref passage.
L'épisode est le suivant : le roi et héros Key Kosraw a eu une enfance solitaire (confié à des pâtres, paraissant idiot ou se cachant sous cette apparence, fort, fils d'un prince iranien excellent et d'une princesse touranienne dont le père est le Magicien du Mal Afrasiâb) ; par suite de l'incapacité du roi iranien, l'Iran est dévasté, perdu à moins d'un héros le sauvant ; ce sera Key Kosraw dont la double appartenance le conduit à être un souverain hors-pair ; il luttera donc contre son grand-père maléfique Afrasiâb qu'il poursuit au delà de la Chine, sur la mer de Zereh après sept mois de navigation ; sur cette mer, deux étrangetés sont à signaler : "Les voiles se retournèrent, les vaisseaux allaient la poupe en avant et sortirent de la route qu'il était raisonnable de suivre" ; d'autre part, on voit au fond de la mer animaux, hommes, hybrides d'animal et d'homme, le tout vivant sans la moindre gêne dans cet infra-monde inquiétant ; Key Kosraw atteindra la rive opposée, s'emparera de la citadelle magique de son grand-père, qui échappe à ses poursuivants une nouvelle fois. Key Kosraw revient en Iran après une autre traversée de la mer à peine signalée.
La navigation décrite est anecdote, et les éléments sont posés pour un éventuel développement qui n'eut pas lieu au sein de ce récit des hauts faits des héros. L'épopée est trop ancrée dans un système de valeurs politiques pour que naisse cet écart, cet éloignement, cette indifférence propres aux navigations "imaginaires". Ni symboliques (comme les textes shî-ites) ni épiques, ces dernières ne laissent pas facilement appréhender leur statut.
Une autre épopée plus romanesque et légèrement postérieure, l'Epopée de Gerchâsp d'Asadi junior de Toûs, neveu de Ferdousi, calligraphe et auteur d'un dictionnaire, ayant vécu au XIe siècle, raconte comment Gerchâsp, une sorte d'Hercule tueur de dragon, qui règne à Kâboul, va en Inde lutter contre un féodal révolté, et après de rudes batailles, s'embarque pour une navigation merveilleuse qui donne lieu à des listes de merveilles, et à des entretiens philosophiques avec des ermites. Cette épopée inclut davantage de sentences morales et métaphysiques que la précédente. Au terme de son périple en mer, Gerchâsp ira en Chine, en Espagne, épousera la fille du roi de Byzance, et visitera le pays des légendes, ce Touran d'où jaillit toujours le Mal prêt à envahir l'Iran. En quoi, sa vie fut bien remplie.
Que dit donc son voyage en mer ? Il a lieu après des batailles confuses en Inde qu'une paix définitive conclut. Le roi de l'Inde accompagne Gerchâsp qui se rend sur le "Pic d'Adam" à Ceylan (à cet endroit, aurait chu Adam chassé du Paradis) ; là, au milieu des fleurs, s'ouvre un puits sans fond, de même qu'il est dit que le pic "s'élève aussi haut que la lune" . Un brahmane et sa femme y vivent
Gerchâsp s'entretient de sagesse et y écoute des sentences morales, avant de s'embarquer. Ainsi, on note qu'au désordre des guerres succède une période d'accalmie préparatoire du voyage en mer, comme s'il s'agissait d'une purification en cours à mener à son terme, c'est-à-dire en opérant un périple vers des îles lointaines. En ce sens, il y aurait bien pour nous cet "a-politisme" constitutif de la navigation étudiée. Mais l'errance sera minime.
En effet, "il était un marin qui faisait pilote ; les routes de la mer, il les connaissait toutes ; il savait bien ce que toute île contenait ; d'autre part, il pouvait parler toutes leurs langues ; sur la mer, en tout lieu qu'il examinait l'eau, et en sentait la vase, il situait l'endroit quand la mer s'agitant précipitait sa course, il avait un bassin ; il le remplissait d'eau ; et il voyait dans ce bassin tout l'avenir, comme dans un miroir on voit sa propre face" . Avec un tel pilotage, autant dire que la navigation est sans dérive, de plaisance tout à fait. Les îles se succèdent aux merveilles multiples (biens précieux, phénomènes étranges, flore et faune aberrants, êtres mi-humains mi-animaux...). C'est l'occasion d'admirer, de raisonner, de s'étonner des prodiges créés par Dieu, et de convaincre moralement qu'il lui faut obéir. Efforts et peines, angoisses, souffrances disparaissent, comme indignes de la fortune d'un roi excellent. Et c'est dommage pour notre question, qu'il n'y ait point cette remise en cause de l'imagination et de la raison mais que ces dernières soient à ce point à l'honneur, car quelques épisodes auraient pu provoquer une hésitation conceptuelle, un trouble prometteur. Gerchâsp atteint une île qui contient le tombeau du fils du premier souverain iranien, ce qui provoque en lui un sentiment de désarroi devant l'écoulement du temps et la futilité de nos préoccupations. Un sage protège le tombeau et se livre alors à un commentaire moralisateur sur les véritables biens (ceux de l'esprit), détruisant ainsi ce qui aurait pu être une dérive temporelle intéressante .
Sur l'île suivante, un cavalier "mécanique" défend un escalier sur lequel il n'était pas bon de poser pied ; un mécanisme (une chaîne circulaire) provoque la chute d'une pierre lancée par le cavalier. Là, il est notoire que le merveilleux est d'ordre technique et exclut tout surnaturel même si cette citadelle possède des objets ayant appartenu à Adam et Eve et doit un jour disparaître lors de l'arrivée d' un prophète. La navigation de Geschâsp se termine par le spectacle d'une île errante (une tortue, pense-t-il) couverte de forêts, mais cela ne donne lieu à aucune suggestion d'errance et le récits se termine par un "Ensuite l'on passa de la mer à la plaine" , réservant au lecteur le monotone plaisir de parcourir les merveilles terrestres selon le même principe du désir encyclopédique. La navigation occupe donc une place intermédiaire (entre des guerres et des découvertes ) sans d'autre portée que de distraire et de surprendre. Le souci de tout ramener à une explication, de multiplier l'enchantement merveilleux, l'éloigne de notre principe d'incomplétude logico-imaginative, de même que ce parcours sans danger ne peut correspondre à une véritable errance. Seul le premier principe y trouverait son compte. Cela n'est pas suffisant et nous en conclurons que le monde iranien possédait en soi les linéaments nécessaires à une navigation "imaginaire", tenta même d'en structurer les matériaux, mais ne sut jamais provoquer ce miracle d'une remise en cause de son identité ou d'une nouvelle élaboration de cette même identité culturelle. Ulysse , Enée, Saint Brendan, Bran, pour ne citer qu'eux, abandonnaient tout espoir de se diriger tant réellement qu'intellectuellement, et de l'épreuve subie, revenaient porteurs d'une autre réalité livrée à l'homme (digne de son occupation, de la fondation de ses cités, d'une promesse de salut ou d'accompagnement). Ici, ces terres imaginaires sont une parenthèse et un prétexte pour consolider une morale. Il n'en reste pas moins que l'Iran, empire profondément continental, eut besoin par le biais de son héros épique principal (Key Kosraw) et d'un autre héros plus romanesque (Gerchâsp), d'envisager des "navigations imaginaires" à un stade de son développement intellectuel qui, aussi, pouvait s'y exprimer. Plus tard, le mysticisme soufiste renouvela la tentative ("L'Ile Verte en Mer Blanche"). Mais cela restera au stade de la virtualité.
c) Le monde indien
Plus à l'Est encore, le continent indien possède une littérature très ancienne et d'une grande variété. Mais rien ne prédispose la littérature sacrée hindoue à des navigations. L'héritage indo-européen est d'ordre pastoral, éloigné de tout rapport avec la mer : un seul poème du Rig-Veda (X-135) raconte comment un enfant dont le père est mort, entreprend de construire une barque pour le rejoindre chez Yama, Dieu des morts. Cela se résume à quelques vers :
"O garçon, la voiture nouvelle que tu as faite en imagination, sans roue, à un seul brancard, le front en tout sens tu es monté sur elle, sans le voir.
O garçon, la voiture que tu as fait rouler devant les experts d'éloquence, la mélodie a roulé par derrière, placée d'ici-même sur le vaisseau."
Le navire est ici prétexte à montrer à cet enfant que sans le savoir, il est embarqué, lui aussi, vers la mort, si bien que nulle tentative de navigation n'est nécessaire. Elle a lieu de toute façon. Dans le Mahâbhârata (Ve siècle avant Jésus-Christ environ) cette immense épopée indienne, un épisode est à retenir : il raconte le déluge à l'époque de Manou Vaivasvata . Manou recueille et sauve un petit poisson qu'il doit, au fur et à mesure que sa taille augmente, placer dans des espaces aquatiques de plus en plus grands, jusqu'à le lâcher en pleine mer. En remerciement, il obtient de ce poisson (réincarnation du Dieu Vishnou, dieu aimant l'humanité) d'être prévenu du déluge qui marque la fin d'un âge du monde (ou kaliyuga). Manou, comme l'avait fait Noé, construit un navire où il enferme toute les semences vivantes ("tout ce qui est mobile et immobile") et où il s'embarque avec les sept sages détenteurs du savoir nécessaire au monde futur. Le déluge commence, mais le navire est dirigé par le poisson (à la corne duquel il est amarré) pendant plusieurs séries d'années : "dans cette plénitude d'eau" , "il vacillait sur les grandes lames amoncelées, il chancelait comme une femme ivre", (soit le principe d'errance et d'a-politisme).
Enfin Manou arrête sa course en abordant au sommet d'une montagne d'où il doit recréer les mondes. Les ressemblances avec l'épisode biblique de Noé ne doivent pas faire oublier l'intervention du poisson divin, ni même l'idée des catastrophes cycliques propre à la théorie indienne. Noé était livré à sa solitude, à la terreur de la destruction finale, jusqu'au moment où, sauvé, il offre un sacrifice à Dieu qui en fait le nouveau père de l'humanité. Un processus est désigné alors que le récit indou reste marqué (ou a été ainsi marqué) par un début de symbolisme (progrès du poisson ; les sept sages ; recréation identique), qui est propre à une des façons du penser rationnel. En cela, la navigation de Manou s'éloigne du principe de manquement logique et même imaginaire. Mais bien d'autres textes reprendront ce récit, en particulier dans deux Purânas (récits du Xe siècle après Jésus-Christ) : le Matsya Purâna, et le Bhâgavata Purâna . L'on rejoint ici le fait que nos navigations jouissent d'une forte influence sur le cours ultérieur des lettres.
On ne saurait, toutefois, oublier de noter le soin d'éviter toute navigation dans la littérature indienne ultérieure.Traverser la mer tient d'un interdit religieux. Dans l'épopée du Râmâyana, le héros Râma, devant atteindre Ceylan, traverse la mer sur un pont, et en revient grâce à un véhicule aérien, que dans les Purânas, il nous soit décrit sept mers entourant sept continents, tout en niant que ces mers aient été empruntées et sillonnées. Ainsi dans le Bhâgavata Purâna nous dit-on que :
"les sept mers sont formées successivement d'eau salée, de jus de canne à sucre, de suc fermenté de palmier, de beurre clarifié, de lait, de crème, de caillé et d'eau douce ; elles sont autant de fossés qui entourent les sept Dvîpas (continents) ... ; elles ne se confondent pas l'une avec l'autre."
Ici, se clôt momentanément , le catalogue des oeuvres à retenir, prises à diverses civilisations, et possédant en commun quelques traits précis. Nous soupçonnons des manques dans ce recensement des navigations "imaginaires", mais ces récits ne sont parfois ni traduits, ni même connus.
7) Conclusion :
Au terme de ce regroupement de textes, on retiendra :
a) La reconnaissance de caractères communs internes permet d'établir à un niveau littéraire l'existence d'un genre. Mieux qu'une comparaison entre des oeuvres, laquelle porterait sur des idées, des caractères, des motifs et des buts, notre recensement se fonde sur des principes qui signalent une absence ou une privation. L'errance ou la dérive, l'a-politisme et le manquement logico-imaginatif imposent une attitude de retrait et de doute.
Mais ce genre virtuel, constitué de façon négative, n'est pas clos définitivement, il ne doit servir qu'à constituer, par la collection d'oeuvres différentes, un matériau de travail .
b) Le terme de "navigation imaginaire" ne convient peut-être plus puisque l'imaginaire est mis en demeure de s'estomper, ou qu'il n'est pas exploité dans toutes ses fantaisies inventives. Il est même possible de dire que nos auteurs se méfient de ses pouvoirs d'occultation, de remplissage opaque du monde qui font écran à la transparence souhaitée. La fatigue, l'ennui, les désirs le font naître et embarrasse le réel de ses constructions obsédantes. Or toutes nos navigations recherchent davantage l"'éclaircie", obtenue par alignement, atténuation ou effacement, par ce que l'on pourrait appeler "parallélisme à la surface du monde", comme le veut la navigation sur mer. Il n'y a ni profondeur ni élévation, mais soumission à la platitude. En échange de ce point de vue, le continuum de l'espace et du temps, obstrués par nos productions imaginaires et intellectuelles, s'ouvre en des golfes d'ombre ou de lumière, en des lieux dont la fonction est d'enrichir le monde réel courant, lieux de fabrication du visible. C'est pourquoi l'on aimerait proposer le terme de "parabase" tiré du grec (para signifiant "le long de" ; et "base" l'action de marcher, d'aller) et qui rappelle par opposition les descentes aux Enfers nommées "catabases infernales" ou les ascensions célestes dites "anabases célestes". Il y aura lieu d'ailleurs de voir que les parabases se différencient des catabases et des anabases.
Toutefois, le terme de "parabase" n'est pas neutre d'emploi puisqu'il correspond à une partie de la comédie grecque antique où le poète harangue le spectateur par la bouche du choeur. Elle se subdivise en plusieurs étapes, où après avoir sollicité la faveur du public et l'avoir admonesté, le poète invoque les dieux, ordonne une danse en leur honneur. Cela peut surprendre le spectateur moderne peu enclin à voir une comédie s'ouvrir à des préoccupations moralisatrices et religieuses. Si le terme de "parabase" a d'ailleurs été choisi, c'est parce qu'il s'agissait d'une digression et d'un jeu de scène où le choeur s'avance vers les spectateurs, s'écartant ainsi de la scène jouée. Car toute "parabase" est en soi une transgression, l'acte de franchir une limite parce qu'il y a eu un déplacement sur le côté ou à côté : au sens figuré, la transgression a suivi ce déplacement hors sentier, est devenu passage au-delà et échappatoire. Il nous semble donc possible de réutiliser le mot "parabase" pour désigner des navigations qui décrivent un passage vers l'au-delà, l'acte de franchir les limites des cités, le désir de s'éloigner et de se tenir à côté, pour un temps. Le sens premier du mot est ainsi restitué avant son emploi par la comédie grecque antique.
On ne saurait en dernier lieu éliminer totalement le terme de "navigation imaginaire" (même si celui que nous proposons de "parabase" est plus précis) parce que cette expression présente en fait l'avantage de nous interroger sur l'imaginaire, d'en comprendre les limites et les spécificités. Il vaut mieux conserver ces deux possibilités de dénomination selon l'optique adoptée et pour la commodité que cela accorde.
c) Une évolution dans la description de l"'au-delà" (bien que ce terme comme celui de voyage imaginaire paraisse impropre) a été observée. L'au-delà est d'abord d'une complexité égale au monde réel, présentant l'aspect d'un espace illimité et varié , puis devient menaçant et atteint d'un vide grandissant, vaste zone d'illusion et de malédiction, et enfin s'évanouit au profit de l'Art qui hérite de ses valeurs de transcendance et reçoit de nos jours un quasi culte. Cette évolution est certes propre au monde européen.
Au-delà de cette modification littéraire, l'on peut estimer qu'il s'agit d'un appauvrissement dans notre représentation du monde. Mais considérant les particularités étranges que les parabases nous présentent, il reste à savoir quelle réalité elles décrivent, plutôt que de regretter le déclin de certaines images.
Notes de Dérades Première partie
Chapitre 1
Prologue : cet ouvrage reprend, en l'allégeant de l'"échafaudage" argumentatif, un travail universitaire (Thèse d'Etat). Seules la première et la deuxième partie sont ici proposées.Qu'elles rendent hommage à la mémoire de M. P. RAFROIDI.
(1) imrama (singulier "imram") signifie en vieil irlandais : navigations. Leur nom désigne des textes racontant des voyages en mer.
(2) civilisation : On note juste après la Révolution française, le poème didactique "La Navigation" (1803) de J. Esménard, où l'évolution humaine est liée au progrès de l'Art nautique ; même projet chez l'auteur suisse-allemand S. Gessner (Le Premier Navigateur - 1758) qui fait de la navigation le premier acte historique humain.
(3) Odyssée F. BUFFIERE : Les Mythes d'Homère et la pensée grecque - 2ème partie : "Les secrets de l'univers matériel" p 81-248
(4) a-politisme : Nous choisissons ce mot en raison de son étymologie ("polis" signifie ville, cité ; le "a" privatif vaut une négation), et nous l'écrivons "a-politisme" pour le différencier de l'apolitisme au sens étroit et actuel du terme.
(5) déluge: cf. G. CONTENAU - L'Epopée de Gilgamesh, poème babylonien -p 300 et Le Déluge babylonien- p 61-112
(6) Livre des conquêtes : Ch. GUYONVARC'H, Textes Mythologiques irlandais - p 4-23
(7) celtisants : Voir par exemple : Ch. FOULON, Les Voyages merveilleux dans les romans bretons - p 63-92. E. RENAN, "La poésie des races celtiques" in Essai de Morale et Critique - p 375-456
(8) autorité abusive : le thème de "l'oppression" est centrale aux récits mythologiques irlandais. Des êtres de l'Autre Monde - les Fomoire - en sont souvent responsables. Il s'ensuit une révolte souvent accompagnée d'un exil en mer et en terre étrangère pour les révoltés (revenant après des années en Irlande). Ici, ce thème se combine avec celui du "rachat" chrétien et d'un "appel" vers l'aventure.
(9) critique: A. NUTT, Essay upon the Irish vision of the happy otherworld
- p 72 et sq
A. et B. REES, Celtic Heritage - p 315-325.
F. SIEGENTHALER, Récits mythiques et symbolismes de la navigation
(en collaboration avec R. CHRISTINGER et P. SOLIER) - p 53.
(10) saveur : On retrouvera cette même constatation dans le poème de Yeats intitulé The Wanderings of Oisin - 18 & 9
(11) critiques : H. ZIMMER,"Keltische Beitrage II ; Brendans Meerfahrt"
in Zeitschrift für Deutsches Alterthum- 33 - p 129-220 ; 257-290,
1889.
L. MARILLIER, Comptes rendus du livre de K. MEYER et A. NUTT sur le Voyage
de Bran, Revue de l'Histoire des Religions, 1896 -p 101-142.
(12) Bran : Trad. Ch. GUYONVARC'H, "La navigation de Bran" in Ogam ,IX 29 - p 304-309
(13) Nechtan : Le nom même de Nechtan renvoie à un ancien dieu des Eaux Primordiales, à rapprocher étymologiquement du latin Neptune, du sanskrit Apam Napat. cf. G. DUMEZIL, Mythes et Epopée III - p 21-38 et p 68-69. Ch. Guyonvarc'h rapproche cet ancien dieu dont le puits engloutit les coupables du héros malheureux de la Navigation de Bran, qui cette fois-ci est victime du flot par suite de son rapport même avec l'eau (Celticum, 15 - p 377-382).
(14) Temps : Ch. GUYONVARC'H et Fr. LE ROUX dans Les Druides parlent d'une "suspension du temps", d'une "contraction" ou d'un "allongement" de manière à traduire l'infini, comme la perfection de l'Autre Monde (p 271-289). Mais le temps de la navigation irlandaise nous paraît d'une essence différente, d'une pluralité de directions et d'un décousu plus étranges.
(15) byzantin : L. Brehier, spécialiste de Byzance, ne cite aucun texte de ce genre. Mais il suffit de considérer les nombreux commentaires sur l'Odyssée pour comprendre que l'oeuvre d'Homère fit fonction de cette navigation essentielle à toute civilisation. L. BREHIER, La Civilisation byzantine, p 275-354.
(16) scandinave ; Sur les 120 sagas ou textes irlandais, on ne compte pour l'heure qu'une quinzaine de traductions en langue française. Mais Borgès dans Histoire de l'Eternité signale la richesse des métaphores désignant la mer, appelées "Keningar" (ainsi "Le chemin des voiles" exprime la mer) p 171-196.
(17) français : A un moindre degré, l'Enéide joue en ces siècles le même rôle de navigation imaginaire. Cf: SCARRON : Virgile travesti (1648-1659).
(18) antiques : Le Moyen Age a multipllé les étymologies justificatrices (et fausses) expliquant comment des familles royales avaient des ancêtres troyens ou grecs. Cela prouverait toute une tradition qui identifia et fit correspondre l'histoire européenne aux navigations antiques.
(19) anglais: Parmi les premiers textes de littérature saxonne, que conserve le Codex d'Exeter, on trouve deux poèmes "The Wanderer" (l'Errant) et "The Seafarer" (Le Marin) révélateurs de notre idée initiale : toute culture nouvelle s'enracine dans une navigation imaginaire. cf : l'adaptation du "Seafarer" par E. POUND in Ripostes - 1912.
(20) ré-édition : Cité par Ch. LA CASSAGNERE, Poèmes de Coleridge. Introduction p 20. Ch. La Cassagnère note avec assez de justesse les "incohérences" du récit et la manière de les voiler par la suite par Coleridge annotant son oeuvre, mais son explication se dégage mal du contexte psychanalytique. La traduction de H. Parisot, dans le même livre manque de qualité poétique. D'autres analyses et traductions sont à utiliser. Nous les citerons dans les pages suivantes.
(21) pôle sud : Il s'agit d'une ancienne croyance en un gouffre
austral que plusieurs récits imaginaires racontent.
Cf. Le passage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le
centre du Monde, d'un anonyme. Ce voyage imaginaire s'apparente aux
utopies sociales du XVIIIe siècle que nous traiterons dans les prochains
chapitres.
(22) Asselineau : Les Aventures d'A.G. Pym - Introductions et Notes de R. Asselineau - p 11-35
(23) Christiane Joseph : "W.B. YEATS" in L'Herne (N°40) - Les Voyages d'Usheen par Ch. JOSEPH - p 129-145. cf aussi "La tradition poétique" par P. RAFROIDI - p 60-73.
(24) fabulation : cf. A. MIQUEL, La Géographie humaine du monde musulman jusqu'au XIe siècle - p 120 - 132. A. Miquel étudiant la littérature de "l'ajib" (ou merveille) montre comment la mode d'une connaissance facile à acquérir et mondaine conduit à distraire ou à amuser l'apprenti-savant (souvent honnête homme mondain) et à utiliser les prodiges ou merveilles lorsqu'il y a difficulté, question ardue, paradoxe. De plus, idéologiquement, la Merveille est d'abord réservée à tout ce qui n'est pas musulman (créations monstrueuses, anarchiques), puis sert à glorifier Allah auteur de tant de prodiges.
(25) Sindbad : R. CHRISTINGER, op. cit. : "l'Odyssée d'Homère à un équivalent oriental, le conte de Sindbad le marin ... Le conte présente des ressemblances frappantes avec des récits initiatiques déguisés." - p 68-73.
(26) Corbin: "Face de Dieu, face de l'homme - p 31-36 Voir aussi H. CORBIN : En Islam iranien - t IV p 346-367 :"le voyage à l'Ile Verte en la Mer Blanche".
(27) Manou : Tiré du livre intitulé : l'Aranyakaparvan
(Livre de l'exil dans la forêt) (3-185), trad. par PAUTHIER."Le
déluge ou l'épisode du poisson", in Revue de Paris,
septembre 1832, p 205-210.
Il existe une légende plus ancienne dans les Brâhmana
(Çatapatha - Brâhmana 1-8-1) où Manou est le seul homme
à être sauvé et à repeupler le monde par des
rites et sacrifices lui engendrant une femme (nommée Bénédiction
ou Hostie) ; avec cette fille et femme, Manou recrée les mondes,
grâce à la Descente de cette "Bénédiction"
sur terre. J. VARENNE - Mythes et légendes extraits des Brâhmana,p
37-39 et notes p 175.
(28) purâna : Ce dernier a été traduit en
1841 par E. BURNOUF.
Voir livre IV et V du tome 2 où est décrite la descendance
d'un des Manous successifs - Manou Svambuva - Pour le Matsya Purâna,
voir The Sacred Books of the Hindus, Vol XVII, 1917 Allahabad.
(29) Bhâgavata purâna : Op. cit. tome II, Livre V, chap. 1.34, p 175. Voir aussi Livre V, chap. 16, p 233-236 ; chap. 20, p 252-258.
PARENTES ET AFFINITES APPARENTES
Les navigations imaginaires ne sont pas les seules à permettre l'accès en d'autres mondes, ni même à occuper les domaines de l'inconnu. Elles partagent cet avantage avec des récits d'inspiration différente dont la force imaginative vint à éclipser quelque peu le caractère remarquable de la navigation en soi. Avant même que le cheminement vers l'au-delà ne disparût, et ne devînt vision, rêve ou délire, il y eut, dans le choix du "véhicule", comme une prescience de la divergence fondamentale des voyages imaginaires selon les routes prises. De revenir à cette distinction séparant la visite de l'Enfer, celle des Cieux, celle de contrées extrêmes, de la vue d'îles étranges et fuyantes, parce que d'un côté se trouvent des voies souterraines, aériennes ou terrestres, et de l'autre la mer, n'est pas illusoire. Les traits particuliers de la parabase ne pourraient autrement ressortir, tant ils se confondent déjà à notre époque dans l'indécision inutile des choses irréelles.
A ce pourtour retrouvé d'oeuvres jusque là mêlées à une famille trop nombreuse, il faudra ajouter que la place leur revenant dans l'édification et le peuplement de l'au-delà est minime. Les autres voyages - ceux qui conduisent vers les royaumes infernaux et célestes situés plus haut ou plus bas ou plus loin dans les terres - sont des prolongements imaginaires réussis, mieux accomplis que l'on peut ainsi montrer. Cela servira à délimiter le propre des navigations.
1) La katabase ou descente aux enfers:
Les parabases sont souvent perçues comme des initiations, des conseils de traversée, des voyages vers le domaine des morts. Il est donc bon de vérifier l'exactitude de ce jugement, en considérant des oeuvres pour lesquelles la descente aux Enfers est motif avoué et but principal.
Ce qu'il nous faut retenir, correspond à trois attitudes du voyageur descendant aux Enfers : soit il subit les peines et risque d'en mourir ; soit il parcourt ces lieux, protégé par un guide, et son sang-froid l'amène à des découvertes de plus en plus stupéfiantes ; soit il demeure observateur étranger à ce qu'il voit, hors d'atteinte des dangers infernaux, incertain quant au sens, recherchant une solution à un problème immédiat.
Le premier type de katabase engage son héros souvent grand pécheur dans l'entrelac des épreuves et peines infernales et juxtapose les scènes vues sans viser à les graduer, à les combiner en des progressions d'horreur ou de malheur, à l'intérieur d'un espace vaste et infini, que l'on traverse sans durée et par bonds successifs, comme autant d'endroits forts du Mal.
Le deuxième type de katabase implique son héros dans une recherche soigneusement délimitée qui le fait avancer d'épisodes en épisodes vers des révélations de plus en plus difficiles, l'initiant à ce chemin où chaque pas ne saurait être fortuit par des symboles et des commentaires assez clairs pour qu'il sache quel degré d'échelle son pied touche, s'il se rapproche ou non du centre ultime, quels lieux restent à franchir.
Quant au dernier type, indifférent à ces espaces infinis ou bien à ces lieux hiérarchisés, il ne vise qu'à l'affleurement du monde infernal à la surface sensée du monde, affleurement momentané et intéressé, pour un héros-témoin impuissant, sans visée de saisie du monde infernal, lequel se présente comme un "écran" ou bref aperçu résumant l'essentiel, série d'images pâles ou crues, avec ou sans relief, déridées, sans suite trop apparente.
Ces trois aspects de la katabase infernale se retrouvent dans une littérature abondante, mais cette commune présentation permet, au milieu de nombreux textes, de discerner trois directions principales qui les regroupent au mieux. L'imaginaire étant la clé de voûte de ces constructions, il n'est pas étonnant que nous soyons victimes d'une prolifération de formes des plus curieuses.
Les preuves ne manquent pas, à parcourir les siècles, de ces trois sortes de descentes aux Enfers, quoique nous ne conservions comme illustration que trois grandes oeuvres qui ont favorisé commentaires, continuations et imitations. En les prenant en trois périodes éloignées l'une de l'autre, nous pensons mieux asseoir l'argumentation. Pour plus de clarté, donnons leur ce caractère générique qui leur vaudra d'être plus qu'elles-mêmes.
Le Purgatoire de St Patrick, texte médiéval d'origine irlandaise, constitue notre premier exemple de katabase où le héros connaît des dangers et parcourt en mauvaise compagnie l'Enfer au risque d'être damné.
La Divine Comédie de Dante livre un deuxième état de katabase puisque, guidé et progressant selon des cercles soigneusement ordonnés, l'auteur s'aventure dans un au-delà couvert de signes et de symboles.
Enfin, la Nekuia ou chant IX de l'Odyssée, nous propose un regard sur l'Hadès sans que son héros navigateur ait besoin d'y pénétrer ou d'en connaître les accidents.
Mais que dire d'Une Saison en Enfer de Rimbaud, des Visions de Yeats, des poèmes sur la Bouche d'Ombre de Hugo, de la pièce de Claudel Le Repos du Septième Jour, pour ne citer que ceux-là et pour y découvrir assez aisément les trois attitudes précédemment décrites ? Ainsi dirons-nous que l'Antiquité a eu ses purgatoires, ses divines comédies et ses nékuias , de même que le Moyen Age ou tout autre période, d'autant que ces trois formes de katabases sont à associer avec des images spatiales et des façons de se repérer universelles. Il sera bientôt évident que la figure du carré nécessitant la constitution d'un plan cartésien où abscisses et ordonnées se croisent (dans le temps aussi), celle du cercle (ou de la spirale) se développant concentriquement autour d'un axe polaire, et celle du labyrinthe oh le nombre de pas et de tournants sont les seuls points de repère, sont, toutes trois, autant de désignations des expériences infernales .
La première oeuvre, ou Purgatoire de Saint.Patrick naît en Irlande entre le Ve et le XIIe siècle où la légende constituée est écrite et diffusée dans toute l'Europe. Elle s'appuie sur des faits réels et des pratiques cultuelles, qui cesseront au XVIe siècle sur l'ordre du Pape Alexandre VI ou du roi anglais Henri VIII, bien que la foi populaire se soit perpétuée jusqu'à nos jours et en consacre la permanence, sous forme de pèlerinages.
En effet, le lieu du Puits Saint Patrick est visible : il s'agit d'une île au milieu d'autres îlots, située sur le lac Derg ("Lough Derg" ou lac rouge), portant le nom d'île Saint Davoc, dans le comté de Donegal (nord-ouest de l'Irlande). En cette île s'ouvrait un souterrain ou puits profond qui fut fermé, puis comblé (XVIIIe siècle), avant que s'édifie une église à sa place. Ce lieu, favorisé par cette mise en scène naturelle (eaux rougeâtres, poussière d'îlots verts, grotte souterraine, etc.), avait, peut-être, avant le christianisme accueilli un oracle païen, mais la légende veut que Saint Patrick dans son effort de conversion, ait désiré donner une preuve matérielle des peines infernales et des délices du Paradis ; frappant la terre de son bâton, il ouvrit une crevasse d'où flammes et rumeurs sortaient, et qui permettait une communication avec le monde d'en bas à qui avait le courage d'y pénétrer. Le Purgatoire devenu ainsi accessible, cette ouverture fut l'objet d'un cérémonial d'introductions pour tout visiteur souhaitant expier ses péchés. Légende et culte commençaient à mêler leurs écheveaux, rendant incertaine la question de leur respective précession. Mais ce qui est évident, c'est déjà l'expérience du labyrinthe à laquelle était soumis le néophyte ou le postulant et qui ne peut que rappeler les mystères orphiques d'Eleusis et le Nékromantéion homérique de l'Achéron, tant par l'accès au lieu que par les épreuves traversées.
Chez l'auteur espagnol (XVIe siècle), Juan Perez de Montalban dont les sources d'information sont des plus assurées on lit : "Il n'est pas permis à tout le monde d'entrer dans la caverne... Une lagune entoure l'île de détours si tortueux qu'il ne faut pas moins de neuf jours pour les franchir. Le pénitent prend place dans un bateau si étroit que son corps y tient à peine. Tant que dure la traversée, il doit jeûner au pain et à l'eau ... Ces premiers devoirs accomplis (= confession au prieur de l'île ; baiser de la pierre où St Patrick laissa l'empreinte de ses pieds), le prieur lui assigne une cellule pénitentielle, réduit à peine plus spacieux que le cercueil où il reste sept jours, défunt au siècle et occupé de faire pénitence ... Le soir du huitième jour, celui qui persiste en son dessein est enfermé dans une cellule plus profonde encore que la première sans lit ni siège où il emploie son temps à prier Dieu et à se remémorer sa vie passée, au cas où il lui resterait quelque faute à confesser. A partir de ce moment, il ne boit ni mange... Le dernier jour, qui est le neuvième, le prieur, ayant convoyé tout le clergé des environs et tous les habitants du voisinage, descend avec lui à l'église, reçoit une dernière fois sa confession, lui administre la Sainte Eucharistie et célèbre à son intention, comme s'il était déjà trépassé, une messe de requiem. Puis, du haut de la chaire, il dépeint en un discours effrayant les dangers du Purgatoire, dangers qui s'évanouiront d'eux-mêmes si le pénitent ferme l'oreille à l'astuce des démons..." . Là dessus, conduit en procession, le pécheur va à l'entrée de la caverne; les portes se ferment derrière lui et ne s'ouvriront que le lendemain. S'il a triomphé, il sera retrouvé vivant ; s'il n'est pas là, c'est que sa perte est survenue.
Cette préparation décrite avec précision laisse apparaître des traits permanents à d'autres katabases du même genre : détours tortueux d'un labyrinthe, jeûnes répétés, eaux lustrales, simulations de la mort par le bateau, cellule et sermons adéquats, conseils et formules à retenir, autant d'éléments communs à des récits d'initiation.
Il est possible de supposer l'usage d'après les informations archéologiques qu'un lieu en Grèce consacré à des pratiques similaires - le "nékromanteion" situé sur l'Achéron (nord-ouest de la Grèce) à proximité d'un lac marécageux seulement navigable pour des barques - révéla l'usage de toute une pharmacopée de plantes hallucinogènes aptes à produire des effets psychosomatiques convenant à une initiation. Le responsable des fouilles du Nékromantéion, Sotirios Dakaris , s'exprime en ces termes : "L'épreuve physique et mentale, pendant le long séjour dans les chambres, l'isolement, les actes magiques, les prières et les invocations, la course errante dans les couloirs sombres et le labyrinthe, la foi commune à l'apparition des morts, créaient chez le pèlerin une disposition convenable Pendant les fouilles, on découvrit des tas de féveroles, espèce de fèves à petits grains ("vicia faba") et des grains de gesse, lesquels ont des propriétés toxiques et causent des perturbations de la digestion, et un émoussement des sens qui atteint le vertige, les hallucinations ..."
Pour Léo Rouanet, "analyser cette légende comme elle mériterait de l'être, ce serait écrire l'histoire des idées, des lettres et des arts au Moyen Age ; la seule énumération bibliographique des ouvrages relatifs, de près ou de loin, à St Patrick, formerait un volume compact" (p 269). En effet, l'audience de cette légende, même si les oeuvres qui la narrent, peuvent nous apparaître au XXe siècle d'importance moindre que la Divine Comédie ou l'Odyssée, fut énorme.
Dès le Xe siècle, Probus signale dans sa Vie de Saint Patrick , longtemps attribuée à Bède le Vénérable, une caverne expiatoire ouverte par le saint. Mais c'est au XIIe siècle que se concrétise la légende par des récits et témoignages : le moine cistercien de l'abbaye de Furnsey, Jocelin , et Henri de l'abbaye de Saltrey écrivirent de leur côté cette histoire dont les traits fabuleux paraissaient normaux et proprement hagiographiques. Ces deux manuscrits latins furent abondamment copiés, puis traduits en langues vulgaires au XIIIe siècle, tandis que le récit de cette légende nourrissait à son tour d'autres créations littéraires (la dernière en date serait la pièce h Calderon vers 1640 intitulée Le Purqatoire de St Patrick). certains auteurs s'en inspiraient à des degrés divers pour consolider leurs thèses. Elle laisse voir sa marque intellectuelle sur des esprits comme Marie de France, Froissard, Lope de Vega, Montalban, Calderon.
Or, ces quelques auteurs avaient grand souci des transgressions morales, si bien que la figure du labyrinthe paraît ressortir de cette problématique sur la nature et le rôle du Mal, sur le destin de l'homme ballotté, tenté, incertain quant aux chemins à suivre. Dans le résumé des aventures vécues par Henry de Saltrey au fond du Puits de Saint Patrick, six siècles après l'ouverture du puits par Saint Patrick, un chevalier, "natif des pays d'Allemagne", du nom d'Owein ou d'Oenus , entreprit de vouloir visiter ce lieu souterrain, moins par esprit de pénitence comme certains critiques le suggèrent, que par sentiment de la vanité de toute chose ("considérant que tout en ce monde n'est que misère").
Sachant pertinemment le risque qu'il encourt de mourir et d'être damné, après jeûnes et autorisations ecclésiastiques, le chevalier, muni du conseil de formuler en cas de péril une prière ("Jésus, fils de Marie, je te rends mon corps et mon âme"), entre dans le puits, "se confiant à la puissance de Dieu". La première rencontre en une salle immense ressemblant à un cloître par ses colonnes et des piliers, est celle de quatre cent quinze hommes vêtus de blanc qui le mettent une dernière fois en garde. L'oeuvre s'ouvre et se fermera par la même présence radieuse d'hommes élus.
Jusque-là, Owein n'avait pas été présenté comme un grand pécheur dont les crimes nécessiteraient une telle cure et épreuve : le monde, dirions-nous aujourd'hui, avait pour lui perdu son sens et c'est en redécouvrant, par expérience, la réalité de l'au-delà qu'Owein espérait revivre à l'existence. L'émergence d'un Bien et d'un Mal - l'un ouvrant et achevant, l'autre central mais illusoire et perdant - , place déjà ce texte sur un plan moral, et presque moralisateur. Owein doit regagner les lieux où son destin reprend une direction, ces carrefours où il doit choisir entre la damnation et l'espoir, puisqu'il a réussi dans l'au-delà à vaincre ses tentateurs et à maintenir son droit chemin.
Dans la vie courante, il ne pourra que perpétuer et continuer ces prouesses. Outre la formule salvatrice à retenir, le chevalier reçoit d'autres recommandations de ces mêmes hommes l'invitant à se méfier des promesses diaboliques ("chevalier, mon ami, je te prie, pour quelques tourments et menaces que les diables te fassent, de ne te rendre aucunement à leurs paroles", (p 87).
Le contexte ne saurait être plus "moralisateur" (au blanc des vêtements et au calme des traits, succèdent le noir et les ricanements des diablotins), sans la moindre idée de progression dans les fautes, sans que l'on dise la cause des supplices vus par le chevalier.Les malheureux punis ne sont là que pour l'effrayer, lui faire perdre tête, et nul ne sait ce qui vaut aux uns d'être cloués, et à d'autres d'être lacérés ou engloutis.
La salle ressemblant à un cloître s'est muée en rôtissoire bruyante. En vain, les diables tenteront de l'effrayer et sa prière viendra à propos à ses lèvres en chaque occasion. Owein ne voyage pas, il est transporté d'un lieu en un autre, sans durée de traversée. Le second endroit où il est emmené, est une région ténébreuse à la fin de la terre, dont les vallées sont pleines de douleurs et de cris (hommes et femmes cloués au sol, ventre contre terre). Puis en un troisième lieu, le voilà près d'un fleuve fétide de plomb brûlant, peuplé de crapauds : sur les rives, des gibets où les gens pendus par les pieds ont la langue étirée par ces mêmes crapauds.
Owein, toujours sans frayeur, se retrouve en quatre vastes champs mitoyens où des hommes et femmes cloués dos contre terre côtoient des dragons, sont lacérés par des becs d'oiseaux, sont traversés des pieds jusqu'à la tête par des clous (le vent froid couvre leurs cris épouvantables), sont enchaînés, distendus, arrosés de métaux en fusion.
Une cinquième fois entraîné, le chevalier arrive en une maison "affreuse et puante, pleine de fumée, d'une étendue sans fin", vaste étuve où plongent des malheureux. Toujours sauvé par le souvenir de sa prière, il est porté sur une montagne d'où il est chassé par un vent violent qui le jette dans une rivière glacée. A ce sixième séjour, s'ajoute, en direction du soleil couchant, l'immersion dans le "puits d'enfer" trou plein de flammes et de soufre. Là, il oublie sa formule, confondu de douleur, mais le Seigneur veut le sauver et lui accorde la grâce de se souvenir.
A nouveau, pris en charge par d'autres diables qui veulent le mener au vrai Enfer (qui ne saurait être ce simple puits décrit précédemment), il est entraîné "vers une rivière merveilleusement vaste" charriant des flammes, sur laquelle court un pont "si étroit qu'à peine aurait pu s'y tenir un oiseau". Le pont ploie, et nos diables tentent de faire revenir Owein par des promesses de salut mais il se souvient de sa prière, et voit le pont s'élargir et s'affermir. De l'autre côté, s'ouvre le paradis (soit le neuvième lieu) où il est accueilli par des gens d'église qui le mènent en un pays "merveilleusement vaste", clair et parfumé. Il ne s'agit que du Paradis terrestre, ce dont il doit témoigner par son retour auprès des hommes. Owein, ébranlé par cette expérience, retourne en Allemagne où il devient ermite, mourant peu après, et gagnant alors le Paradis céleste.
La lecture du texte offre une succession de scènes horribles appréhendées par les sens de la vue, de l'ouïe ou de l'odorat, scènes qui sont, de plus, vécues par le héros. Owein, lui-même, subit les épreuves, connaît la peur, la souffrance, et ne peut s'appuyer sur aucun guide, sur aucune idée telle qu'il y aurait, à chaque nouvelle péripétie, un surcroît d'horreur (cette idée serait en soit déjà une direction ; le chevalier pourrait se dire : "Je vais vers plus de mal, je sais donc où je vais ; y aura-t-il une fin à cela ?"). Tel n'est pas le cas puisqu'il est entraîné, sautant d'un lieu vers un autre, descendant, montant, allant à l'Ouest, tombant en un centre, jeté sur des rives, transporté ailleurs..., se heurtant toujours au mensonge, à la menace, à la tentation de renoncer. Quelle image plus nette du labyrinthe pourrait nous être donnée ? Dans ce tourbillon vertigineux, où chaque scène est un tournant malheureux, rendant même impossible le calcul des distances, Owein est seul, au milieu d'un monde certes hostile mais - et c'est important - vaste, illimité, déformé. L'espace n'y est point clos, comme cela le sera chez Dante ou chez Homère, ni même organisé. C'est une réalité mouvante, incertaine, aussi impalpable que les sons (bruits et gémissements) qu'elle produit, où prédominent des forces naturelles (vent, rivière, flammes) brutales et insensées.
Aussi cette représentation spatiale est-elle celle du labyrinthe , non pas une suite de galeries étroites et bifurquantes, mais l'espace qui naît du sentiment d'être perdu : cela accroît les moindres parcelles de lieu, les distend et les rend monstrueuses. Abandon et déréliction qui secouent l'être et l'obligent par affolement à découvrir que la solution est d'une cohérence supérieure et transcendante.
Le héros est, d'autre part, soigneusement préparé à ce dépassement par le biais de jeûnes qui ne peuvent qu'aviver ses sensations. C'est pourquoi le Purgatoire de Saint Patrick présente une position originale. En voici les principaux traits : le héros met en jeu sa vie ou son salut ; il doit choisir constamment entre deux voies; l'image donnée à voir pour qu'apparaissent ces incessantes croisées de chemins, est celle du labyrinthe ; s'il ne s'agit pas d'un labyrinthe matériel, l'expérience du vertige, de l'incertitude des routes suivies et à parcourir, reste la même, typiquement enracinée dans celle du dédale ; l'espace figuré est infini et vaste, sujet à des élargissements et des déformations ; au sentiment de vacuité générale, correspond un infra-monde divisé en deux conceptions se heurtant et irréconciliables, article de croyance jamais remis en cause, pour une raison simple : le héros doit rencontrer l'adversité du Mal pour redonner un sens au monde ; il s'ensuit finalement une préférence marquée pour les descriptions infernales aux dépens des scènes paradisiaques.
Enfin, si le moyen âge Irlandais nous a livré ce "Purgatoire" comme modèle, nous aimerions suggérer que le Second Faust de Goethe (où le héros s'enfonce dans le domaine de Proserpine puis des Mères, et recherche désespérément une morale positive et active pour notre monde) ou même Une saison en Enfer de Rimbaud (où le poète part en quête d'un dérèglement des sens, forme renouvelée du jeûne, poursuit une nouvelle approche de l'Art et de la Vie), mériteraient, sans vouloir réduire leur originalité respective, d'être assimilés à ce premier type de katabases. D'autres, de même .
Dante servira à dégager un deuxième groupe de textes s'appliquant aussi à décrire les Enfers, mais avec un esprit différent. Avec la Divine Comédie qui plonge ses racines dans le chant VI de l'Enéide où l'on peut lire que le héros Enée et la Sibylle parcourent les lieux infernaux, s'ouvre tout un corpus de textes symboliques se prolongeant jusqu'à La Flûte Enchantée de Mozart ou dans les visions de Swedenborg, par exemple. Ample conception du monde infernal qui se dessine ici, à la manière d'un système profondément intellectuel et d'une cohérence sans faille.
Lorsque Dante entreprend sa descente aux Enfers, il reconnaît avoir perdu le vrai sentier, c'est-à-dire s'être fourvoyé dans son existence et vivre au milieu d'une forêt obscure, symbole de ses passions. Loin de se convertir ou de se repentir comme le faisait le chevalier Owein, puisqu'il ne doute pas de Dieu, il a du mal à retrouver la voie qui conduit vers le "mont délicieux". Puisqu'il constate des obstacles à gravir cette voie du salut, Dante ne connaîtra pas non plus les dangers, les menaces et les affres de l'abîme, en raison du guide attentif et dévoué qui l'accompagne, le poète Virgile. Epreuves limitées, se bornant à voir les peines d'autrui, à en saisir la cause, ne nécessitant que la manifestation de sentiments et la peinture d'émotions.
Ce type nouveau de héros, assisté, portant un jugement sur une période de sa vie ("au milieu du voyage de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure" chant I,l) ne risquant nullement la mort au cours de son aventure, désirant moins modifier radicalement son existence que l'ordonner vers une certitude découverte selon une progressive épuration, a des caractéristiques distinctes du type précédent de héros.
Quel écart entre "l'aveuglement", comme le représentent Owein et tout autre adepte d'une voyance éperdue, et l'acceptation sereine de la vision dont bénéficie Dante comme d'une grâce divine livrant au poète les secrets de l'autre monde ! D'un côté, l'effort demandé a valeur de modèle ; de l'autre, le don s'accompagne d'une mission, celle de rendre compte d'une réalité invisible aux humains mais, ô combien réelle.
Comment s'étonner alors que les lieux où circulent Dante ou Virgile, n'ont rien à voir avec un labyrinthe, mais offrent comme figure centrale, celle de cercles concentriques s'achevant en un cône, axe ou pôle infernal laissant un passage aux antipodes vers la montagne du Purgatoire ? Au lieu d'une vastitude illimitée, se fonde un lieu clos profondément hiérarchisé qui va de noirceurs infimes à des noirceurs plus grandes par des argumentations graduées de tourments et de crimes, lesquelles, de plus, rassemblent les époques, les font cohabiter en une grandiose perspective historique .
Virgile s'était, lui aussi, soucié de réunir des personnages de la légende et de l'histoire au fond de son Tartare. Dante y ajoute douze siècles supplémentaires d'événements européens, enrichissant la galerie de figures et de portraits qu'éclaire la pâle lumière infernale.
On ne saurait que noter par contraste, l'absence d'une telle préoccupation dans le premier type de katabases. Dante n'aura pas d'hésitation à distinguer le Bien du Mal, même si certains coupables punis durement, provoquent en lui quelque mouvement de commisération ; il n'est point victime du tracé incertain de tout labyrinthe vertigineux, puisqu'il possède un guide le protégeant et chaque pas supplémentaire l'épure, le purifie, le mène à une catharsis soigneusement méritée.
Par suite les problèmes de toute conversion et de toute pénitence disparaissent, au profit d'un symbolisme savant, ésotérique pour certains, éminemment lettré aux yeux de tous. Dante n'a pas commis tous les péchés qu'il voit, ni même n'est menacé d'avoir tant et de telles tentations auxquelles succomber. Mais chaque retard ou obstacle, loin d'être une épreuve à franchir, constitue une étape intellectuelle erronée, un état mental condamnable qu'il faut combattre afin d'atteindre cette pureté et cette vérité entrevues au départ.
Drame initiatique et didactique jonglant avec les multiples facettes de tout symbole, de toute allégorie, et de l'avis même de l'auteur imposant quatre niveaux de lecture , aussi drame philosophique et scientifique privilégiant la question de la Vérité, s'inquiétant des façons de la construire et de la perdre, peu enclin, de fait, aux considérations sur le salut moral d'un individu (comme le chevalier Owein) lequel individu n'a de place qu'à l'intérieur d'un système dont il illustre les grands chapitres, pour plus d'évidence.
Nombre d'auteurs seront attirés par ce type de katabases explicatives et totales qui engagent l'être avec grandeur dans un projet hiérarchisé, cohérent, muni d'une direction. Le monde s'y résume ou plutôt abandonne son émiettement. Chaque partie, chaque éclat de ce miroir est à nouveau serti, reconstitué. Aucune pièce ne manque, ce qui nous délivre de l'angoisse, d'une schizophrénie inévitable, d'avoir vécu dans l'éparpillement des êtres et des choses. Acte de confiance et de création qui ne peut que nourrir un profond optimisme, comme il apparaît dans La Flûte Enchantée plus tard, dans le mythe d'Orphée bien avant, dans d'autres oeuvres où prédominent le don de vision, la figure du cercle, l'ordonnancement des épisodes symboliques, la présence d'un guide et protecteur, la découverte d'une vérité ontologique. En quoi, ces katabases peuvent être groupées, et former ce deuxième groupe ainsi mis en lumière.
Le dernier groupe de textes s'apparente aux katabases par son motif eschatologique, bien qu'au sens strict du terme, on ne puisse parler de "descente" volontaire ou accordée. Il s'agit plutôt d'obtenir une manifestation quelconque, un signe possible provenant des autres mondes où vivraient les morts. Le héros ne s'engage pas sur les routes infernales mais par un moyen de son choix, évoque, appelle, interroge.
Ainsi, Ulysse , au chant XI de l'Odyssée, envoyé par Circé la magicienne, conduit une procession rituelle en un lieu propice à cette évocation des âmes des morts. Le texte est, à ce sujet, clair ; il creuse une fosse, y répand de la farine et du sang, et sur ce fond qui lui sert de miroir, défileront les ombres pâles dont les traits encore marqués sont ceux d'amis morts ou de figures antiques et légendaires. A aucun moment, Ulysse ne pénètre par une fissure à l'intérieur de l'Hadès mais se contente d'ouvrir comme une trappe par où voir les Enfers ou plutôt un aspect très limité tout au moins de cet infra-monde puisqu'il procède en maître de maison, pourrait-on aussi dire, invitant à sa table des gens d'autrefois et d'ailleurs conviés momentanément.
Tous les critiques ne sont pas d'ailleurs d'accord, et ce depuis l'Antiquité, sur le fait qu'Ulysse n'effectue pas de descente aux Enfers . L'ambiguïté des mots même demeure : le chant XI est parfois nommé "nékuia" c'est-à-dire scènes chez les morts et descente, parfois "nékromantéia", soit évocation des morts, selon que l'on privilégie ou non l'arrivée d'Ulysse dans le pays des Cimmériens dans lequel il pourra ouvrir sa fosse, et consulter les morts. En effet, ne serait-il pas comme Enée ou Dante, guidé, de loin, grâce aux conseils de la magicienne Circé ? Ce paysage d'eaux dormantes aux rives plantées de saules noirs n'est pas des plus riants et pourrait fort bien convenir à quelque description terrifiante de l'Hadès.
Mais à analyser de la sorte, il est à craindre que les katabases des deux autres types, vu leur célébrité envahissante, n'empêchent de considérer cette autre attitude devant les royaumes de la Mort et ne nous cachent, dans un mouvement englobant par trop généreux, la véritable identité de ces textes proches de l'Odyssée et pour lesquels il ne saurait être question de voyager tout en bas mais seulement d'y jeter un regard et d'en obtenir une confirmation, un espoir, ou toute autre bribe de réponse.
Limité à ce point de vue et à ce but d'interrogation, le héros est acculé à cet acte de nécromantie qu'il réprouverait même, s'il le pouvait, mais il se doit à cette opération par suite d'une impérieuse nécessité de survie .
Comment dès lors, ne pas comprendre que la "prudence" dont il fait preuve est plus qu'une réticence ? C'est à la fois une "pré-voyance" et une "providence" comme le veut l'étymologie, mais aussi le désir d'intéresser le destin à un sort douloureux en le provoquant, en lui imposant de se manifester et d'apparaître.
Des trois types de katabases, c'est bien cette dernière qui est la plus angoissée devant le devenir humain sur cette terre et recherche un espoir immédiat. C'est pourquoi la figure spatiale, encore une fois, se modifie et a pris la forme d'un écran ou d'un carré, plan limité sans profondeur d'où naissent des images fuyantes, chaotiques, se précipitant sans ordre ni enseignement, qu'il faut "régler", choisir afin que s'engendre un vrai message. Si le labyrinthe exprimait les hésitations de toute existence sans croyance établie (ou en vue d'en établir une), si le cercle offrait le réconfort d'embrasser conceptuellement la pluralité du monde, le plan carré ou rectangulaire en général (qui devient la table de l'adepte du spiritisme, ou la tombe familiale pour les cultes aux Mânes et Ancêtres), se veut pour un témoin extérieur lieu de contact entre deux mondes normalement obturés, brève communication en raison d'un mutuel désarroi d'un côté comme de l'autre ; d'où le besoin moins de développer une géographie infernale que de trouver un artifice rendant compte de l'identité des situations.
L'archétype du miroir, mince surface lisse, paroi glacée verticale ou horizontale, qui inverse les visages sans peine, ressurgit et s'affirme alors comme instrument magique ayant capté de toute éternité toutes les images possibles ou bien se montre apte à aider les hommes par son incommensurable expérience du passé, ou enfin témoigne de notre vieillissement irrémédiable qu'un dieu seul en son sein pourrait arrêter ou détruire. Cette inquiétude d'une vie future quelle qu'elle soit, dégagée des-codes ou des systèmes humains, livre des textes à incidences prophétiques dont la portée métaphysique ne fait aucun doute, ne serait-ce que par la perplexité et le questionnement qu'ils procurent, bien loin de l'humanisme des premières katabases, et de l'intellectualisme majestueux des deuxièmes.
Les repères sont autres : l'observateur-questionneur rencontre le mouvement des êtres disparus et l'illusion des existants ; à la jonction de ces deux tracés, se manifeste le supra-naturel, le divin, la lumière (selon le vocabulaire adopté), autant de signes prophétiques pour les vivants et pour les morts d'une espérance toujours possible.
Il reste à préciser combien ce dernier type de katabase existe à toute époque et, outre ce qui est peut-être un besoin et une curiosité de connaître la vie de morts aimés et regrettés, on aperçoit que de grands artistes n'ont pas hésité à formuler et organiser cette inclinaison.
Ainsi V. Hugo passionné de spiritisme, consultant les esprits et rédigeant une Légende des siècles qui doit beaucoup à ses croyances et pratiques. Plus près de nous encore, l'auteur dramatique P. Claudel dans sa pièce Le Repos du Septième Jour, raconte comment un empereur chinois sur la demande de son peuple victime d'un retour anormal des ombres des morts, accepte, pour rétablir l'harmonie du monde, de dialoguer avec les habitants des Enfers en se procurant les services d'un nécromancien. Le désarroi des morts lui paraît tel qu'il accepte, à la manière d'une préfiguration du Christ, de prendre sur soi une terrible maladie. Ce geste de sacrifice non seulement apaise les Morts parce qu'il suggère l'espoir d'une résurrection les délivrant du Mal, mais en plus soulage les vivants de la pesanteur mortelle en leur livrant l'exemple d'une victoire sur la mort.
Comme, dans l'Odyssée, l'Enfer échappe à toute description géographique, mais y surgissent des figures humaines (rappelons les processions ou catalogues de figures légendaires inclus chez Homère) venues dire leur tourment moral sans idée d'une causalité trop réglée (à tel acte impie, telle punition), presque indifférenciées ou variantes d'une même détresse : la Mort, le Mal. Images de victimes moins expiatoires ou punies que démontrant l'inanité de la condition humaine, à moins d'une promesse insensée. Et si Ulysse découvre que dans le monde des Ombres on continue à vivre selon le même élan que dans la vie, attendant que cet élan peu à peu, se ralentisse, et que l'on est condamné aux gestes et métiers qui occupèrent l'existence, son retour auprès de Pénélope, s'il se réalise, doit donc être perçu comme source d'espoir pour les vivants et les morts, puisqu'il indique un échappatoire à la fatalité, à la normalité des événements, et propose un dépassement exemplaire. En ce sens, Claudel (et Hugo) nous aide à lire l'Odyssée.
On trouverait bien d'autres titres pour illustrer ce troisième type de katabases, mais il paraît plus important de faire remarquer que ce classement ne vise pas à condamner, et à encenser un type plutôt que l'autre, qu'il sert, proprement à mettre en évidence des traits distincts jusque là restés confondus et qu'il permet d'échapper aux relations d'influences et d'imitations (utiles pour les détails formels, stylistiques ou conceptuels).
De même il est bon de préciser que les voyages au ciel, dont nous allons parler, ne s'opposeront pas aux katabases par la seule vue de douceurs paradisiaques. La coupure du cosmos en un Haut Heureux et un Bas détestable, est tardive, empêche l'usage de nuances. Bi-polarité dangereuse, simplificatrice et surtout inexacte. Résumons brièvement, par un tableau, l'analyse des trois types de katabases , afin d'en faire ressortir les principaux écarts.
Oeuvre | Le Purgatoire de saint Patrick | La Divine Comédie | Chant XI de l'Odyssée |
Moyen de descente | Aveuglement | Vision | Evocation |
Figure spatiale | Labyrinthe | Cercles concentriques | Eran miroir -déroulement d'images |
Héros | Risquant sa vie, audacieux | Guidé | Prudent, pré-Voyant |
Motif de la descente | Vacuité du monde ou pénitence | Catharsis et remise en ordre | interrogation à visée prophétique |
Découverte | Morale de conversion | Symbolisme unificateur initiatique | Espérance, Transcendance |
2) L'anabase ou voyage céleste :
Contrairement au sentiment commun qui la placerait volontiers en opposition par rapport à la descente en Enfers, l"'anabase", (si ce terme ne choque point trop les amateurs de l'Antiquité grecque pour qui il ne saurait désigner que l'oeuvre militaire de Xénophon), ou voyage imaginaire par voie aérienne, recoupe facilement la division précédente en trois groupes. Certaines engagent leur héros dans une aventure où il risque son âme, d'autres rêvent d'ascensions éthérées vers le Bien Suprême, d'autres enfin ont des souhaits de sociétés futures, revues et corrigées.
Les anabases sont-elles moins nombreuses ? A peine moins que les descentes, avec une difficulté plus grande parfois à décrire les joies paradisiaques lorsque l'auteur y est contraint. Mais le Paradis n'est qu'un aspect du monde céleste qui comporte en son sein aussi des lieux de souffrances, des cités humaines ou bien habitées de monstres, des cercles d'illumination céruléens, des arcs-en-ciel de fantaisies.
Gardons-nous de l'idée reçue d'un ciel réservé au(x) Dieu(x) et d'un Enfer souterrain conçu pour le(s) diable(s). La Science-Fiction et le Fantastique qui sont pour l'heure le dernier avatar des anabases, serviraient à le prouver si nous ignorions que l'imaginaire chrétien lui-même n'est pas responsable de ce dualisme (puisque les sabbats de sorcières ont lieu sur des montagnes élevées accessibles par la voie de l'air), mais bien plutôt un effondrement progressif de nos croyances en l'au-delà, d'abord simplifié et divisé en deux lieux opposés, puis renvoyé dans la fantaisie et l'illusion.
Bien plus, nous retrouverons que chaque époque se commet à ces trois genres de récits imaginaires aériens, mais avec une tendance plus marquée vers la laïcisation, là où les descentes aux Enfers conservaient un effroi sacré indestructible. Les cosmogonies des anabases tournent vite aux fantaisies parodiques ou morales, et aux considérations sociales avouées.
La première forme d'anabase a pour souci majeur d'exposer la pluralité des mondes, de montrer que l'hypothèse d'une infinité de mondes n'est pas vaine et s'autorise d'expériences psychiques ou techniques. L'importance du moyen de transport n'est pas à négliger dans cette littérature, puisque, par lui, le vertige indispensable sera créé et permettra de croire en ces mirages d'autres mondes peuplés d'habitants étranges, alarmants aussi.
Toute la science-fiction est contenue dans ce thème et le choix d'un ouvrage ne poserait pas de problème si nous ne voulions savoir si cette tendance de l'esprit humain a existé à toutes les époques, en des temps où la technique moins puissante était moins source de rêves lointains. Alors, il est moins aisé d'obtenir avec évidence un ou plusieurs ouvrages de la sorte, car cette idée d'une pluralité des mondes n'est pas admise automatiquement et reçoit des religions consacrées de nombreux démentis.
Il suffit de prendre l'épisode de Key Kaous dans le Livre des Rois de Ferdousi, auteur iranien du XIe siècle, dont l'épopée est un recueil de toutes les légendes anciennes de la Perse, pour comprendre que des réticences existent. Le roi Key Kaous n'a obtenu du Ciel que Biens et Chances exceptionnelles, victoire sur les Divs (démons ou titans) qu'il exploite durement en se servant d'eux pour construire ses palais et châteaux. L'un des Divs pour détourner l'esprit du roi de son oeuvre d'ordonnateur du monde, lui insuffle le désir de connaître les mystères du Ciel : "Pourquoi le soleil te cache-t-il sa marche ascendante et descendante ? Quelle est la nature de la lune, de la nuit et du jour, et qui est le maître de la rotation du ciel ? Tu t'es emparé de la terre et de tout ce qui s'y trouvait à ta convenance, mais le ciel doit encore t'obéir." (p. 32, op. cit.).
Le roi Key Kaous ne rêve alors plus que d'un moyen de s'élever dans les airs, et il invente un véhicule mu par des aigles : il s'agit d'un trône en bois léger muni de lances d'où pendent des quartiers de viande comme appâts à des aigles attachés au trône et désireux de se nourrir. Ce char céleste peu commun permet au roi de s'élever dans les nues, tant que la fatigue des rapaces n'est pas excessive. Puis, las de leurs efforts, ces derniers tombent au sol, entraînant dans leur chute ce roi orgueilleux rendu à de plus humbles considérations, objet de railleries des princes.
Toutefois de son expédition, il ne ramène rien, aucune vue des espaces supérieurs qui aurait valu le déplacement. Coup d'épée dans l'air !
Si l'expérience de Key Kaous est échec, parce que Ferdousi en fidèle croyant ne saurait admettre d'autres mondes échappant au rôle tout puissant dévolu à l'homme par Allah (dont la Création est offerte à la contemplation de l'homme seul), d'autres écrivains relatent des aventures intellectuelles prenant la forme d'anabases réussies.
Anciennes interrogations sur les éventuels habitants de la lune, âmes des trépassés ou monstres exilés cherchant à dévorer la lumière. C'est par le rêve, le coma, ou une ivresse toute intellectuelle, que l'on est alors transporté en ces royaumes célestes. Une préparation psychique s'observe : un homme menant une vie scandaleuse, à la suite d'un accident, ou d'un discours avec un sage, est emmené au Ciel ou reçoit la révélation des mondes d'en Haut. Le voyage peut avoir lieu physiquement (origine de la science-fiction) mais aussi psychiquement (envol de son âme ou envol de son esprit). Il est autorisé en vertu de son pouvoir d'édification morale.
Mais si le héros du premier type de katabase subissait jeûnes et drogues, ici, bien qu'il y ait même projet d'une conversion et d'une prise de conscience, (à noter aussi combien souvent dans les romans de science-fiction le voyageur inter-galactique revient avec une vision différente de l'existence), le héros de cette ascension est saisi soudainement, presqu'indépendamment de lui. Violence d'une coupure qui le plonge aussitôt dans l'infini. Ainsi prendrons-nous comme exemple une oeuvre morale de Plutarque intitulée Des délais de la Justice divine (Traité 41).
Plutarque en moraliste et philosophe, conceptualise davantage ce que d'autres envisagent de manière éparse et abondante.
Dans d'autres traités, Plutarque concevait l'existence de quatre mondes (en raison des quatre éléments) et d'îles océanes séjour des Bienheureux , mais ce qui le caractérise, c'est sa volonté d'inclure ces légendes à l'intérieur d'un système cosmogonique et moral. Platonicien convaincu, il estimait que sous l'apparence illusoire de notre réalité se cachent des principes ou Idées que son maître Platon découvrait par la voie du raisonnement ; pour lui, la voie d'accès est morale et comporte un engagement moins intellectuel que vécu reposant sur une solide confiance en la Bonté des Dieux et en la Perfection de leurs oeuvres.
Lorsqu'il s'interroge sur les retards que prend la Justice Divine à punir certains criminels ou à récompenser des hommes de bien, il recourt en dernière analyse à un mythe, comme pouvait le faire Platon lui-même à la fin d'une argumentation difficile nécessitant quelques images évocatrices. Mais ici , il s'agit de dépasser la conception propre à la tragédie où la faute est transmise héréditairement et où la punition s'abat sur des descendants innocents des méfaits ancestraux. A cette forme de justice que Plutarque ne récuse pas, s'en ajoute une nouvelle, applicable à l'individu pour ses propres actes.
Tel est le cas de Thespesios, homme sans foi ni loi, poursuivant par tous les moyens la richesse, dépravé et malhonnête, qu'une chute brutale plaça en plein coma pendant deux jours avant de revenir à lui et de devenir l'homme le plus scrupuleux et honnête qui fût. La raison bien évidente de sa conversion appartient au voyage céleste que son âme entreprit durant ce laps de temps. Saisie dans un tourbillon, cette dernière vit le lieu des peines des âmes coupables (sorte d'Hadès céleste) et des grottes enivrantes où l'âme prise au piège des délices décidait, par tentation, de se réincarner, et l'oracle de la sibylle (bien qu'il ne pût voir l'éclat du dieu Apollon).
Comme dans le cas du chevalier Owein du Purgatoire de St Patrick l'espace est infini , immense, occupé de rayons lumineux qui emportent les âmes comme sur une mer illimitée ; la figure spatiale demeure confuse, de tous côtés pouvant s'augmenter soit en plis profonds ou grottes, soit en des abîmes agités par le mouvement spasmodique d'âmes troublées et incertaines quant au chemin à suivre, soit en des trônes où siègent des déesses justicières, si bien que resurgit l'image archétypale du labyrinthe vaste, inachevé, n'offrant aucune gradation mais un savoureux désordre vertigineux et coloré. En effet, les âmes présentent des changements de couleurs dûs à l'état de pureté manifesté.
Devant ce spectacle Thespesios qui a reconnu son propre père en Enfer et qui, sans être guidé, reçoit des explications d'un cousin, tout d'un coup risque, lui-même, d'être victime des peines qu'il mérite si une bienfaisante intervention divine ne lui accordait un sursis. Cela nous rappelle que, comme dans les premières katabases, le héros affronte réellement une réalité dangereuse dont il ne sort vainqueur qu'après un profond repentir. D'où le moralisme ambiant qui entoure de telles oeuvres, même si, devenues romans de science-fiction, elles ne paraissent de nos jours raconter que drames, appétit de puissance et de gains, jouissances sans fin au lieu de conseiller la modération, l'ascèse ou le détachement . Mais dans le fond, elles demeurent très moralisatrices dans leurs préférences pour des héros humains et solides, et dans leurs conflits entre des forces maléfiques et d'autres bénéfiques.
Aussi retrouvant les principaux traits déjà signalés dans certains katabases, nous conviendrons que la similitude est suffisante pour aborder le deuxième groupe d'ascensions célestes. Dante pourrait être encore très utile à considérer comment il progresse vers le Ciel aussi après avoir connu la descente infernale. Le monde n'est plus donné comme multiple mais comme un tout hiérarchisé avec, au sommet, un Dieu unique et créateur. La confusion labyrinthique disparaît ; il lui est préféré un agencement soigneux des gradations, chacune d'entre elles protégées et méritées.
Mais nous en trouvons l'illustration dans le mythe d'Er le Pamphylien de Platon, dans les Ascensions du Prophète dans le monde musulman, dans le poème d'Ibn Arabi qui aurait influencé Dante , dans tant de visions d'enlèvement ou de songes eschatologiques, dans le poème de Milton (Le Paradis Perdu ).
Dans toutes ces oeuvres, se manifestent comme soucis majeurs la place attribuable à chaque partie de la création et l'économie interne présidant à la Création. Le moralisme s'estompe au profit d'un propos cosmogonique désignant le plan divin. Satan, dans Le Paradis Perdu, se souvient d'une prophétie entendue autrefois lorsqu'il n'était pas encore déchu, portant sur le projet de Dieu de créer un nouvel univers peuplé de créatures entre toutes aimées. Convoquant tous les autres démons dans un esprit de vengeance, il est désigné (et se propose) pour voler jusqu'au Ciel afin de corrompre ce nouveau monde et détruire l'oeuvre divine.
Du fond de l'abîme, il prend son envol, aboutit aux portes de l'Enfer fermées de neuf lames et entourées de flammes que commandent Terreur et Péché, deux femmes hideuses que Satan réussit à soudoyer pour qu'elles lui entrouvent les portes du puits infernal. L'ascension de Satan se poursuit alors, non pas directement au Ciel mais au travers du vaste Chaos antique qui précéda la Création : "sombre et illimité océan, sans borne, sans dimension, où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et l'espace sont perdus, où la Nuit aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion" .
Cette figure spatiale au sortir de l'Enfer a de quoi surprendre, et correspond à une invention poétique étonnante d'autant qu'elle prépare par contraste le lecteur à la contemplation de la Création, ressentie comme une harmonie miraculeuse. Dans le Chaos, "berceau de la nature et peut-être son tombeau" , où sont les embryons d'atomes gouvernés par le Hasard, Satan qui doit traverser ce "détroit", subit une chute qui n'aurait pas eu de fin, s'il n'avait été arrêté par l'explosion d'une nuée qui le projette sur le pourtour de la Création, en présence du roi Chaos. Ce dernier se plaint - et le détail est significatif - de la réduction que subit son empire empiété des deux côtés par le puits infernal et par le Paradis terrestre : "D'abord l'Enfer, votre cachot, s'est étendu long et large sous mes pieds; ensuite, dernièrement le Ciel et la Terre, un autre monde, pendent au-dessus de mon royaume..." . Propos indiquant nettement la disparition progressive de la figure spatiale labyrinthique, jugée archaïque, au profit d'une nouvelle représentation, celle de voûtes et de cercles englobant, dont la perfection close est rendue par une muraille d'opales et de saphirs entourant la Création.
Arrivé sur la surface convexe de ce cercle, Satan erre en ce lieu, qui, par la suite, prendra le nom de "lieu de vanité" où finissent toutes les oeuvres artificielles que l'homme et la nature dans leurs vains et imaginaires délires ont pu concevoir en pure perte.
Milton, à cette occasion, explique que cette convexité enveloppe "les orbes inférieurs lumineux, les sépare du chaos et de l'invasion de l'antique nuit" , et qu'elle conduit aussi par des degrés à un grand édifice montant au Ciel. Juste à cet endroit, s'ouvre un passage vers la Terre par où s'engouffre Satan. Le spectacle qu'il a sous les yeux l'éblouit : étoiles, soleil, constellations échauffent l'univers et lui insufflent d'invisibles vertus. Un ange même lui signale l'existence de la Terre, séjour de l'Homme. Sa tâche est alors de corrompre Eve, même si un profond.remords le tiraille à la vue du couple humain d'une beauté et d'une harmonie si parfaites. Ne s'écrie-t-il pas : "Je pourrais les aimer, tant la divine ressemblance éclate vivement en ces créatures et tant la main qui les pétrit a répandu de grâces sur leur forme !" ? .
Après avoir soufflé des paroles empoisonnées à l'oreille d'Eve endormie, Satan surpris par les anges en plein Paradis Terrestre, est reconduit, chassé, revient sous forme d'un serpent, réussit à tenter Eve et fier de son succès s'avance vers l'Enfer. Un pont est construit à travers le chaos entre l'Enfer et la Terre afin de faciliter les trajets de la Mort et du Péché. Le voyage pour Satan est alors accompli.
Il convient donc de dresser le portrait de cet étrange héros choisi pour ces défauts et qui nous propose moins quelque progression graduée vers un Bien Absolu, mais plutôt un double mouvement : son ascension des Enfers par le Chaos jusqu'à l'orbe terrestre et les portes du ciel nous livre une glorification du cercle, symbole de perfection après des lieux labyrinthiques ; quant au second mouvement, qui commence dans les volutes du Serpent, il manifeste les progrès du Mal s'achevant par la chute de l'Homme et sa déréliction. Point de guide, quelques aides ou repères ; révélations des fins dernières de l'Humanité sauvée par l'incarnation du Christ ; une symbolique claire et efficace : autant de traits caractéristiques du poème. Mais l'originalité réside dans cette "initiation noire" (comme il existe une magie noire) où le héros satanique nous apprendrait à être ses adeptes, à chacune de ses nouvelles tentatives infâmantes.
Dans les autres textes, il y a aussi cette volonté eschatologique et cosmogonique, la figure spatiale des cercles concentriques, la graduation des étapes et leur portée symbolique, l'absence de périls encourus par le héros. Que l'on prenne le mythe d'Er le Pamphylien inclus dans la République de Platon (Rép. X 614a-621b), ou les Ascensions du prophète dans la double tradition du "miraj" ou de l"'isra" , ou la dernière partie de la Divine Comédie de Dante, ou l'oeuvre plus récente de Tolkien, qui inclut certains voyages célestes dans Le Seigneur des Anneaux, se conservera, sans beaucoup de nuances, le cadre que nous venons d'observer dans Le Paradis Perdu de Milton.
A la différence de Thespesios de Plutarque, le héros mythique de Platon, Er le Pamphylien n'est pas coupable endurci. Laissé pour mort sur le champ de bataille, il assiste aux mouvements réguliers des âmes vertueuses montant au Ciel et des âmes criminelles s'enfonçant sous terre pour y être purifiées. Tout l'univers est à l'image d'une sphère grandiose tournant autour d'une colonne de lumière ou axe principal sur lequel s'articulent les rotations des astres et des planètes, selon une harmonie sublime. Ainsi, Er découvre la structure de l'univers, les principes de son architecture, les fondements de son armature. Pour parachever cette rotation générale, le système des réincarnations souligne le trajet de tout âme individuelle condamnée à mourir, à être purgée de ses fautes, à contempler le Ciel, à l'oublier et à revenir sur terre dans quelque enveloppe matérielle dégradante. L'ascension se termine aussi ou peu s'en faut, sur une même représentation de la chute comme dans le pomme de Milton.
Le premier verset du 17ème chapitre du Coran ("Dieu appela Mahomet à un voyage nocturne du temple de la Mecque au temple de Jérusalem pour lui montrer ses merveilles") engendra deux développements littéraires dès le IXe siècle.
Le premier ou "Isra" raconte qu'au cours de son voyage nocturne, le Prophète, après avoir gravi une montagne ou y avoir été transporté, vit huit degrés célestes: cinq scènes de Purgatoire ; le sixième degré était l'enfer ; le septième et le huitième montraient les saints, les martyrs et le Trône de Dieu. Le second développement littéraire est le "Miraj", ascension dont l'ange St Gabriel est le guide, dont le véhicule est souvent un oiseau, et qui ouvre au Prophète la vue de sept cieux allégoriques de plus en plus merveilleux jusqu'à l'arrivée au trône de Dieu.
Cette tradition s'alimenta aux sources de l'imagination populaire (toujours enthousiaste devant la peinture des supplices), de courants hérétiques (les Soufis prétendaient avoir visité eux aussi ces autres mondes, alors que seul Mahomet y était autorisé), de pensées philosophiques vivaces (en particulier le platonisme connu et admiré en Iran et en Espagne). Trente cinq ans avant la naissance de Dante, mourait un poète arabe, Ibn Arabi, dont l'oeuvre Le Livre du Voyage Nocturne jusqu'à Dieu rassemble tous ses développements issus du voyage de Mahomet. Il fut même question d'envisager une influence de sa poésie sur Dante. Esotérisme, allégories, symboles y tiennent une grande place, sans compter les planètes dispersées pour signaler des gains de connaissance ou de purification. Là encore, le projet est d'être une encyclopédie du savoir, et une explication de l'ordre divin. La figure spatiale du cercle en domine la représentation, prouvant que ces traits sont communs quelle que soit l'origine du texte.
S'il paraît plus difficile de donner des exemples plus modernes, cela nous paraît provenir de cette "disparition de l'au-delà" déjà remarquée pour les voyages en mer. Mais le symbolisme de la montagne que le héros doit gravir, et de là s'envoler, n'est point mort. Disons qu'il sommeille en nous, attendant la venue du magicien idoine.
Le dernier groupe s'apparente à la rêverie sociale, s'éloignant des rêves du premier ou des songes du deuxième. Il a pour but de peindre une utopie ou lieu lointain accessible après un voyage aérien .
Trop d'utopies ont assise en des îles pour ne pas faire comprendre qu'îles et étoiles présentent les mêmes attraits et les mêmes qualités . Dans ce type de récits, le voyage est tenu pour nul, et toute l'attention de l'auteur se porte sur des "fragments" de l'au-delà dignes d'une utopie. Fi du voyage qui, en mer se termine immanquablement par un naufrage après vifs tourbillons, et en air, ne dure pas et place le héros immédiatement dans l'autre monde. Sans doute, le meilleur exemple en serait l'oeuvre de l'Irlandais Swift, Les Voyages de Gulliver, qui transcende ce genre de récits par la variété prodigieuse de ses thèmes et la hauteur de vue de son auteur. Une de ses îles d'ailleurs flotte en l'air (l'île Laputa - 3ème voyage) ce qui lui permit d'introduire une critique indirecte de la politique anglaise à l'égard de sa colonie irlandaise. Le temps du voyage dure peu, est conventionnel. Il n'y a pas d'errance, ni d'a-politisme, mais un récit immédiat sur les sociétés rencontrées par Gulliver.
Le troisième groupe de katabases ne comportait pas de voyage mais une simple évocation des scènes non terrestres. Ce dernier type d'anabase, lui aussi, tient peu compte du déplacement. Et les voyages en mer à but utopique ne sauraient être, du coup, considérés comme partie des parabases qui s'écartent de toute satiété et se désintéressent de leurs problèmes.
Les utopies ont connu, ces dernières années, un succès qui a engendré nombre d'études . Vieux souci des hommes d'imaginer l'instauration d'un point fixe. La traversée tumultueuse en mer ou par mer aboutit toujours à ce lieu de stabilité. L'île ou la cité des nuages s'oppose à l'instabilité du monde terrestre, à ses constantes transformations, refuse l'Histoire ou lui invente un nouveau cours.
Parmi les utopistes, il y a les réactionnaires rêvant d'un passé idéal proche de l'"état de nature", et des révolutionnaires souhaitant un avenir fixe, déterminé, mettant fin à l'Histoire. Comme Ulysse interrogeant les Morts pour discerner quelque base d'une espérance, l'utopiste s'aventure en des endroits où les habitants ont conservé une sagesse primitive ou ont construit un modèle de cité d'une intelligence digne de la terre. Pour ce faire, la rêverie a besoin d'une image spatiale particulière, déjà rencontrée, celle du miroir. L'île ou la planète sont un laboratoire, un résumé des activités humaines corrigées, un plan merveilleusement lisse où apparaît le Bonheur. Raison et rêverie y font bon ménage, invitent à l'imitation de leurs oeuvres.
Aussi le voit-on nettement dans l'oeuvre du Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune, (1657), laquelle prend sa source dans une longue suite d'utopies aussi fameuses (Lucien, Histoire Véritable ; Thomas Moore, Utopie ; etc.). Si nous laissons de côté les attaques politiques et philosophiques de Cyrano, propres au genre qui, à l'instar du miroir, inversent et corrigent une réalité terrestre obtuse, nous observons que le voyage aérien du sieur Cyrano est bref, n'introduit aucune angoisse face aux abîmes traversés, ni aucune vision de l'architecture cosmique : l'intérêt pour l'auteur réside dans les rencontres et discussions ; personnages bibliques demeurant au Paradis, dont la foi inopérante n'agit pas sur la vie des hommes, habitants divers de l'Etat de la Lune, dont la société est organisée assez habilement et dont l'esprit est libre.
Quant aux odyssées, qui coururent en Europe pour critiquer le pouvoir au XVIIe siècle au XVIIIe siècle pour terminer leur course dans le Robinson Crusoë de D. Defoë, leur schéma identique est le suivant : après le naufrage, un homme rescapé découvre une société exempte de défauts (ou la construit), revient en Europe pour en écrire le récit.
Voici ce qu'en dit Van Wijngaarden : "Les premières odyssées philosophiques (du XVIIe siècle) étaient toutes d'une même affabulation : la description du naufrage du héros, son sauvetage miraculeux, suivis de quelques chapitres consacrés à la religion, à l'éducation, au gouvernement et aux moeurs du peuple nouvellement découvert. Au XVIIIe siècle, au contraire, l'auteur se plaît à imaginer une suite d'aventures périlleuses, de rencontres imprévues, quitte à disséminer dans ce fatras d'anecdotes, de digressions et de dissertations quelques rares observations philosophiques et morales".
Le message rapporté aux humains après consultation de ces esprits aériens ou insulaires a varié. Une évolution s'est faite : au communisme intégral avec partage, pauvreté, travail obligatoire (aux racines monacales), succèdent la glorification du commerce, l'autorisation du luxe, la valorisation du travail manuel et technique (horreur des langues mortes inutiles, mépris pour les Beaux-Arts et la Religion), et même souvent l'inégalité dans l'éducation de la fille et du garçon (les précédentes utopies voulaient effacer la différence des sexes en vue d'une égalité totale).
Ces changements donnent une idée de la variété des conseils et suggestions prônés en vue d'une réforme de nos sociétés, mais ce qui demeure, à la façon des "nékuias" évoquant les morts, c'est que la parole entendue (qu'elle soit sacrée ou profane) s'adresse à une collectivité et lui apporte une raison d'espérer.
De nos jours, enfin, existe toute une littérature proche de la science-fiction qui utilise le biais de l'aventure spatiale pour désigner à notre planète son avenir et les menaces qui pèsent sur cela même.
Proposant moins que donnant une projection futuriste de ce qui sera, ces oeuvres présentent les mêmes traits : le voyage est sacrifié ; la forme de l'univers est oubliée ; l'avance technologique d'une société autre apporte bonheur ou tout au moins progrès ; cette société est l'image future de la nôtre ; le héros-témoin en pressent le danger ou l'espérance.
En conclusion, ces trois types de voyages aériens ou "anabases", montrent la similitude structurale que ces oeuvres présentent avec les descentes en Enfer. Découverte d'une extrême importance puisque facilitant notre projet de distinction entre les récits purement imaginaires et les voyages en mer.
Un tableau résumera ces remarques :
Oeuvres (paradigmes) | Le Mythe de Thespésios (Plutarque) | Le Paradis perdu (Milton) | L'Autre Monde (Cyrano de Bergerac) |
Moyen utilisé | Rêve, cauchemar | Songe | Rêverie |
Figure spatiale | Labyrinthe, vastitude | Cercles, ensembles clos | Miroir, Astre, Ile |
Héros | victime luttant contre un péril | guidé ou non | Observateur |
Motif de l'ascension | Accident, rupture dans l'existence | Soulèvement et enlèvement (initiation) | Curiosité , démonstration d'une thèse |
Découverte | Moralisme, présence d'univers merveilleux à mériter | Eschatologie cosmogonie Symbolisme | Pluralité des mondes et des croyances, espérance politique |
Autres oeuvres | Key Kavous in Livre des rois de Ferdousi ; science-fiction | Divine Comédie (Dante) ; Mythe d'Er (Platon Rep. X); Le Voyage nocturne d'Ibn Arabi | Histoire vraie de Lucien ; Odyssées philosophiques; science-fiction |
3) Pèlerinages, quêtes, continents disparus :
Un dernier groupe d'oeuvres raconte des voyages par chemins et routes terrestres. Après les scènes marquantes qui nous ont été peintes des Enfers ou de l'Empyrée, ces récits de voyages en terre ferme peuvent sembler quelconques. Dans la mesure où les jardins, murailles, châteaux, royaumes surgissent soudain pour disparaître aussitôt, avec la même luxuriance qu'auparavant, comment ne pas les admettre ? Ce sont bien des voyages imaginaires, qui utilisent l'imagination, et établissent d'autres relations avec la réalité (transposition, exagération, destruction, imitation, élimination, construction, etc.). Ici l'imaginaire complète la réalité, la dédouble, lui donne une ombre plus épaisse, la comble d'un poids plus lourd, d'une immanence plus grande.
D'où vient donc, si telle est l'économie de l'imaginaire, que se forment trois attitudes, trois corpus de textes à tout jamais productifs ? Quels sont les "manques" de la réalité pressentis si fortement ? Car il ne s'agit pas d'une simple angoisse devant la Mort. Ces "arrière -mondes" contrairement à l'opinion reçue, ne distraient pas de notre vie ici bas, mais visent à la consolider à trois niveaux : sur un plan individuel (découverte d'une morale), sur un plan divin (découverte d'un ordre par un itinéraire ), sur un plan historique (découverte d'un sens et d'une espérance). L'homme reprend place à l'intérieur de la réalité, par le biais du rêve, du songe et de la rêverie, reconstitue un centre stable d'où il peut gouverner en harmonie avec une "totalité", alors que la raison inventive l'en avait écarté à son seul avantage, méfiante à l'égard de ce qu'elle nomme fantasmes tentaculaires, nourris de refoulements, de troubles ou de désirs illusoires.
C'est pourquoi étrange est la situation des "parabases" parce que, de leur côté, elles négligent aussi bien l'imaginaire que le rationnel, et témoignent peut-être d'une troisième potentialité propre à l'homme, encore indistincte.
Quant aux voyages imaginaires sur terre, les premiers sont des pèlerinages vers des domaines inaccessibles à l'intérieur des terres, en de profondes vallées ou sur des montagnes titanesques. Extrémités du monde accordant à qui les atteint paix, ou apaisement, certitude du sens de l'existence, confirmation du mérite dû à tout effort. Ce trajet, d'ailleurs, est parfois celui même de l'artiste dont l'oeuvre est poursuivie désespérément, vers quelque illumination la justifiant. N'est-ce point une "recherche" pour Marcel Proust, une "oeuvre en progrès" pour J. Joyce, au travers du labyrinthe des souvenirs et des sensations, au milieu de la confusion des langues et des mots, flot que rien n'endigue et qui suppose, de la part du créateur, l'immersion complète, et un lent détachement, la découverte d'une nouvelle moralité ? Le Moyen Age connaît ces itinéraires à Jérusalem (Itinera Hierosolymitana ) remplis de miracles, ces légendes hagiographiques (par exemple la Vita Sancti Macarii ) narrant des pèlerinages insensés, et à chaque époque , tout ce qui a trait à la marche et à l'errance, jusqu'à ce que le pénitent, le mendiant, l'exilé s'ouvrent à une nouvelle compréhension de la vie.
Les deuxièmes racontent des quêtes mystiques ou allégoriques, des graals obtenus au prix d'une progressive purification, des transformations alchimiques de la matière et de la pensée, pour des héros engagés dans des châteaux aperçus et disparus, sur des montagnes bordant l'invisible, héros en partance pour d'impossibles conquêtes. Il vient à l'esprit le roman de Chrestien de Troyes, Perceval (jeune enfant élevé à l'écart du monde, naïf et innocent, hôte d'un château magique où tous attendent qu'il pose un question salvatrice sur le "graal", chevalier errant depuis à la recherche de ce château évanoui où il fut fautif...). Mais le thème de Chrestien de Troyes est universel et l'on a voulu parfois en trouver l'origine dans le monde celtique, persan ou byzantin. Dans le cas du Livre des Rois de Ferdousi (XIe siècle), le héros iranien Iskender (c'est-à-dire Alexandre), las de conquêtes militaires, entreprend une quête spirituelle qui le mène à interroger les sages (brahmanes en Inde lui parlant de la vanité du monde ; Iskender va en pèlerinage à La Mecque), comme il interroge chaque peuple sur les merveilles et étrangetés du pays qu'il visite. Il luttera contre un dragon, des loups monstrueux, des Amazones, approchant chaque fois plus du Couchant où il recueille l'eau d'une source de vie jaillissant à l'endroit du coucher du soleil, conversera avec des oiseaux nichés sur deux colonnes d'aloès s'élevant jusqu'aux nues, verra l'autre côté du monde, puis reviendra vers l'Orient où il construira le rempart de Gog et Magog protégeant son royaume de l'intrusion d'animaux monstrueux ; enfin, d'un arbre double de sexe mâle et femelle, doué de la parole, il apprendra sa mort prochaine.
Quête spirituelle inachevée parce qu'elle n'aboutit ni à l'Ouest ni à l'Est à la moindre révélation sur l'agencement cosmique, mais riche d'éventuelles suppositions de cet ordre puisque Iskender émeut dans son besoin d'invisible et en pressent l'existence sans qu'aucune révélation décisive ne se fasse. D'autres rois de l'épopée iranienne de Ferdousi, en particulier Key Kaous (abandonnant son royaume et atteignant avec quelques fidèles chevaliers une haute montagne où il disparaît, enlevé par Dieu, au milieu d'une tempête de neige , souscrivent à cette quête spirituelle, initiatique ou symbolique, constitué d'étapes graduées agrandissant l'horizon circulaire de l'au-delà. Un dernier titre du XXe siècle sera donné, à titre d'indication suggestive, le roman de Th. Mann, La Montagne Magique : dans un sanatorium, lieu où se jouent la vie et la mort, le héros par le biais de rencontres et discussions, découvre le sens caché de la vie, grâce à de multiples épreuves. L'espace est rétréci mais la durée a grandi. Jean Paris écrivait à ce sujet : "L'essentiel a été accompli, cette alchimie de la durée, cette lente initiation d'un homme par le temps, son accession à la maîtrise, qui est aussi son retour symbolique au sein de la mort ... Tout événement qui, dans l'Odyssée, dans l'Enéide comme dans les quêtes du Graal, requérait une étendue géographique, réelle ou imaginaire, apparaît ici transposé dans le temps, au point que la notion de lieu, partant d'étapes, s'efface devant celle, souveraine, de moment" .
Comment ne pas être stupéfait devant la permanence de ce type d'imaginaire qu'il soit descensionnel, ascensionnel ou horizontalo-temporel ? Ces quelques exemples, nous permettent de pressentir l'étendue, et surtout les traits distinctifs de ce type de voyage .
Les derniers textes à considérer, de façon aussi rapide et imparfaite, nous renvoient aux notions d"'El Dorado" ou de "continents engloutis" dont on aperçoit un bref instant l'existence. Ces fugaces apparitions portent en elles la nostalgie d'édens, irrémédiablement perdus, retrouvés par hasard, et, dont le héros chassé une seconde fois ne saura en garder qu'un souvenir de tristesse accrue. L'espace figuré est bien celui d'un miroir délimité d'où surgit l'image rêvée et merveilleuse. Toute une littérature s'est développée autour de cette représentation : ainsi les bibliothèques d'ouvrages sur l'Atlantide, la Lemurie, Hyperborée, ainsi la brève vision du Paradis dans la Bible contenant en son sein tant de développements possibles du thème, ainsi ces Jardins des Hespérides, ces pays où l'on arrive jamais, ces sanctuaires inviolés, où l'on ne s'engage qu'une fois par suite d'une magie avare .
C'est l'occasion ici de refaire une place aux navigations profondément imaginaires que nous avions dû séparer des parabases au cours du précédent chapitre. Que faire des Voyages de Sindbad, des Errances d'Ossian (de Yeats), de l'Histoire Veritable (de Lucien), des Merveilles de l'Inde, de l'Abrégé des Merveilles, des Voyages de Gulliver (de Swift) et tant d'autres navigations où la part de l'imaginaire est prépondérante, et se note à des attitudes de moralisme, de symbolisme ou d'utopie qui les font exclure de la parabase ? L'a-politisme, cet éloignement et ce désintérêt des cités humaines, les insuffisances logiques et imaginatives, le temps perdu en mer à errer, n'y étaient point suffisants pour promettre leur appartenance à un genre "parabasique" entrevu et distingué. Toutefois, rien n'empêche que ces récits trouvent leur exacte place au sein de tous les voyages imaginaires que nous venons de décrire, avec pour seule différence de se commettre sur voie d'eau (et non plus au travers des enfers, des cieux ou des terres). Rien n'interdit non plus de les regrouper en trois catégories, de noter le moralisme latent de l'Abrégé des Merveilles, le symbolisme éventuel de Sindbad, celui évident des Errances d'Ossian (de l'aveu même de son auteur), l'utopisme de l'Histoire Véritable et des Voyages de Gulliver.
Là encore, la classification proposée permet de mieux mesurer les caractères spécifiques de l'oeuvre qui décrit un voyage imaginaire quel qu'il soit. Il n'y entre aucun jugement de valeur, ou de préférence, mais s'établit un juste rapport de leurs ambitions et de leurs projets. De plus, une lecture comparative portant sur un type de voyage, sans tenir compte cette fois-ci de l'espace traversé (aérien, marin ou terrestre), fait ressortir tant de points communs dans le choix du héros, de ses motivations et de ses découvertes, qu'il y a lieu de se satisfaire de cette présentation.
4) Conclusion :
Reste l'ambiguïté de nommer "imaginaires" les navigations qui nous occupent. Car, une fois la première impression d'une similitude dégagée, (laquelle n'a pour elle d'autres arguments que la commune accession à des terres situées hors du champ de l'expérience, seul point de rencontre entre parabases et autres récits imaginaires) il ne demeure plus de caractères essentiels que l'on pourrait répartir sans crainte entre ces deux domaines. Là où l'espace prend une figure cohérente et organisée, en dépit de son peuplement par des êtres protéiformes et fantasmagoriques se succédant en images multiples, là où le héros utilise des images lourdes de symboles ou de rêveries, et se voit engagé dans une aventure unique qui augmente sa valeur personnelle, là où un message existentiel est livré après une suite d'étapes initiatrices, à cela rien de tel dans les parabases ne fait écho de façon systématique : comment, en effet, l'espace aurait-il une cohérence puisqu'il y a désordre et vide, comment le héros serait-il héroïque s'il erre, victime des éléments, et à qui donner un message quand l'humanité est comme disparue ?
Aussi une ressemblance portant sur le seul fait de se placer hors du monde véritable et mesurable, peut à juste raison paraître faible. Il y a moins parenté, filiation ou cousinage, qu'articulation entre deux membres séparés ayant leur fonction propre bien que se complétant et nécessaires l'un à l'autre. Cette double existence est préférable à concevoir plutôt qu'un dangereux rapprochement dont l'effet principal serait l'élimination des traits distinctifs. Alors il faut supposer une autre faculté de représentation qui ne soit ni imaginaire, ni rationnelle, pour expliquer l'originalité des parabases. Depuis le début, il s'avérait délicat de les désigner comme étant le seul produit de l'imaginaire ; maintenant ces voyages imaginaires vers le ciel, sous la terre, ou ailleurs, en donnent la preuve. Les parabases avaient pour caractéristiques premières de prôner l'errance, l'a-politisme, le manquement logico-imaginatif au point qu'à cette description très négative et frustrante, venait souvent s'ajouter un deuxième voyage (celui-là imaginaire ou satisfaisant l'esprit) en guise de "ballant". Cette proximité est peut-être cause de la confusion des genres.
La construction de l'espace telle qu'elle apparaît dans les trois types de récits imaginaires, s'écarte de celle qui surgit du principe d'errance propre aux parabases ; de même, la doxalité de l'imaginaire, c'est-à-dire sa tendance à se soumettre aux opinions reçues et aux aspirations humaines les plus connues (rêveries d'utopies, valorisation de l'ascension, purification de descente, etc.), s'oppose à l'"a-politisme" de la parabase, à sa perte de valeurs et à son solipsisme ; enfin, le "matérialisme" de l'imaginaire qui comble de sens le monde, l'oriente et l'articule, lui donne une plénitude aliénante, est à cent lieues des infirmités et des discontinuités de la réalité décrite dans les parabases. C'est pourquoi s'affirme la séparation des deux genres, même si la façon de désigner la vérité repose sur de communes terres irréelles. Mais, une configuration spatiale, en apparence commune, ne saurait suffire à englober indifféremment des modes de connaissance et de description dissemblables .
Il sera alors plus important de s'interroger sur les moyens dont dispose la parabase, en tant que pôle particulier de l'esprit humain, pour affronter le réel et en donner une image qui n'aurait besoin ni d'être exacte (cela est obtenu par l'expérience rationnelle), ni d'être efficace (cela ressort de l'imaginaire en tant qu'horizon chimérique réclamant des actes). De même, par analogie, si l'on établit que les trois types d'espace représentés dans les voyages imaginaires (labyrinthe, cercle, miroir) sont adéquats pour désigner trois sortes d'imaginaire, alors trois sortes de raisons inscrites dans trois autres espaces peuvent leur répondre.
Notes de Dérades Première partie
Chapitre 2
(1) nékuia : On en aurait, s'il le fallait, un excellent exemple dans la Thébaide de STACE qui raille ce lieu commun de la littérature épique : au chant VIII (v. 1 à 123), le devin Amphiaraüs, un des assiégeants de la ville de Thèbes, descend tout armé aux Enfers et provoque ainsi les plaintes du dieu des Enfers (Pluton ou Hadès) énumérant tous les mortels ayant eu droit de visite chez lui, sans être morts préalablement (Thésée, Heraclès, Orphée, etc.) - Ch. VIII v. 1-123, p 212-213.
(2) infernales : Les trois figures s'inscrivent dans une représentation
de l'espace des plus vécues.
cf. A. MOLES, Labyrinthes du Vécu, L'espace : matière d'actions
.
(3) J. MARCHAND, L'Autre monde au Moyen Age (Traduction fidèle et satisfaisante faisant suite à une traduction de la Navigation de St Brendan).
(4) légende : cf la Vie de St Patrick publiée par
les Bollandistes (Acta Sanctorum 17 Mars, t. II, réed. 1865,
P 512 à 589). La vie de St Patrick est celle qu'écrivit JOCELIN
(p 537 à 577). Mais JOCELIN (ch. XVII - p 572) rapproche la montagne
Cruachn'Aigle où St Patrick fut tenté par les démons
(des milliers d'oiseaux noirs l'environnant, il ouvre une éclaircie
dans ce ciel funeste, grâce à sa croix) du lieu fictif du Purgatoire.
Une caverne dans cette montagne aurait servi d'entrée en Enfer ;
en fait la proximité du lac Derg le conduisit à superposer
ces deux lieux. Le texte complet se trouve aussi dans la vieille édition
de John COLGAN : Triadis Thaumaturgae - Lovanii 1647, t. II, p 64-108.
De même, un intéressant commentaire fait par les Bollandistes
(op. cit. p 585-689 § V "De Purgatorio S. Patricii") explique
les raisons de la fermeture du puits après enquête de Rome,
ainsi que le rituel qui lui était attaché.
(5) Montalban : L. ROUANET, Les drames religieux de Calderon (Notice sur le Purgatoire de St Patrick, p 269-294).
(6) pain : Il s'agit d'un pain cuit sous la cendre ou sur un gril ou d'une bouillie d'avoine non cuite ("una refectione ex pane subcinericio vel cocta in craticula, vel certe farina avenacea incocta", Acta Sanctorum, Socii Bollandiani, p 589, col.l) et d'une eau stagnante et ferrugineuse ne causant aucune incommodité ("es vis istius aquae quamvis stagnantis ut quantumis ex ea te velis ingurgitare, nullum inde gravamen sentias ..." ; op. cit.)
(7) L. ROUANET, op. cit. p 273-274. On doit noter aussi une série de parcours faits sur les genoux autour de l'Eglise et du cimetière, l'étroitesse du puits lui-même où neuf pèlerins descendent par une corde, et l'orientation vers le Nord des bâtiments religieux par rapport à l'orientation vers l'Ouest des bâtiments pour recevoir les hôtes. D'après David ROTHUS (cité par les Bollandistes, op. cit.).
(8) vie de saint Patrick : W. STOKES, The tripartite life of Patrick with other documents, I - 138-140.
(9) Saltrey : K. WOLLMÖLLER, Romanische Forschungen VI, 2, Col. 143-95, Col. 146-96.
(10) Oenus : Francis BAR : Les Routes de l'Autre Monde. Le nom d'Oenus rappelle le Dieu celtique de la jeunesse Oengus (p 95, Note 2).
(11) cf. Paolo SANTARCANGELI dans Le Livre des Labyrinthes, (p 15), développe à ce sujet, combien variées peuvent être les formes d'un labyrinthe, comment les époques sont fascinées par ce symbole (modes circulant au cours des siècles), et signale surtout qu'en faire l'expérience c'est accepter de ne plus savoir les frontières de l'Identique et du différent. St Augustin, qu'il cite (Confessions II, 9, 1), a cette remarquable formule : "Inhorresco in quantum dissimilis ei sum, inardesco in quantum similis ei sum" (Je tremble tant je lui suis dissemblable ; je brûle tant que je lui suis semblable). Le chevalier Owein le constate dans ce lieu mouvant et indifférent à la stabilité.
(12) cf l'oeuvre de G. de NERVAL, Aurélia, laquelle rend compte de la dégradation de sa santé mentale et de la montée de la folie, mais veille à tirer de cette "descente" de quoi nourrir un nouvel équilibre et une autre connaissance. Nerval achève cette oeuvre par cette phrase : "Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers."
(13) Dante : Pour les traductions françaises, celle de la Pléiade
par A. PEZARD utilise les ressources du Vieux Français pour rendre
au mieux la langue de Dante.
Sinon, celle d'A. BRIZEUX, plus ancienne (1841), bénéficie
d'une intéressante introduction de Ch. LABITTE sur les prédécesseurs
de Dante (et sur leurs oeuvres narrant des voyages imaginaires).
(14) lecture : cf. J. PEPIN, Dante et la tradition de l'allégorie.
Les quatre niveaux sont historique, allégorique, moral et analogique
selon St THOMAS (Quaestio 1 art. 10). Ainsi la mer peut être la Mer
Rouge traversée par Moise, (ler niveau), le flot de difficultés
de la vie, (2ème niveau), la somme des péril (3ème
niveau), et l'espace pour l'âme à traverser pour se libérer,
(4ème niveau). Voir P. BRUNEL, L'Evocation des morts et la descente
aux Enfers (Homère, Virgile, Dante, Claudel (Chapitre IX plus particulièrement).`
On note à l'égard d'Homère dès l'Antiquité
(HERACLITE LE PONTIQUE - IIe siècle après J.C.) une exégèse
physique, morale et historique (Les Allégories d'Homère).
(15) oeuvres : On pourrait même émettre l'hypothèse
d'une laïcisation scientiste à propos du Voyage au Centre de
la Terre de Jules VERNE. En effet, le savant qui lance l'histoire est capable
de lire les runes et servira de guide à l'expédition. L'origine
géologique et zoologique sera éclairé, une unité
conceptuelle se fonde, etc.
Voir la thèse de Simone VIERNE : Jules Verne et le roman initiatique.
S'appuyant sur les recherches de Mircea Eliade, Simone Vierne souligne combien
l'univers imaginaire des romans de Jules Verne est construit comme une progressive
"initiation" des héros.
(16) Enfers : Les titres de l'Odyssée sont du IIe siècle
après J.C. (Elien) ou même du XIIe siècle (l'Evêque
Eustathe de Thessalonique). Ce dernier entreprit de commenter vers par vers
l'Iliade et l'Odyssée. Il propose de séparer la "nékuia"
de la "nékromantéia", (Commentarii ad Homeri
Odyssean, T. 1, chant XI, T. I). Au XXe siècle, le critique et
traducteur V. BERARD soutiendra que la "descente" est une intruse
dans "l'évocation", (Introduction à l'Odyssée,
Vol. III, p 257-273).
HEGEL de son côté, n'imaginait pas Ulysse descendant dans les
Enfers. Mais P. BRUNEL (op. cit. ch II : "Questions de terminologie")
qui rappelle le problème, pense à une structure de forces
antagonistes (appeler les morts c'est les rejoindre) semblable à
l'ambivalence du sacré (les morts sont aimés et haïs).
(17) situations : Dans la littérature celtique propre à
l'Irlande, on note que, bien des fois, des fées venues des tertres
( ou "Sids" : châteaux merveilleux de l'autre monde) sont
tombées amoureuses d'un mortel qu'elles invitent dans leur domaine.
Une barque de verre les emmène. Des incantations magiques ont permis
au héros de subir cet envoûtement.
cf. Le voyage de Condlé le Bossu : trad. de D'ARBOIS de JUBAINVILLE,
op. cit. t. 5, p 385-390 ; ou Cuchulainn malade et alité,
p 172-216.
Ce qui, dans ces cas, joue le rôle du miroir, est évidemment
la mer traversée sans mal, sans aucune durée, selon une course
légère sur une surface limpide.
(18) katabases : Dans la thèse en langue latine d'A. Frédéric OZANAM (De Frequenti apud veteres poetas heroum ad inferos descendu (des nombreuses descentes des héros aux Enfers chez les vieux poètes - Paris 1839), on retrouve une classification en trois groupes selon les motifs de la descente : rite de purification, amour de la science, désir de vaincre sa destinée de mortel. Cela correspond assez bien à notre propre tableau. Après avoir rassemblé par la forme (épopée, drame, comédie...) les récits en question ; Ozanam propose d'en rechercher la cause dans les dogmes religieux qu'ils illustrent et ainsi commentent.
(19) âme : Il exista un ancien genre littéraire, propre
au Moyen Age byzantin et (par influence) occidental, qui s'établit
sur un "dialogue entre l'âme et le corps" devant se séparer
par suite de mort. Qui des deux est responsable de la vie menée par
l'homme réceptacle d'une âme et porteur d'un corps ? Le
corps qui entraîna l'âme à la luxure ou l'âme qui
ne sut le commander ? Les deux protagonistes s'affrontent avec des arguments
subtils avant de rejoindre leurs lieux réciproques, donnant l'occasion
de peindre un voyage et une terre imaginaires.
Voir à ce sujet : Th. BATIOUCHKOV, "Le débat de l'âme
et du corps", Romania 20 (1891) pp 1-65, 513-578.
(20) Bienheureux : Pour Ch. GUYONVARC'H et Fr. LEROUX, (Les Druides)
il ne fait presque aucun doute que Plutarque connaissait les récits
et les légendes celtiques sur les îles à l'Ouest du
monde. Ainsi écrivent-ils (p 301) : "Plutarque nous informe
d'ailleurs mieux encore, comme s'il avait déjà lu ou entendu
les récits des navigations irlandaises" (voir p 301 à
311). Cela prouve une curiosité, pour la question des autres mondes,
très nette chez ce penseur.
Un autre traité (n° 26) de PLUTARQUE revient sur ce sujet "De
facie in orbe lunae".
(21) cf Miguel A'SIN : Islam and the Divine Comedy. L'importance littéraire des Apocryphes de la Bible, du Livre des secrets d'Enoch et de l'Ascension d'Isaie, y est clairement montrée
(22) confusion : Trad. CHATEAUBRIAND, op. cit. p 38 - chant II (v. 891-897)
:
"The secrets of the hoary Deep - a dark
Illimitable ocean, without bound,
Without Dimension, where length, breadth, and highth
And time, and place, are lost ; where eldest Night
And chaos, ancestors of Nature, hold
Eternal Anarchy, amidst the noise
of endless wars and by confusion stand."
(23) tombeau : Op. cit. p 39 - chant II - v. 910-911 :
"... Into this wild Abyss,
The Womb of Nature, and perhaps her grave..."
(24) royaume : Op. cit. p 40 - chant II - v. 1002-1005 :
"... first Hell
Your dungeon, stretching far and wide beneath ;
Now lately Heaven and Earth, another world
Hung o'er my realm "
(25) artificielles ; "Tous les ouvrages imparfaits du moins de la nature, les ouvrages avortés monstrueux, bizarrement mélangés, après s'être dissous sur la terre, fuient ici, errent ici vainement jusqu'à la dissolution finale."
(Op. cit. p 52, ch. III)
"All the unaccomplished works of Nature's hand,
Abortive, monstruous, or unkindly mixed,
Dissolved on Earth, fleet hither, and in vain,
Till final dissolution, wander here." v. 455-458 :
Cette dissolution atteint aussi les hommes aimant les choses vaines.
(26) nuit :
Op. cit. p 51 - chant III, v. 420-421 : "The luminous inferior orbs,
enclosed/
From chaos and the inroad of Darkness old".
(27) forme :Op. cit. p 67 - chant IV, v. 363-365 :
"... and could love ; so lovely shines
In them divine ressemblance, and such grace
The hand that formed them on their shape hath poured"
(28) qualités : cf la revue Silex (N° 14, Iles) où
l'utopie aérienne et insulaire est traitée sur le même
pied. Ainsi : Michel GILOT, Iles d'après et avant les Lumières,
p 28-32 ; Jean SGARD, L'Ile inaccessible, p 33-38 ; Yves DE LA HAYE,
L'Icarie de Cabet, p 52-55. textes traités : le roman utopiste
de CABET (Voyage en Icarie, 1848) et celui de RESTIF DE LA BRETONNE
(La Découverte australe par un homme volant, 1781).
Le XVIIe et le XVIIIe siècles ont aimé les romans de la sorte
où l'utopie sociale est reine.
(29) études : cf. G. LAPOUGE, Utopie et Civilisation.
Pour le monde anglais, citons H. GREVEN-BORDE, Formes du roman utopique
en Grande-Bretaqne (1918-1970), Dialogue du Rationnel et de l'Irrationnel.On
y trouvera une étude des symptômes sociaux et psychologiques
que les utopies traduisent. Idéologie et romanesque s'y rencontrent
et alimentent les récits. L'individu affronte l'Etat.
Auparavant, l'utopie d'avant 1910 est étudiée par V. DUPONT,
L'Utopie et le roman utopique dans la littérature anglaise : projet
de réforme sociale et naissance d'un genre littéraire aux
lois nouvelles.
(30) Les Odyssées Philosophiques en France entre 1616 et 1789
- p 204.
VAN WIJNGAARDEN effectue un recensement minutieux de toutes ses oeuvres,
la plupart de circonstances, et qui n'accèdent que peu au statut
d'oeuvre littéraire, en raison de leur médiocrité.
Mais elles traduisent parfaitement les aspirations de telle ou telle partie
de la société. Quoiqu'oubliées, elles participent au
mouvement des idées d'une époque.
(31) stable : Chacun connaît les mots d'Archimède : "Donne moi un endroit où me tenir ferme et j'ébranlerai le monde". Si l'imagination a cet objectif, c'est qu'à l'instar de la raison, elle vise une consolidation du monde, mais il a fallu notre époque pour lui reconnaître aussi ce pouvoir et en juger objectivement les résultats (bons ou mauvais)..
( 32) Patrologie Latine, LXXIII Col. 415-426. Cette vie de Saint Macaire raconte comment trois moines vont à travers Perse, Inde et des terres imaginaires, à la recherche du Paradis. Ils ne rencontrent que St Macaire parti comme eux avant, et demeurant aux portes du Paradis.
(33)Jean Paris : Cahiers Renaud Barrault, n° 34"Le voyage et le rêve", Mars 1961 ("Le voyage magique" par Jean PARIS, p 110-125). L'essentiel du voyage "c'est qu'il nous modifie ... qu'il opère en nous cette transmutation de la vie par l'épreuve, car sa nature est d'initier" (p 110). On ne peut que retenir ce dernier mot "initier" qui convient tant selon nous ce deuxième type de voyage privilégiant épreuves et étapes psychiques.