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Editions CARÂCARA


TRAITE DE PHENOMENOLOGIE LITTERAIRE

Première partie

chapitre I et II

Guy Vincent
 

sommaire du traité

 


Première partie

Chapitre I Le champ littéraire
A. Une cinématique
B. Une dynamique

Chapitre II Trajet mondain
A. Une représentation circulaire
B. Sens et significations
C. Energie appréciative


 

Géométrisation interne

CHAPITRE I

Le champ littéraire

Devant le foisonnement de formes et de phénomènes que représente la littérature, il se peut que certains aient le souci d'en saisir à la fois la complexité et l'ensemble. Rien ne justifie pourtant ce désir d'intelligibilité si ce n'est quelque inutile curiosité, parce que cette discipline a perdu sa fonction d'humanisation dans ces sociétés laïcisées qu'elle a contribué à édifier et qui ont stabilisé comme acquis quasi-définitifs des valeurs (émises par l'intermédiaire des Lettres) dont la défense est justement de l'ordre de la défense et non de la novation. Activité de l'esprit devenue périphérique par rapport aux enjeux intellectuels créatifs et dont la connaissance, dans le meilleur des cas, assure un minimum de consécration, activité modelant peu la réalité à des fins techniques, peu à même de générer des machines ou pire, d'attirer par ses outils conceptuels, les esprits aptes aux abstractions, si ce n'est à titre de jeu. Quel intérêt peut-on trouver à comprendre les "ressorts" cachés d'une entreprise humaine vouée à une pieuse considération où au respect se mêle l'ennui? Que peut-on penser avec cette discipline dont les "matériaux" sont aussi précieux que des sentiments, des formes, des souvenirs, agissant parfois vivement en nous ?

En fait, l'on se contente de ce qui existe : que l'on soit écrivain et que l'on quête un peu de célébrité sans trop savoir comment cette dernière se produit, dans l'ignorance de l'importance à apporter à ses ouvrages au sein de la littérature actuelle ou ancienne, et dans la satisfaction d'être créateur ; que l'on soit lecteur, impuissant à orienter ses choix et à déterminer dans la pluralité des livres l'enjeu d'une école ou d'une génération, tout juste certain de ne pas perdre du temps en lisant mais sûr d'avoir le droit de se distraire, peu porté au cours d'une conversation à argumenter sur un livre alors qu'il en est autrement pour un film ; que l'on soit voué à des études littéraires en raison d'un métier et découvrant que le temps investi et les difficultés rencontrées n'ont pour effet qu'indifférence sociale, obtention de maigres compensations - ce qui en soi peut sembler accessoire - à quoi s'ajoute soudain l'évidente vérité qu'ailleurs, dans d'autres disciplines, un extraordinaire mouvement de découvertes fascinantes pour l'esprit s'est déployé et laisse objectivement peu à admirer en comparaison en littérature.

Plus grave encore que le déclin social (somme toute très variable) où s'est engagée la Littérature est bien ce dernier trait qu'elle ne saurait fournir à la vivacité des esprits les plus brillants de quoi soutenir leur désir d'invention intellectuelle si bien qu'au mieux il faut importer de disciplines plus dynamiques (scientifiques, techniques ou artistiques) des concepts nouveaux qu'elle-même ne produit plus afin de donner le change d'un quelconque renouvellement. Et il en est bien ainsi, plaçant ceux qui ont été formés par elle et qui se veulent conscients dans la même position qu'un étudiant d'autrefois qui aurait appris l'astrologie uniquement et qui verrait se développer parallèlement l'astronomie et ce qu'elle permet de neuf, sans pouvoir ni renier ce qu'il a appris ni goûter à cette nouvelle forme de savoir. L'intérêt qui est porté à certains types de savoir varie et se modifie au cours des époques, de sorte que des pans entiers de réflexion s'écroulent ou s'estompent, non que les ruines manquassent de charmes mais il est aussi assuré qu'elles interdisent l'installation de la vie. Pourtant, à ne prendre en compte que l'étude des relations, à la différence de l'astrologie corrélant seulement deux ensembles (les astres - les hommes), il se trouve dans le domaine littéraire une complexité invraisemblable de corrélations portant sur plus de deux ensembles dont aucun programme ne pourrait rendre compte actuellement et qui nous paraît être le gage soit d'une énergie immatérielle inconnue soit l'image de quelque réalité à laquelle on ne pourrait accéder que par le biais de son étude. On contestera l'idée que la Littérature soit un savoir sur autre chose que la Littérature, on dira que sa fonction n'est pas de cet ordre mais d'une proximité d'avec le "vivant" (terme imprécis traduisant une imitation, une éthique, une démiurgie) ou d'avec le "jeu" (artifice dont la gratuité s'accompagne d'une grande subtilité) - ce qui est probable - alors que nous ne voulons pas raisonner sur des définitions (toujours honorifiques) mais sur un "mode d'emploi", de manière proprement honteuse car utilitaire, en décrivant l'organisation de cette activité, en espérant y découvrir un sens et quelque construction virtuelle toute littéraire pouvant s'immiscer dans le réel et servir à le comprendre d'une autre façon.

C'est pourquoi, tout traité visant une représentation quasi-simplifiée des faits littéraires afin de mettre à jour les articulations de l'ensemble du champ littéraire recherche surtout l'expression d'une cohérence. Les preuves sont moins dans les documents que dans l'enchaînement entrevu. Si, ici, l'on convie à une progression allant de l'établissement de repères à la déduction de mouvements possibles, c'est grâce à une méthode constante qui est de renvoyer toujours l'étude à un plan ou espace de contrôle, lequel est un révélateur de ces phénomènes par essence idéaux.

Certes, nous sommes dans la même position que ces premiers cartographes grecs qui tentaient de donner une forme aux côtes terrestres et une place aux différents continents. Un effort de représentation s'inaugure par le même aspect approximatif et candide. Sans être encore une géographie même si l'usage restreint et allusif d'une certaine géométrie s'y aperçoit, celle qui émane des travaux de R. Thom, cette description particulière instaurant un continuum sous l'éclosion de faits divers et discrets dont la plupart se satisfont pour les raisons précédemment invoquées, reste pour l'heure bien unique. Elle vaut moins comme description que comme effort d'introduire une nécessité à l'apparition des faits littéraires. Car le but poursuivi de construire une représentation théorique suffisante pour être vraisemblable et capable de suggérer aussi (comme c'est le propre d'une bonne théorie) l'existence de faits mal délimités jusque là ou mal corrélés ne s'atteint qu'au prix d'une formalisation permettant la généralité dans un domaine qui s'y refuse pour ne faire, par exemple, de chaque uvre qu'un cas unique et irremplaçable. Des tentatives actuelles il faut retenir la découverte de généricité d'une uvre, cette capacité à itérer une structure et à la moduler. Cela s'est accompli en fixant des entités et en établissant les relations que fournit la logique entre différents ensembles (en général, deux). L'idée est donc de partir autrement, sur la base d'une déformation continue affectant l'uvre et la créant de fait, ensuite de manifester comment et où s'effectue la dite déformation, enfin d'en exposer la phénoménologie procurée. Différents paramètres évoquent ces métamorphoses incessantes et infinies mais les effets sont classables et les modes de résolution en nombre limité de par le fait même de contraintes propres au champ littéraire.

Trop de théories ont peu ou prou de recul spatial et temporel, qu'elles soient ethnocentriques (aire de culture paneuropéenne) ou polarisées par les temps modernes. Or, c'est ainsi faire fi de bien des formes littéraires qui, pourtant, ont droit de séjour. Comme arrière-plan, il suffit de se pencher sur ce qui s'est produit au Moyen-Age ou dans la littérature sanskrite, à titre de contre-épreuve à des évidences après tout discutables.

L'enjeu d'une intelligibilité c'est de postuler comme horizon d'espoir que la littérature présente dans ses manifestations de quoi l'apparenter à une phénoménologie de la réalité, c'est-à-dire de l'amener à être sujette à des contraintes où elle tendrait à maintenir un équilibre ou état stable, et à reproduire certains archétypes formels. Ainsi pourra-t-on d'abord avancer qu'elle admet l'existence d'une réalité extérieure dont elle traduit à sa façon mouvements et hésitations. Alors il restera sa découverte de singularités ("points" condensés à l'extrême) qu'elle présente à la conscience grâce aux déformations opérées, qui trahissent des invariances au sein du réel et qui sont source de pluralité formelle mais qui sont ici appréhendées par la discipline la plus singularisante qui soit. Ces singularités sont liées à la capacité propre à la littérature et à l'art de mettre en évidence quelque agrégat dense d'énigme : cette énigmaticité renvoie à la notion de singularité topologique (ce point aux propriétés remarquables). L'uvre tend alors à en rendre compte soit pour clarifier soit pour s'en étonner ou pour maintenir l'ambiguïté soit pour d'autres motifs liés à la position idéologique de l'auteur. Mais son sens profond paraît être dans cette perception de ces lieux-butoirs, imaginaires et cachés qui, à un écoulement verbal, impose un arrêt et la nécessité d'issues.

A. Une cinématique :

L'installation d'un début qui ait la garantie de la solidité et de l'antériorité absolue occupe trop l'esprit pour ne pas évoquer la force souterraine du mythe avec ses images culturelles précises d'enracinement qui ne valent peut-être que pour nos sociétés autrefois fondées sur le blé, cet avatar de l'arbre, que l'on plante et dont le fruit est devenu récolte. Limité nous aussi par ces images, nous utiliserons celle de "champ", mais dans le but d'éviter toute primauté, toute recherche d'une origine, dans le seul besoin de considérer que ce champ entouré d'autres champs a ses limites fluctuantes et une organisation interne qui en maintient l'existence, à l'égal d'un spectre. Ce champ littéraire n'est pas premier ni essentiel, il se dilue au milieu d'autres champs consacrés à d'autres préoccupations mais dont la juxtaposition et polarisation vont autoriser l'existence de cette enclave littéraire, et une fois établi, il peut entretenir avec eux divers rapports dont celui de la rivalité (ce ne peut être le seul).

Pour que ce champ existe, il faut concevoir la littérature comme une activité. Nous la décrirons alors comme s'inscrivant dans un lieu où des dynamismes cette fois-ci internes se manifestent et s'organisent et où se développent, selon des règles quasi-physiques, des formes incessantes. En ce sens, la littérature pourrait souscrire à une objectivité et non à une autoréférence. en tant qu'activité et champ structuré selon des principes qui ne lui sont pas forcément propres.

Ce champ se maintient à l'existence grâce à trois '"entrées" d'énergie qui à l'intérieur subdivisent l'espace et surtout créent la nature dynamique du champ littéraire. Cela tient à l'essence du langage qui permet de fonder un ordre, d'évoquer (simuler) le réel et d'individualiser une expression (sans oublier les phénomènes rétro-actifs que cet ordre, cette évocation ou cette expression provoquent sur le locuteur-lecteur-créateur) avant d'exister littérairement. "Fonder un ordre" renvoie, par l'organisation syntaxique, à définir le légitime et l'important, à une mise en place, à proprement parler, mythique des choses et du monde. "Evoquer le réel" est la capacité du langage à désigner la réalité, que l'on peut orienter vers un plus ou moins grand "rendu" selon la qualité et la quantité du vocabulaire, selon l'usage et l'invention autorisée, si bien que le réel est appelé à apparaître dans un but choisi. "Individualiser une expression" est la recherche instinctive du locuteur à parler de lui, sous couvert d'un message neutre parfois, à rappeler son existence au monde qu'il tend toujours à rapprocher de lui, par le truchement d'expressions qu'il renforce par peur de leur usure.

Ainsi, l'activité littéraire se présente principalement sous trois aspects :

- un ensemble de textes à fond mythique (M);

- " " à vocation réaliste précisée (V);

- " " d'expressivité individuelle pure (E).

Ces trois ensembles se partagent le champ littéraire (les lettres M, V, E serviront à symboliser ces agrégats).

 

Ils l'orientent aussi. Le premier (M) est le plus ancien et semble surgir du tréfonds de l'imaginaire mythique. Il se compose de tout texte apparenté de près ou de loin à quelque attraction mythique. Le deuxième (V) renvoie vers le langage dans son usage social de communication et dans un projet de représentation réaliste, mais induit en outre un engagement ou un but avoué. Le troisième (E) est l'affirmation d'une spécificité individuelle radicale, non représentée mythiquement ou socialement jusque là, comme peut l'être un témoignage d'un fait rarissime. Son unicité est exemplaire.

Il est vrai qu'une oeuvre n'est jamais qu'un dosage de ces trois tendances, mais avec des dominantes qui, génération après génération, se renouvellent. Tout notre travail sera d'accepter et de préciser ces localisations instables ou plus exactement modifiables par suite de voisinages et d'attractions.

Ces différents potentiels affectent l'oeuvre - comme on le voit pour Robinson Crusoé conçue par son auteur comme une parabole économique (V), ressentie comme une expérience de solitude par des poètes (E), continuée et imitée par des romanciers pour sa vertu d'origination (M) : le " dosage " est donc instable ; n'étant jamais problématisé dans un contexte plus vaste, il est impossible d'en préciser les variations et leur raison. Mais il convient d'abord de dire que ces trois catégories inhérentes au langage construisent le champ littéraire.

Ces trois ensembles correspondent à trois directions ou moyens de fabriquer le champ littéraire. Nous les identifierons à trois axes égaux entre lesquels l'uvre littéraire trouve sa place selon différentes distances : proximité d'un des ensembles cités et donc éloignement des deux autres.

La première direction a une visée globale, elle s'inscrit dans un cadre imaginaire structuré et récurrent, autonome. Le problème posé est le nombre de mythes qu'elle peut avancer (est-il limité?) et la raison de leurs reprises (pourquoi un auteur réutilise-t-il l'un d'eux?).

La deuxième s'inscrit dans une volonté d'enracinement référentiel. Le cadre décrit est plongé dans les faits et doit atteindre un réel. Il y a volonté de superposer le champ littéraire au plan des choses, d'en donner une image ou de modifier le monde.

La troisième délimite un ordre local, niant toute identité antérieure, asymétrique quant à son essence ; elle favorise un discours volontairement à l'écart, et s'impose comme tel. Nul ne lui ressemble totalement si ce n'est l'attitude qui la soutient.

Trois images peuvent représenter ce phénomène et le rendent compréhensible.

- la première est celle d'un tourbillon attirant à soi de ses cercles concentriques. Mouvement centripète pour l'Ensemble M.

- la deuxième est celle de strates superposées et rabattues sur un même plan choisi. Mouvement de traversée et d'application pour l'ensemble V.

- la troisième est celle d'îlots jetés en dehors des grandes routes maritimes. Mouvement centrifuge pour l'ensemble E.

Si l'on donne à ces trois directions la même origine (c'est-à-dire un point initial à proprement parler neutre d'où le "créateur" part), on obtient une représentation simplifiée et commode du champ littéraire, comme suit :

 

 

(M et E sont deux pôles antinomiques ; V rassemble certains aspects de M et E.

En filigrane, il faut imaginer M comme un tourbillon, V comme une série de strates, E...)

 

- Premier paramétrage :

 

Cette représentation doit pouvoir s'accompagner de différentes valeurs qui serviront à mesurer le potentiel et la profondeur atteinte en ce potentiel par les uvres. En graduant les axes, la position d'une oeuvre sera de même déterminée comme potentiel : la valeur absolue (graduée par convention à 10) est inaccessible ; l'oeuvre y tend comme vers un point transfini, infinitisant l'écart mais l'affirmant aussi. Cela correspond à un centre absolu et à un seuil au-delà duquel le champ littéraire s'achève pour s'ouvrir aux champs voisins. Pour M, la valeur 10 reviendrait à faire d'une uvre à fond mythique un texte sacré, religieux, intouchable, dotée d'une vertu éternelle, digne d'être psalmodié...etc. En ce sens, l'uvre n'est plus littéraire mais d'essence religieuse, et connaît d'autres contraintes sur cet autre plan. Pour V, la même valeur amène aussi l'uvre à changer de plan. Lorsqu'elle n'est que réelle, fonctionnelle, pratique à l'excès, l'uvre devient un usage, un manuel, une illustration, c'est-à-dire, un traité. La polysémie y est plus réduite et un domaine précis est défini. Enfin E, porté à sa limite, renvoie à une uvre tellement solipsiste tant par ses thèmes, son allure que son vocabulaire ou ses sujets, bâtie sur rien de préexistant que l'on peut à peine l'imaginer. Elle tient de l'hapax généralisé, ce qui nuit à la fonction littéraire de communiquer, et cela la fait basculer dans un autre plan plus proche de la folie, ou de l'inexistence littéraire, mais aussi proche d'un autre type de communication comme la musique.

Les autres valeurs sur ces trois axes peuvent se construire autour d'une articulation centrale (donc à mi-chemin, notée 5), qui coupe le champ littéraire de façon indiscutable : c'est le moment où le créateur découvre que son activité est gratuite, injustifiable, ne peut s'imposer que par un acte de foi en son oeuvre que rien ne certifie. Jusque là, il écrit grâce à des circonstances moyennes (psychologiques et matérielles) liées à l'existence de destinataires réels ou potentiels.

Cette valeur "5" est donc le passage d'un stade "inconscient" à un stade "conscient". La valeur "10" par rapport à la valeur "5" n'indique en rien une supériorité esthétique mais simplement un regard réflexif non-négligeable : l'uvre approchant "10" peut être inférieure littérairement parlant à l'uvre jouxtant "5"; elle sera seulement d'un degré supérieur semblable à une élévation au carré, sans pour autant être meilleure. Aucune hiérarchie n'est ici en cause ; seul l'établissement d'un champ est visé, à savoir un espace fibré, permettant le repérage.

A l'intérieur de cette division capitale, d'autres valeurs apparaissent. Lorsqu'écrire est une activité "inconsciente", c'est-à-dire que ne se pose pas la question du sens de l'écriture, deux pôles la caractérisent : l'un est culturel, l'autre biologique. En effet, comme l'activité littéraire n'est pas "naturelle", ni même primordiale, il faut comprendre que l'ordre est dans le culturel d'abord et dans le biologique ensuite.

Le premier pôle se subdivise en fonction de la force d'une tradition quelconque (forme durable) ou d'une mode (forme momentanée de tradition). Car l'on peut écrire selon ce que l'on a appris à l'Ecole (érudition), ou par formation personnelle (autodidacte), en raison d'un savoir transmis que l'on poursuit, entretient, développe, etc. Valeur : 1. Et l'on peut écrire en fonction d'un goût social momentané, d'une atmosphère intellectuelle inclinant vers le traitement d'un certain thème, en vertu d'une mode liée à une classe sociale, classe d'âge, etc. Valeur : 2.

Mais l'écriture s'éloigne aussi de ces finalités immédiates. Des traces d'un instinct s'y décèlent ou plutôt les besoins biologiques investissent ce domaine (comme ils le font ailleurs) et ils sont doubles : besoin de jouer, besoin de marquer un territoire pour se reproduire. Le jeu littéraire (activité auto-référentielle, respectueuse de règles convenues ou nouvelles) aura valeur 3.

Laisser un nom dans les Lettres, s'assurer une postérité, obtenir un fragment de célébrité, voilà qui renvoie au besoin de marquage. Valeur : 4.

D'autre part, au stade où l'activité littéraire devient "consciente" (valeur 5), c'est-à-dire réfléchit à sa propre raison d'existence, apparaît alors une double attitude : soit l'écrivain "déguise" sa réflexion, en voile le malaise ou la violence ; soit il "avoue" sa méthode, son espérance, découvre les voies de son travail et de son inspiration.

Lorsqu'il y a "déguisement", l'écrivain se sert d'une image secrète et intime qui l'amène à poursuivre son uvre. Cette image peut être allégorisée. Elle est le plus souvent "analogie" à valeur heuristique essentielle, que nous notons 6. En outre, si l'analogie a servi et si l'écrivain n'ose la renvoyer et en donner les limites, c'est à une"justification" idéologique que nous sommes conviés. L'écrivain déguise toujours son activité du charme de l'image, mais il s'explique par elle, et cela lui tient lieu de preuve suffisante. Valeur : 7.

Finalement, l'acte d'écrire mesuré à sa gratuité fondamentale, consciemment avoué comme tel, demeurerait en position de vertige stérile, s'il ne venait à s'accompagner de la découverte d'une quelconque nécessité (d'ordre logique, intuitif, voire même irrationnel et religieux), d'un "enchaînement" serré constitutif d'un sens, d'une mise en ordre globale. Valeur : 8.

La révélation se poursuit alors par un regard porté sur l'extérieur, regard qui se veut plus qu'une interprétation du monde, car il se mesure à ce réel divers et confus, enfin saisi et canalisé. Il y a confrontation, comparaison, recherche d'une profonde "adéquation" entre le plan littéraire et le plan des choses (pour aussi vague que soit ce terme, il convient ici comme duplication posée et entretenue). Valeur : 9.

Les valeurs possibles sont donc les suivantes (elles serviront à placer l'uvre et à mesurer son potentiel choisi) :

valeur 1 : Ecole
valeur 2 : Mode
valeur 3 : Jeu
valeur 4 : Marquage
valeur 5 : passage du stade latent

au stade patent
valeur 6 : Analogie
valeur 7 : Justification
valeur 8 : Enchaînement
valeur 9 : Adéquation

valeur 10 : valeur-limite

Sur le schéma général des 3 axes, il suffit de les intégrer pour obtenir par ces deux paramètres la position de l'uvre :

*

 

 

Prenons à titre d'exemple le tracé sur M qui part de 0 et va vers 10 :

- le mythe agit de façon inconsciente ; il est véhiculé par la culture (scolaire et sociale) ; il répond à un besoin ainsi exprimé (jeu et marquage).

- le mythe est conçu consciemment : il est recherché comme un modèle antérieur (analogie) et explicatif (justification), il est donc déguisement, habillage d'une problématique latente ; mais il peut aussi être mis en lumière, fonctionner comme un enchaînement rationnel et servir de grille d'analyse à une urgence humaine.

- au-delà, l'écriture cède le pas à un texte sacré, si près du mythe qu'il devient expression inséparable du contenu mythique (valeur 10).

Si nous considérons les réemplois au XIX-XXème s. de thèmes homériques, et que nous leur accordons la fascination prégnante du mythe (capacité à délimiter un espace imaginaire), et si nous ne tenons pas compte des modes de narration choisis, nous distinguons la coupure "inconscient-conscient" dans le fait que l'auteur, soit se sert des éléments tout faits de l'Odyssée et de l'Iliade et glisse son invention entre eux, soit remodèle et ajoute d'autres éléments : dans le premier cas il y a utilisation, dans le second reformulation et donc regard critique sur l'acte d'écrire.

Ainsi : - premièrement l'oeuvre de J. Lemaitre (En marge des vieux livres : récit parodique du mariage de Télémaque) aura pour valeur 1 (amusement savant de l'Ecole), l'uvre lyrique d'Offenbach fera penser à une mode sociale (valeur 2), et la pièce de théâtre de Giraudoux (La Guerre de Troie n'aura pas lieu) à un jeu subtil de références aux menaces contemporaines et au conflit antique (valeur 3), tandis que l'immense poème de Kazantzaki ( L'Odyssée) évoquera le besoin de vaincre l'oubli et de marquer les générations (valeur 4);

- de l'autre côté, nous aurons Aragon (Les Aventures de Télémaque) reprenant l'uvre de Fénelon mais en la remodelant des apports du surréalisme, cultivant donc le rapprochement analogique (valeur 6) sur plusieurs niveaux ; une pièce satirique de théâtre de Claudel (Protée) qui, sous un jour faussement burlesque, se sert du thème de l'illusion vaine (il existe deux Hélènes ; la guerre de Troie a eu lieu pour un leurre) à des fins plus philosophiques, nous opterons pour la valeur 7, celle de la justification (cet avatar mythique justifie une position idéologique morale propre à Claudel) ; enfin les uvres de J. Joyce (Ulysse) et celle de J. Giono remodèlent complètement les exploits d'Ulysse et surtout exposent que le mythe a valeur d'enchaînement heuristique pour rendre compte de la complexité du réel (Joyce : valeur 8) ou de sa représentation (Giono : valeur 9).

Par ces exemples rapidement exposés, montrer comment se servir de ces valeurs. On constate comment l'uvre s'inscrit à un endroit, à partir de ces paramètres (une métrique plus fine est encore nécessaire) sans que l'on puisse pour l'heure juger de sa qualité. Le champ littéraire doit tendre à prendre ainsi le relief d'un paysage varié.

De même, sur le tracé V, l'oeuvre effectue une plongée vers une réalité au départ fuyante. Réalité vue par la tradition (scolaire, sociale), comme un jeu et l'occasion de la modifier, remplacée par une analogie pour être saisie, identifiée à une représentation imagée, conçue comme une séquence, décrite totalement.

Au-delà, l'oeuvre n'est plus littéraire mais opératoire.

On pourra suivre ce trajet dans l'oeuvre générale d'un écrivain, et repérer une évolution entre des uvres de jeunesse et des uvres de maturité, que cela se fasse de la valeur 1 à 9 (V. Hugo) ou de 9 à 1 (A. Gide) ou de manière plus désordonnée et sans parcourir toutes les valeurs (J. Verne). Un dernier cas problématique se présente, celui où la même uvre parcourrait plusieurs valeurs, la rendant instable : proposer une proximité de la valeur 10 (R. Roussel, Impressions d'Afrique, par ex. ?) ou plutôt une tension vers cette valeur comme synthèse de toutes les valeurs (tout fétichiste voudra ce sort pour l'uvre aimée).

Sur le tracé E, l'oeuvre s'aventure à s'emparer d'une première place (Ecole, concours, académies...), puis à instaurer comme une mode, un culte du moi face aux autres (dandysme, esthétisme...); elle se complaît à jouer des facettes du "je" insaisissable et perpétuel, elle dégage la part innée de pulsions intérieures qui infléchissent une existence et la fragilisent.

Devenue "consciente", l'uvre vise des exemples, des modèles, instaure un sol nouveau et stable où demeurer (subjectivation aboutissant à une certitude) et dégage un sens à la vie.

Au-delà, l'oeuvre découvre une vérité si personnelle que nul ne la partage, ou un mode d'expression si codée que cela n'appartient plus aux lettres mais à d'autres modes de communication non conceptuels (gestuel, musical, cryptogrammatique...).

 

- Deuxième paramétrage :

Cet espace littéraire présenté comme un plan manque encore de repères à l'intérieur des trois axes d'autant plus nécessaires qu'une uvre va se situer entre un axe mythique et un axe d'expressivité, ou encore entre ce dernier et l'axe de vocation, ou entre celui-là et l'axe mythique. Le potentiel qu'elle occupe est, dans cette deuxième étape d'analyse plus fine, un mixte entre deux influences, ce qui rend la position de l'uvre plus vraisemblable au sein du champ ; les trois sous-ensembles s'attirent mutuellement et l'uvre capte des doses variées de leurs substances. Ce sont les gradients du potentiel.

La forme circulaire choisie est commode pour cerner l'ensemble, de façon simplifiée.

Sur cet espace circulaire, nous aurons des lignes de partage, des seuils, ainsi que des tracés significatifs.

Un fibrage entre les trois axes est possible (chaque axe étant cette direction dont on a noté l'intensité) en posant théoriquement que les axes délimitent des régimes égaux entre eux. Actualisation et potentialisation sont égales. Un axe médian à 60° peut donc se tracer répartissant la zone d'influence maximale de chaque axe. L'existence même de l'uvre détruira cette répartition égalitaire utile comme plan d'apparition ou surface de représentation stable mais nervurée. Des circonstances (dont on ne peut rien dire maintenant) peuvent provoquer l'occultation historique d'un axe, une inégalité du champ d'axe brisant l'axe médian, le recouvrement partiel du champ d'axe par l'autre.

(Pour faciliter la compréhension, l'on écrira "Axe" pour les trois axes symbolisant les trois régions internes du champ littéraire, et "axe" pour les subdivisions internes telles axe médian et submédian).

Deux axes submédians (à 30° de l'Axe) prennent leur origine dans la répartition de l'énergie diffusée par l'axe.

La proximité de l'Axe correspond à une zone où la substance et les formes individuées typiques d'un Axe sont étroitement liées entre elles. Ces termes "substance", "forme ", n'ont pas à être définis ici autrement que comme une fascination et un obstacle : la substance est un attrait dû à un contenu et des formes catégorielles tandis que la forme doit se comprendre comme un repoussoir ou un arrêt imposé dû à une toute-puissance imposante (par sa cohérence, son génie, sa perfection) qui"gène" la liberté créatrice et l'oblige à une stratégie (d'englobement, de négation, de division...)1. Opposition entre un noyau et une paroi dans le cadre d'une analogie cellulaire.

Substances et formes ne sont que les résultats d'une attitude ne privilégiant qu'un aspect.

Ainsi, les thèmes homériques, pour conserver le même exemple propre à l'Axe M, exercent une fascination-émulation d'ordre substantiel-formel (cf. Claudel, Giono) ou attirent indépendamment de toute répulsion ou rivalité (donc uniquement substantiel) ou servent de point d'appui et d'arrêt à des fins d'englobement moderniste (respectivement : Joyce, Giraudoux).

Il s'agit de remarquer que "quelque chose" se perd par suite de l'éloignement d'un Axe, à savoir une énergie et qu'elle est remplacée par sa matérialisation la plus symptômatique, cette dernière encore prisonnière de cet Axe et s'en délivrant en proportion de sa proximité de l'autre Axe. L'Axe impose au créateur, sur le mode de l'évidence, de l'activité ritualisée et programmée (profondément ancrée dans la conscience), ses thèmes, et leurs traitements effectués, leurs apparitions formelles. "Substance" et "Forme" agissent comme un double besoin de séduire et de se défendre.

L'éloignement de l'Axe (de 30° à 60°) opère une dissociation : il reste la substance "attirante" mais la forme conventionnelle "repoussante" (i.e. établie, admise et donc protégée) s'estompe ; il reste la forme mais la substance n'est plus totalement là, elle devient fragments évidents, les plus retenus. Une grande variabilité s'observe, traduisant la perte d'attraction de l'Axe. En revanche, l'on gagne en naissance de nouveaux concepts, d'assemblages différents, dus à la présence d'un autre Axe comme nous le verrons et dénotant d'un travail de mise en valeur de phénomènes nouveaux. Processus d'objectivation mixte.

Si les trois Axes sont les rayons équidistants d'un même cercle, on rajoutera trois axes médians et six axes submédians pour d'abord désigner de chaque côté de l'Axe sa zone maximale d'influence (axes médians) et ensuite pour dissocier à l'intérieur la zone où la substance-attrait est étroitement liée à la forme-défense de celle où la forme-défense se libère de la substance-attrait (ou l'inverse). Le schéma est alors le suivant :

 

 

L'axe médian suppose des Axes de potentiel équivalents. L'axe submédian est la limite entre une influence "compacte" de l'Axe de base (M, E, V) et une influence"dissociée".

 

Placer une uvre sur cet espace général, en bénéficiant maintenant d'un double paramétrage (valeurs et axes), c'est non seulement choisir son lieu d'élection et d'origine (M, V, E), c'est aussi la mettre en rapport avec les valeurs de 2 des 3 Axes. L'erreur serait de croire qu'ainsi on obtient avant tout un "repérage" de type statique. L'on peut imaginer avec effroi l'envie qui naîtrait de repérer toutes les uvres, de les classer, d'achever ce travail aussi fastidieux que vain.

Ce qui est envisagé ici est autre : à un moment donné, et pour des raisons que nous ignorons pour l'heure, l'uvre littéraire peut être saisie à la conjonction de deux forces (à savoir les deux Axes).

Les Axes sont des forces ayant une direction. L'uvre bénéficie de leurs énergies et se conçoit alors comme la résultante de ces forces. A un instant donné, elle atteint sa "vitesse" maximale après différentes progressions. Une certaine inertie existe venant du troisième Axe auquel elle "tourne le dos".

Il s'ensuit qu'on ne dira point seulement qu'une uvre est par exemple à 7 (sur M) et 2 (sur E) mais qu'elle est d'un potentiel de 7 + 2 = 9. Si le 3ème Axe n'existait pas, on pourrait poser que l'uvre se meut dans un espace semblable au vide et que sa force est de 7 x 2 = 14.

Le dispositif est loin d'être gratuit. On ne peut prétendre qu'une uvre quelconque est purement mythique, purement expressive, etc. Elle est toujours un "mixte". C'est ce qui lui donne sa coloration, sa richesse, son intérêt.

Le chiffrage symbolique est commode car il différenciera des potentiels en présence selon les uvres, ce qui suggère que l'on puisse parler de conflits. Mais visiblement une tension est là puisque l'uvre, même seule, est dite accaparer l'énergie de deux Axes distincts.

Positionnement interaxial :

Il y a lieu de penser maintenant que toute uvre ne se situe pas sur un Axe mais dans l'intervalle de deux Axes. Cependant, l'addition de ces forces fait alors apparaître un autre axe oblique, axe de distribution entre la zone où la somme est inférieure à 10 et celle où la somme excède 10.

Or, par convention première, nous avons institué que 10 était la limite du champ littéraire, et ce, afin d'en délimiter l'aire. Outrepasser cette valeur 10, c'est sortir de ce champ.

Nous pourrions donc avancer que la zone excédant 10 par addition des valeurs, n'est plus littéraire mais ce serait sans tenir compte du fait que cette zone est maintenue à l'existence par la tension des Axes selon un arc de cercle délimitant réellement la fin du champ littéraire.

Cette zone excédant 10 par addition n'en demeure pas moins étrange car l'uvre y est dans une situation anormale, certainement momentanée, à la limite d'un système et cherchant donc à s'excrire de cette zone pour regagner un lieu plus équilibré, puisqu'elle est à la jonction de deux valeurs très marquées entre lesquels elle alterne. Les contradictions y sont trop nombreuses pour que l'uvre n'éclate pas. Le risque de destruction est manifeste. Les valeurs d'Axes (antinomiques par essence) pourraient s'annuler respectivement au lieu de s'additionner, c'est-à-dire fusionner. Ce travail de conciliation ne peut que correspondre à une période et une zone où l'uvre se crée dans l'esprit et le tourment de son créateur.

Un point-limite concentrant ces précédentes remarques est à noter. C'est celui qui est à la conjonction des valeurs 5 des deux Axes (5,5). Mais il est aussi situé sur l'axe médian dans cette zone où chaque Axe n'impose qu'une forme ou une substance et non les deux. Enfin, il est traversé par l'axe oblique marquant la limite entre zone <10 et zone >10.

C'est donc un "triple seuil" qui apparaît là :

- seuil de l'acte inconscient à l'acte conscient;

- seuil de substances ou de formes venant de 2 sources différentes (se rencontrant tout au long de l'axe médian) et s'imposant en ce point à la conscience;

- seuil entre une zone < 10 et une zone > 10.

Par une représentation graphique (non plus avec les coordonnées polaires mais avec les coordonnées cartésiennes) nous aurons cette image :

 

*

 

Il ressort clairement de cette figure l'existence de 5 zones différentes dont voici la description :

- la zone 1a/b dont la limite est le 5 des 2 Axes (cette zone est de grande stabilité; l'uvre opte pour un certain équilibre entre les pressions issues des Axes); la zone 1 c/d marque une dénivellation plus nette mais l'on peut supposer que la double appartenance est moins conflictuelle que complémentaire d'autant qu'elle n'est pas perçue ni analysée.

- la zone 2, elle aussi < 10, tend à ce que les valeurs d'un Axe absorbent celles de l'autre, en raison de couples de valeurs telles : 6-3 ; 7-3 : 8-2 ; 9-1. Région stable puisque le choix est évident et rendu conscient.

- la zone 3, elle aussi < 10, tend vers 10 si bien qu'elle est < 10 parce qu'elle mesure l'existence de deux pressions en compétitions et tend à les faire coexister de façon consciente. Mais la zone est profondément instable, partagée entre plusieurs choix (revenir en 1, plonger en 2, sombrer en 4 ou 5) puisqu'il manque peu de valeurs chaque fois pour changer de zone.

- la zone 4 est > 10 où chaque valeur de l'un et l'autre Axe en majorité dépasse 5, c'est-à-dire qu'elle est marquée par une claire conscience du conflit en cours et une toute aussi grande hésitation. Une volonté d'accaparement de l'un sur l'autre s'observe mais ne serait possible que si une valeur devenait le double de l'autre valeur, ce qui n'est jamais le cas. La zone est donc instable.

- la zone 5 > 10 inscrit la réalisation de l'accaparement : chaque valeur est au moins le double de l'autre, sinon plus. Zone stabilisée.

Les zones 3 et 4 sont donc les seules zones instables de la figure. Les autres, soit concilient les 2 tendances (zone 1), soit effectuent un choix (zone 2), soit se développent par l'un au détriment de l'autre (zone 5).

 

Des rapports différents sont alors en cause. L'uvre entretient ces rapports suivants à l'intérieur d'elle-même :

- dans la zone 1, il y a "coïncida oppositorum", et ce, de façon intuitive ; pensons aux Panégyriques (les exemples qui suivent, pour l'heure, bien incertains2, seront pris au même domaine de la justification);

- dans la zone 2, il y a un rapport d'exclusion, fait de refus et d'exigences (pensons aux "Arts poétiques") ;

- dans la zone 5, une dialectique s'installe où l'on se pose en s'opposant, où l'un s'actualise en potentialisant l'autre (pensons aux "Manifestes").

Quant aux zones instables 3 et 4, l'uvre (peut-être en train de se faire) est faite d'antinomies inconciliables, ne pouvant s'imposer et variant selon une alternance (certainement créatrice d'une "Critique" nouvelle). L'oscillation entre 3 et 4 doit correspondre à une hésitation fondamentale : l'uvre risque de se détruire au-delà de 10, de perdre cohérence ou d'être marginalisée, d'être détruite (quelque volonté ou 'programme' de livre absolu achevant la Littérature).

 

Outre ce paramétrage par zones, il est possible de tenter une première ébauche de mouvement. En se plaçant en 5-5, (ou en zone 3), l'on peut établir l'existence de 6 tracés (3 d'un côté de l'axe médian et 3 de l'autre) où s'engouffre l'uvre et ainsi simuler une genèse de l'uvre :

- aller en zone 2 (rapports d'exclusion);

- aller en zone 5 (dialectique);

- disparaître en 4 (antinomies auto-destructrices);

L'uvre peut aussi sauter d'un état en un autre vu la confusion qui règne et le rapprochement des valeurs sur l'axe médian.

Toute création est certainement à rechercher dans de tels déplacements hasardeux, et à concevoir aussi comme un déroulement continu (de la zone 1 aux zones 2 et 3). Les deux aspects co-existent : soit l'uvre vient d'une position centrale instable, et en résout la crise, soit elle part de l'origine d'un Axe et en développe continûment la teneur en la teintant des apports du second Axe.

Outre les uvres "inconscientes" et "conscientes", il faut poser comme autre différence, les "uvres d'une crise" et "celles d'une persévérance".

On dévoile ainsi le "tourment" et le "travail" créateurs dont maintes traces s'apercevront en l'uvre et en intimité ainsi que dans une correspondance, un journal ou d'autres témoignages. Grâce à ce paramétrage, il sera plus facile de classer et d'analyser le processus créatif lorsque la matière le permet en affectant certains éléments exposés à des positions sur les cinq zones. Pour l'heure, cela peut paraître gratuit étant donné qu'aucune analyse n'illustre ces propos : aucun fait de cette nature n'a été méthodiquement perçu parce que les concepts manquaient mais l'on devine dans une uvre des revirements et changements de cap tels. C'est à la constitution d'un emporium de concepts qu'il convient de travailler dans le monde des Lettres vu le faible niveau des stocks et l'obsolescence du matériel employé. Car les faits littéraires sont abondants, trop nombreux même (la rareté n'est pas à craindre) et sont empilés depuis si longtemps en des agrégats hétéroclites alors que manque une nécessité à leur apparition proportionnelle. La construction de ce filet conceptuel nouveau sera progressive.

 

Trajectoires futures :

Ces mesures pour situer l'oeuvre ne sont valables que si l'on pose la question de sa genèse. Il faut ajouter à notre dispositif que l'uvre circule entre plusieurs mains et tend à cela. Continuer de définir une cinématique en tant qu'effort pour donner des positions successives et des états différents lors de la circulation de l'oeuvre, connaissant maintenant l'endroit d'où l'oeuvre s'en va courir le monde. Disons déjà ceci.

Une fois l'uvre née, elle n'appartient plus à son auteur ni à son lieu de naissance. Le destin de l'oeuvre s'ouvre alors. "Habent sua fata libelli" (Terentianus Maurus : De Litteris, syllabis, metris - IIème s. ap. J-C).

Elle ne saurait demeurer secrète et vise la publicité. Son avenir n'est plus entre les mains de son créateur : "Non erit emisso reditus tibi". (Horace : Epitres I - XX- 6 )

Née de la tension entre deux Axes, elle possède une énergie dont la teneur a été dite, et qu'il faut libérer.

Semblable à la flèche d'un arc et d'une corde tendus, elle viendra à se mouvoir. Semblable à la flèche qui, pour s'élancer, doit d'abord reculer (selon l'observation héraclitéenne), l'oeuvre a occulté un des trois Axes : il a été repoussé, rendu absent ; maintenant il s'étale au-devant, figure l'espace possible à traverser.

Aucune uvre ne naît des trois Axes simultanément parce que chacun d'eux est en compétition et que leur présence simultanée empêche toute cristallisation d'une énergie mais conduit à une dissipation généralisée, à une circulation incessante. En immobilisant l'un, le créateur obtient du conflit entre les deux autres, une concentration, une agglutination.

Imaginons une substance partagée entre un devenir liquide, gazeux et solide à égalité. Aucun objet réel ne pourra en sortir si ces trois derniers perdurent. En revanche, le conflit3 de deux devenirs (et la potentialisation du troisième) donnera par exemple :

liquide - solide : élastique.

gazeux - solide : bulle, ballon.

liquide - gazeux : eau pétillante.

 

La compétition entre les trois Axes est :

- d'ordre formel : l'un est un tourbillon (M) ; l'autre un chapelet d'îles (E), le dernier une série de strates (V) ;

- d'ordre logique (établissement de relations) : chacun d'eux est l'antithèse de l'autre au sens qu'il permet de le mettre en valeur et de l'éclairer.

Aussi, si M vaut pour l'Universel, V tend vers le Vrai et E vers l'Unique. Mais V n'existerait pas sans M (une vérité peut-elle ne pas être universelle?) et E sans V (l'unique n'est-il pas absolu de vérité?). Et ainsi de suite. C'est pourquoi l'uvre naissant d'une tension dont les Axes sont les agents, après avoir occulté le troisième terme, le fait (ré)apparaître comme horizon de son effort, comme but de son projet, comme la cible face à l'énergie emmagasinée.

L'Axe caché, enfoui, réapparaît, lorsque l'uvre est achevée et se projette dans le monde.

Les deux facteurs sont devenus "moyens"; le troisième est le but.

A utiliser M et V (pour leur universalité et leur vérité), l'on obtient l'exemplarité, l'inatteint jusque là (à savoir l'unique de E).
A utiliser E et V ("unique" et "vrai"), l'oeuvre peut songer à être rendue universelle (M).
A utiliser E et M ("unique" et "universel"), l'on peut espérer avoir touché au vrai (V).

A l'arc tendu correspond la cible. Nécessité de valeurs antithétiques.

B. Une Dynamique :

Si la cinétique construisait un modèle à deux dimensions (une surface), le but est d'introduire maintenant une troisième dimension (un volume), afin d'obtenir une meilleure image des phénomènes que l'on veut décrire. Le même souci de construire un modèle nous interdit de nous disperser dans les faits, quoique leur inévitable présence se suggère d'elle même.

Notre méthode, s'il faut s'arrêter ici pour un peu l'éclairer, s'inspire de cette idée qu'exprimait H. Poincaré : "L'espace n'est pas une forme de notre sensibilité ; c'est un instrument qui nous sert, non à nous représenter les choses, mais à raisonner sur les choses" (Des fondements de la géométrie - 1898). Et d'ajouter que plusieurs espaces sont possibles, certains plus commodes (géométrie d'Euclide), si bien que "nous offrons à la nature un choix de lits parmi lesquels nous choisissons la couche qui va le mieux à sa taille". Plus près de nous, cette intervention de René Thom au cours d'un colloque (Le Mans, 2 nov. 1989) où une réflexion sur toute théorisation est amorcée : "Il n'y a théorie en science que si l'on a introduit des entités imaginaires, virtuelles, qui "pourraient" exister mais n'existent pas naturellement. On plonge le réel étudié dans un virtuel plus grand, et on s'efforce d'énoncer les contraintes qui pèsent sur la propagation du réel au sein du virtuel. Mais ce virtuel doit être construit à partir d'un réel observé par une définition explicite, si l'on veut satisfaire au critère d'une bonne scientificité". C'est ce que nous espérons atteindre dans notre modèle où nous posons d'abord tout un jeu de repères sans oublier l'enracinement dans le réel qui nécessite moins une vérification expérimentale que l'intuition d'une analogie profonde, jamais donnée, mais toujours possible.

L'ouverture de problématiques variées a pour fonction de réduire l'arbitraire du modèle bien plus que des illustrations ne le permettraient. Si les faits se plient assez bien à n'importe quel système pourvu qu'ils soient bien préparés, et surtout les faits littéraires, on peut établir que les relations mises en uvre par le modèle (relations internes de cohérence, ou analogiques avec d'autres domaines) ont une meilleure résistance si, de plus, elles nourrissent une problématique féconde et non-triviale, seul espoir envisagé. Certaines problématiques sont anciennes et les réflexions qu'elles ont suscitées sont parfois si nombreuses qu'il est assuré que notre position aura déjà été pensée et que nous ne saurions l'inventer. Le modèle, dans ce cas, livre donc tant un positionnement à l'intérieur d'une tradition qu'un mode de résolution. Mais dans d'autres cas, ce que nous pouvons espérer du mode de résolution, c'est d'expliciter des démarches et de développer de nouvelles conséquences. La littérature offre différents problèmes dont on doit définir la nature et le nombre, par exemple, mais, en tant qu'activité, elle présente un précieux témoignage à ne pas négliger d'une activité réflexive humaine que l'on pourrait voir élever au niveau d'un modèle exportable pour comprendre d'autres activités.. Tel est l'enjeu : quels problèmes sont possibles en littérature, et quels problèmes peut-on aborder grâce à la littérature?

Les champs limitrophes du Littéraire :

Considérons le domaine propre à la littérature d'après le modèle. Trois Axes l'organisent et l'animent mais si l'on suit les directions qu'ils ouvrent, on découvre trois autres domaines qui bordent le littéraire, et rentrent en compétition. Ils lui sont à première vue antérieurs et certainement plus puissants. Les trois Axes sont une voie d'accès à leur régime respectif mais non la seule, car ils ne permettent pas une description réelle de ces mêmes régimes.

Au-delà de l'axe M (fond mythique), se trouve l'aire du religieux (souvent appelée "sphère" d'ailleurs) ; au-delà de V (vocation précisée), le monde empirique ou scientifique objectivable et quantifiable ; au-delà de E (expressivité pure), tout système non-rationnel (par ex. musical ou chorégraphique) voire irrationnel (folie).

C'est pourquoi le domaine littéraire est "intermédiaire", bordé de trois autres domaines qui le rendent fragile et contestable, qui empiètent parfois ou nuisent à la constitution de cet espace. Il suffit de constater qu'à certaines époques et dans certaines sociétés, le domaine littéraire n'existe pas."Intermédiaire" ne signifie pas qu'il est "au centre" comme cela se produit automatiquement lorsque l'on étudie un phénomène tant pour manifester l'importance de l'étude que pour se focaliser sur un point. Il s'agit de dire que le champ littéraire partage son aire avec d'autres champs dont il emprunte des aspects.

La construction de ce même espace doit se comprendre comme résultant d'une évolution dont la représentation la plus simple (mais peut-être la moins exacte) serait celle d'une intersection : les trois régimes selon trois hyperboles se toucheraient en un point 0 et seraient équipotents. Ou bien ils se croiseraient en un même point, comme trois arcs de cercle. Mais rien n'est moins sûr qu'une séparation ab origine de ces trois régimes (visiblement M est primordial et réunit primitivement E et V). Leur égalité, de même, fait problème. L'hypothèse serait alors celle-ci : une des fonctions du littéraire est d'opérer cette séparation et de fonder un relatif équilibre entre M, V et E et dans le cas où le champ littéraire deviendrait tout puissant, les trois domaines limitrophes accaparés perdront leur autonomie et seront perçus seulement grâce au littéraire. On obtient ainsi les deux limites extrêmes marquant l'évolution de ce champ : une égalisation de M, V, E (où V et E se séparent de M) et une disparition de ces domaines par accaparement par le Littéraire (symbolisons-le par L). Ces deux limites existent bien et sont répertoriées : a) le Littéraire se sépare du religieux (M) et tend vers l'expression individualisée et vers une représentation du réel ; b) le Littéraire est le seul moyen noble pour aborder les domaines limitrophes dans ces situations que l'on a appelées " byzantinisme" ou "esprit de salons" (culture mondaine). Une dernière limite existe, c'est à l'inverse la disparition du domaine littéraire lorsque M, V, E l'emportent totalement, soit individuellement, soit par deux. L'analyse du Littéraire comme un champ sujet à des déformations est donc précieuse pour découvrir des situations d'existence différentes. Quant aux causes qui produisent cela, tout un travail d'historien s'avère utile pour les dégager, ce que nous ne ferons pas ici, pour l'heure 4.

Ce n'est qu'au stade de division achevée de M en [M, V, E ] qu'il y a intersection et régime intermédiaire stabilisé. Entre les deux moments, il faut poser l'agitation interne du champ unifié (M) provoquant fêlure, ouverture progressive de ce champ. Apparition de nouveaux régimes (Cf. les catastrophes de bifurcation). L'hypothèse émise trouve sa justification dans le fait que L n'est pas premier tout en restant apparenté au pouvoir du Verbe devenu parole (par usure ou audaces progressives) et que sa présence, par détachement progressif de M, assure entre ces trois domaines un lieu de communication qui ne peut disparaître immédiatement pour être utile à ces domaines souvent en conflit entre eux : le plus menacé peut alors se déguiser en L et résister à l'empire des deux autres (si notre époque accentue un individualisme exacerbé où E dénonce M et V, i.e. la religion et la science comme deux solutions néfastes, ces derniers trouveront en L un territoire où subsister de même qu'à l'époque d'Inquisition idéologique où M dominait, E et V se servaient de L pour défendre des idées plus expérimentales et personnelles par le biais d'allégories et d'ouvrages de fiction orientés) .

A contrario "l'absence" de cette force met en évidence d'autant le processus que nous tentons d'évoquer : dans certaines cultures, la littérature ne s'abstrait pas du mythico-religieux et il s'ensuit qu'il y a peu de perception du social, difficulté à fonder une science, et à constituer une individualité psychique. Certains lieux et moments du monde musulman révèlent ce phénomène par exemple, ou ce que l'on sait des Mayas ou de l'Inde brâhmanique.

Ce positionnement du littéraire entraîne et explique certaines discussions et théories qui naissent de la présence ou de la défense de tels régimes limitrophes.

Conflits :

Une vieille querelle trouve ici son explication, où l'on reproche à la littérature d'être légère et sans conséquence. Etant donné que son domaine est intermédiaire et a nécessité du temps pour se constituer, il peut s'abîmer dans un des domaines le jouxtant, soucieux de reprendre le dessus. Ainsi, d'un point de vue strictement mythico-religieux, la littérature n'est que "divertissement"; d'un point de vue réaliste et objectivant (V), elle n'est que "pure littérature", fantaisie fallacieuse ; du point de vue de la pure expressivité, qui prend des visages si opposés (la folie et la danse et la musique "déréalisent" au profit d'une subjectivité soit devenue inerte soit transcendée et mobile 5), la critique du fait littéraire est celle du véridique face au convenu, du sincère contre l'artifice, de l'âme et de l'émotion face au rendu et à l'effet. Non que la littérature soit dépourvue de ces qualités-là, mais elle les commet de façon moins pure ou moins absolue.

Ces reproches ont pour origine la présence concurrente de trois autres domaines. Mais par contraste, on découvre quel peut être le propre du domaine littéraire. Condamnée pour insuffisance parce qu'à l'extrémité de ces trois autres régimes, la littérature se constitue dans cette triple opposition et y trouve sa définition.

Nous lui sommes redevables : a) d'une humanisation du monde (la réalité possède son indépendance, par rapport aux hommes, que rien n'émeut - anti-V); b) d'un ancrage métaphysique (sorte d'"Anti-destin" : le "vide" de l'existence individuelle qu'elle croit combler et qu'elle ouvre sans cesse : solitude et recherche d'une objectivité jamais assurée- anti-E); c) de la construction d'un espace sacré pour l'homme et loin des dieux où l'être humain prend sa valeur (anti-M).

En résumé, domaine qui s'instaure, s'agrandit dans une histoire ; position intermédiaire en conflit avec d'autres attracteurs ; définition d'une faiblesse et d'une force adéquates à une vision de l'être humain et du monde.

Une autre querelle s'inscrit dans cette configuration générale. C'est la délicate question de la "minêsis" ou imitation. Il suffit de connaître la condamnation que Platon formule à l'égard de l'art et plus spécialement de la poésie pour saisir combien la littérature est concernée. La vérité désignée par une uvre artistique est au troisième rang : le démiurge, pour créer ce monde (2ème rang), avait les yeux fixés sur le Modèle pur et parfait (1er rang) ; l'artiste en recopiant le monde n'intervient qu'en 3ème position, ce qui rend sa création plus faillible, détournée de l'essence du Modèle proportionnellement à sa distance .

On sait que cette problématique n'a cessé de hanter artistes et théoriciens de l'art, et de marquer de son sceau l'art européen fondamentalement tourné vers une reproduction de la réalité (cette dernière se présentant sous bien des aspects selon les époques). Mais la revendication d'être plus vrai, c'est-à-dire plus réel, est le leitmotiv des écoles et mouvements artistiques. Platon, de son côté, ne paraît viser dans sa condamnation que les formes d'art représentatif et s'accommoder d'un art lyrique (patriotique ou élégiaque) qui est mis à part et reçoit droit de cité. Ce dernier point mérite d'être souligné dans notre raisonnement. Par rapport aux trois domaines rivaux de la littérature, l'un d'entre eux est ainsi occulté (E) et n'intervient pas dans la discussion. C'est donc la prétention de la littérature à occuper l'espace des deux axes M et V, pris sur ces mêmes domaines, qui est en cause.

Or, il existe une autre sphère d'activité où le platonisme joue ce même rôle d'hanter les esprits et de les renvoyer à une problématique héritée de Platon : la science pure est en effet cette activité car, dans la mesure où elle s'applique à rechercher sous la diversité phénoménale l'essence des choses, ou pour s'exprimer plus justement où elle opère un choix instrumental pour saisir les structurations, elle se trouve confrontée à la théorie des Idées de Platon, plus "réelles" que la réalité (cette dernière étant fugitive, illusoire et insaisissable). Le logicien A. N. Whitehead avait déjà fait remarquer que l'histoire de la pensée occidentale renvoie constamment à Platon et à la problématique ainsi ouverte entre un monde apparent et un monde réel, objectif, celui des Idées qui le structurent (vérité, qualité, quantité...) et par lesquelles nous l'appréhendons aussi.

Nous avons là deux directions, la mimêsis et les Idées, soit respectivement M et V, dont les domaines nourrissent un jugement dépréciatif face au littéraire : une image dégradée (là où le religieux est essentialiste) et l'occasion d'erreurs de jugements (là où le scientifique tend au vrai). Il est certain que chez Platon les deux domaines se superposent et que les vertus de l'un se marient à celles de l'autre dans son système. En accusant la littérature d'être mimétique, Platon conjugue en fait les deux aspects ; d'où la force de sa critique.

Certes, mais la question a, de nos jours, retrouvé une certaine acuité, lorsqu'on se demande si la fonction de la littérature est ou non de renvoyer à un réel, d'être en état de référence à..., de faire référence à un substrat. Cela, longtemps, a paru incontestable : telle uvre était le reflet de telle nation, telle époque, telle classe sociale ou tel caractère ou tel inconscient. Mais comme les moyens d'analyse scientifique semblent donner une image bien plus exacte de ces divers plans, à quoi bon user du littéraire si ce n'est pour illustration? A cela, s'ajoute qu'une activité qui a besoin d'autres activités pour subsister, est imparfaite au sens où une science s'achève et parvient à maturité lorsqu'elle comporte sa propre description et régulation, lorsqu'elle est autonome et a éliminé la référence à l'autre. La littérature en était loin, d'où l'idée de la rendre auto-référentielle, ne renvoyant à rien d'autre qu'à elle-même. Le dernier avatar est à situer dans le courant critique déconstructionniste où le "texte" refoule son propre inconscient sous un discours rationnel trop cohérent et signifie autre chose que ce qu'il avoue, ou même a autant de sens que l'on veut bien par la lecture construire pourvu qu'ils soient intéressants, ou enfin s'apparente à une structure de renvois infinis. Le structuralisme avait ouvert la voie en insistant sur la construction interne du texte (relations formelles, opposition signifiant-signifié, niveau discursif - niveau profond).

De cet aperçu, il ressort que la problématique platonicienne demeure : Platon voyait la littérature comme une référence maladroite tandis que la critique tendra désormais à l'affranchir du souci référentiel. Que l'on soit pour la teneur référentielle ou non du littéraire, l'on demeure d'abord dans un cadre platonicien. Cependant, en s'arrachant à toute référence, la littérature en sera-t-elle plus "idéale"? Le peut-elle ? La critique moderniste la place dans un total arbitraire plus que dans l'approche d'essences. Elle la définit comme un lieu d'inventions de jeux multiples. Activité gratuite, aléatoire, autosuffisante.

En fait, ce à quoi l'on assiste, c'est à un déplacement de la question, une orientation vers l'axe E et son domaine au-delà. Supposer que la littérature puisse être un jeu "autistique", c'est regretter qu'elle ne le soit pas vraiment, et l'accuser de ne pas atteindre une "sincérité" et une subjectivité totales, de ne pas reconnaître sa gratuité et sa folie. Il y a là le souhait d'une expressivité absolue, non-nécessaire, libre, sauf de ses seules attaches (libre face à l'extérieur, fermée sur soi).

Dans chacun de ces deux cas (Platon ; critique de clôture), il s'agit d'empiétements de l'un des trois domaines (M, V, E) sur le Littéraire (L), et l'on ressent que chacune de ces confrontations - pour aussi brillantes ou habiles qu'elles soient - redonne à la littérature, même avec un certain malaise, sa situation intermédiaire, et ce, à juste titre.

Empiétements respectifs :

Loin de penser que la querelle s'achève, tout au plus aurons nous sa continuelle métamorphose et sa permanence. Les arguments et la présentation seuls changeront6. Nous en voyons ici la source et la raison, quoique nous puissions envisager qu'à son tour, la littérature justifie sa présence et sa nécessité. Si nous optons pour cette fonction que le littéraire a permis la séparation des trois domaines, nous nous plaçons au centre d'une activité qui accroît son domaine en repoussant les limites de ses voisins et en opérant une fracture dans leur unité. Cette thèse peut surprendre d'accorder un rôle fondateur ou plus exactement de spécialisation (avec ce que cela comporte de progrès) au phénomène littéraire mais la perspective mérite le regard.

Si tel est le cas, cette activité doit s'observer de nos jours et cela rejoint notre idée qu'il est évident que, vue de l'autre côté, la littérature ne peut être qu'une image, une représentation ou une référence, mais que de l'intérieur, elle désigne les trois domaines et les caractérise, leur fournit de quoi se référer à ce qu'elle crée.

Posons avec H. R. Jauss7 que la littérature a une fonction de création sociale, modelant en retour la réalité, agissant sur les mentalités dans leur représentation du monde, agissant sur les comportements et la perception ; facteur de production sociale, elle inscrit sa marque efficace sur une société qu'elle transforme ou maintient.

Etendons grâce au modèle la leçon de H. R. Jauss puisqu'il se situe dans la seule direction de l'axe V, donnant à la littérature un poids d'intervention sur la réalité, ce qui lui accorde d'augmenter son domaine et d'agir sur le domaine des faits objectivables qu'elle "fissure", c'est-à-dire en lui offrant de nouvelles divisions du réel (qu'elles soient justifiées ou non, importe peu ici, mais le "réalisme" d'un Balzac préfigure la sociologie dans bien des cas). Il n'empêche que cette démarche devient incomplète et qu'il convient de penser que la littérature a aussi une fonction de création mythique (ou imaginaire) et d'élaboration du"moi"8 (formation, consolidation, modes d'expression), en raison de l'existence des deux autres Axes.

Ce double mouvement (des trois domaines vers le littéraire, et vice-versa) engendre bien une problématique généralisée là où nous héritons seulement de perspectives partielles. D'autre part, il ressort que la tradition a surtout privilégié le premier mouvement et qu'un travail plus important incombe à tout analyste du second mouvement : l'étude des "ramifications" du littéraire au sein des trois domaines n'est pas vraiment formulée tant dans sa méthode que dans ses instruments, et mérite un effort théorique considérable. C'est sur ce versant qu'il y a lieu de s'impliquer et de concevoir, d'autant que les mêmes excès peuvent s'y formuler à partir du moment où l'uvre littéraire, à son tour, empiète sur des domaines extérieurs (un art "engagé" à outrance comme celui qui veut transformer le monde ; un art trop religieux qui engloutit la littéralité dans cette spirale ; un art psychanalytique ou purement sonore, style lettrisme, qui, là encore, s'extrait de sa fonction). Il y a donc toute une zone à décrire et à formaliser autrement qu'avec le terme d'"influence" qui n'explique nullement les contraintes inévitables et les stratégies rencontrées, le trajet d'un effet du littéraire, l'ondulation des frontières entre les deux régimes, l'évolution d'une perturbation littéraire.

A titre d'hypothèse momentanée, l'on peut envisager que la propagation d'une énergie issue du domaine littéraire vers un des domaines le jouxtant, dépend de la nature ou du milieu de ceux-là mêmes : M est, somme toute, fluide (cercles de tourbillon), V est plus solide (strates) et E très volatile (îlots ou bulles). On supposera aussi que chaque domaine possède une homogénéité garante de sa récurrence et le distinguant de ses voisins immédiats.

L'intervention de cette "poussée" du littéraire s'effectue en mettant en "péril" ces régimes, mais en agissant dans chacun de ces milieux différents, elle provoque des effets figuratifs bien spécifiques. D'autre part, ce péril est momentané puisque la force de reconstitution de ces régimes voisins doit être posée comme infinie et cherchant à revenir à plus de stabilité. Ces deux états (intrusion et rétablissement) donneront une configuration aux phénomènes. Exemple : des amoureux d'un auteur déifient son uvre et forment un club ; soit L entre en M ; or M est fluide ; donc L coupe un vortex et crée un sillage dont le tracé s'estompe avec le temps ; en effet, cette uvre devenue sacrée attire à elle d'autres textes sacrés soit pour une symbiose soit pour les remplacer ; il y a en M concurrence, division, enfouissement, hypostasie.

Ces régimes limitrophes sont tout puissants et menacent le littéraire mais ils subissent aussi l'attraction du littéraire. Ce double visage du phénomène provient de la différence d'approche et correspond à deux types d'interaction s'inversant.

Cette sensibilité au moindre changement va se résoudre par la destruction de leur homogénéité et la naissance de formes simplifiées, plus petites et apparentes. Ce phénomène est étudié sous le nom de "catastrophe généralisée" par R. Thom (9). On peut ainsi compléter l'idée de"l'influence" du littéraire sur le plan réel (V), mythico-religieux (M) ou sur celui du "moi" (E) par cette approche plus physique.

Ces différents plans, jusque-là homogènes, vont se parcelliser, sous l'effet de la force émanant du Littéraire. Ces régimes seront amenés à se redéfinir, non plus en leur intimité grisante, mais en vertu de la fonction humanisante du Littéraire. Chacun de ces domaines va se différencier en de multiples branches.

Tout au moins c'est ce que nous apprend l'observation d'une catastrophe généralisée. D'abord un milieu homogène au nombre infini d'éléments identiques : puis, par une suite d'une perturbation, une phase de coagulation et de simplification aux éléments en nombre limité. Selon le milieu matériel, les grains deviennent grumeaux ; les bulles, des gouttes ; les lamelles, des strates ; un espace vierge subit le tracé d'une ramification. Cette analogie physique n'est pas illusoire. Un régime autonome tend à s'affiner à l'infini ; seul le contact avec un autre le redistribue, et le propre du littéraire sera de l'orienter vers quelque préoccupation humaine (fait de société, fait de pensée, fait de plaisir...) qui jouera ce rôle de simplification si souvent décrié mais visiblement fécond et novateur parce que de remise en cause. En prenant en compte cette analogie avec la physique et en y cherchant des correspondances avec les sciences humaines, on pourrait proposer que toute ramification d'un domaine renvoie à une ritualisation surclassificatrice (un rituel se caractérise par le souci du détail le plus unique qui soit), toute stratification est identique à une herméneutique (le sens est donné verticalement par une recherche progressive loin des illusions de la surface), tout égoutement s'apparente à une symbolique (un symbole est avant tout un résumé global et suffisant), toute"grumellisation" (ou cristallisation) s'assimile à une intériorisation (le vécu se fixe sur certains aspects et provoque une déformation d'excroissance).

Ainsi, ritualisation, herméneutique, symbolique et intériorisation seraient à considérer alors comme quatre modes d'appropriation créatrice du littéraire10. Un mythe "touché" par l'énergie littéraire, se subdivise bien en ces quatre zones qui déroutent une théologie sclérosée ; de même une science (prenons l'exemple de la médecine vue comme un rituel, une recherche, une correspondance ou une analyse11. Ou la musique. Perspectives d'une hypothèse qui pose que cette appropriation n'est pas forcément négative, qu'elle est la cause d'éventuels progrès dans les domaines où le littéraire agit et impose sa vision, autant que lorsqu'un domaine poursuit de façon autonome sa voie et ne subit aucun contact.

Telle peut être l'approche de ce mouvement du littéraire vers les trois autres domaines sur lesquels le littéraire exerce un rôle de simplification (souvent critiqué) mais aussi de subdivision apte à une remise en cause (redistribution créatrice). L'analyse a deux voies possibles selon que "l'énergie" issue du littéraire est délimitée comme une uvre parlant de M, V, E, ou comme un faisceau de préoccupations littéraires s'ingéniant à voir aussi le monde. Cette voie est plus difficile à cerner puisqu'il s'agit de tout ce qui concerne l'uvre, se créant, se diffusant, imitée (l'uvre n'est plus alors seule mais il s'agit d'un courant). Elle fabrique de l'intérêt pour..., donne un sens à ..., construit une représentation de..., fait écran à... Il s'avère donc difficile de définir cette énergie, sans concepts plus efficaces et il y aurait lieu sur une telle problématique de construire un modèle plus strict que cette ébauche ici tentée. Pour l'heure, disons que c'est l'ensemble de cette perspective qui peut inaugurer un nouveau regard et qui demande formalisation et précision, dégagement de constantes, comparaisons... Telle peut être cette problématique où le mouvement part du littéraire et va vers les autres domaines.

Miroir du monde ou regard :

L'énergie qui est propre au champ littéraire et tient donc des régimes limitrophes sa nature, est en soi particulière puisqu'elle ne s'assimile à aucun d'eux et réussit à les associer. C'est la nature de cette énergie qu'il convient d'interroger non plus en considérant les Axes mais leur commune présence et interpénétration volumique.

Il existe bien un écrivain qui visiblement organise son uvre selon la tension des trois Axes du champ littéraire dont les oppositions sont utilisées à tour de rôle. Dante met en Enfer tous ceux qui pèchent par l'esprit (clercs, politiques, curieux, alchimistes, conseillers, devins, schismatiques, etc.); au Purgatoire, chaque défaut est accompagné de l'image opposée à imiter, et l'on y surprend souvent le sommeil et le rêve du poète ; au Paradis, tout s'individualise (vies particulières de saints, Béatrice...) et devient lumières et chants d'âmes. On reconnaît respectivement que V l'emporte sur E, puis que M gagne sur V , enfin que E domine M. Cette utilisation totale ne peut qu'expliquer que cette uvre ait vite été ressentie universelle. Mais il y a aussi chez lui une formulation de la création littéraire qui ouvre cette autre problématique, celle où l'inspiration s'apparente à une force imaginative s'écoulant et se resserrant (Purg. chant. IV - 1-11) après que l'esprit a été assimilé à une nef naviguant sur la mer. (Purg. chant I). Nous allons nous demander ce qui fonde l'analogie entre littérature et "élan vital", vu que la création littéraire est souvent assimilée à une énergie mystérieuse, profonde, aussi inexplicable que peut l'être le mouvement de la vie.

Cette énergie créatrice s'apparente à un fluide s'écoulant, ne serait-ce que pour l'apparenter à la vie. Est-ce commodité ou non? Voir si cette image a une raison d'être et d'où elle provient, ne renvoie nullement au problème précédent de la "mimêsis". La littérature, ici, exprime le mouvement même des êtres et des choses, lui ressemble, est incluse dans ce devenir. Elle ne dit rien du monde, elle est ce monde qu'elle trace et dont elle garde le souvenir. Mais curieusement elle est dite aller dans le même sens et en même temps canaliser ce débordement. Double position où elle est soit contrainte soit c'est elle qui contraint. Fleuve ou rivages. Miroir ou regard.

a) Ezra Pound : "... dans la littérature se trouve l'Art...L'Art est un fluide qui circule au-dessus de l'esprit des hommes... L'Art, un art, est comme une rivière en ce que son cours est parfois dévié par la forme de la vallée, mais reste, en un sens, indépendant de cette vallée. La couleur de l'eau dépend du lit de la rivière, des rives qui l'enserrent et qu'elle a traversées. Les objets immobiles s'y reflètent, mais la rivière est avant tout mouvement"(Esprit des littératures romanes).

Le fleuve vital où se mire le monde risque de perdre son élan et l'on parlera de "divorce de l'art d'avec la vie". Fluidité perdue ou ensablée. Plusieurs raisons sont alors avancées. E. Pound propose ceci : "un art reste vivant aussi longtemps qu'il interprète, qu'il manifeste une chose perçue par l'artiste plus intensément, plus personnellement que son public" (p.114 op.cit.). La fonction de l'artiste est d'être l'interprète le plus exact et aigu qui soit : "il lui faut constamment distinguer les degrés et les nuances de l'ineffable". Sinon, le mouvement s'arrête.

Mais on peut imaginer des facteurs sociologiques, historiques ou religieux à ce flux interrompu. Prenons à titre d'exemple cette pensée de R. de Gourmond : "Le christianisme a maté la chair comme un resserrement de roches mate un fleuve dans son cours : il a obtenu des chutes, des cascades, des bouillonnements, des tourbillons, et beaucoup d'écume". Pour R. de Gourmond, il s'agit de désigner par ce fleuve l'activité littéraire traductrice des mouvements du corps et de l'âme.

Ces deux exemples sont significatifs, nullement uniques. Nous ne relèverons pas tous les cas envisagés qui restreignent le cours de l'activité littéraire mais l'usage de l'image d'une source y est constant. Nous ne le discutons pas encore.

b) Prenons l'autre position où c'est le littéraire qui enclôt le fleuve de la vie et lui impose ses fantaisies et ses impuissances. Nous avons cette citation du critique Charles du Bos à tous égards symptomatique. A la question"que serait la vie sans la littérature?", il répond : "Elle ne serait qu'une chute d'eau, cette chute d'eau ininterrompue sous laquelle tant d'entre nous sont submergés, une chute d'eau privée de sens, que l'on se borne à subir, que l'on est incapable d'interpréter, et vis à vis de cette chute d'eau, la littérature remplit les fonctions de l'hydraulique, capte, recueille, conduit et élève les eaux" (Qu'est-ce que la Littérature, L'Age d'Homme, p.11).

On reconnaît dans cette éloge de la littérature un rôle salvateur semblable à la tentative proustienne dont Ch. du Bos était l'admirateur. Ainsi est-il donné à la littérature le soin de canaliser le mouvement de la vie et de le maintenir dans son unité, de le restaurer ou de le diriger. C'est ce qu'éprouve Hölderlin dans "Andenken" (Mémoire) où "la Belle Garonne" se jette dans la mer qui "prend et donne mémoire" (Es nehmet aber/und giebt Gedächtniß die See) "mais ce qui demeure les poètes l'établissent" (Was bleibet aber, stiften die Dichter).

La littérature agit donc comme un moyen de préserver et d'accaparer l'écoulement de toute vie, de lui donner un sens là où Nature s'en soucie peu.

Dante ne tranche pas à l'égard de cette double position. Son imagination est une force qui saisit l'esprit et vient d'une clarté céleste inondant le monde (Purgatoire, chant XVII v. 13-18) : soit l'image d'une fluidité s'écoulant et prise en charge. En revanche, "pour courir meilleures eaux, la nef de mon esprit hisse la voile" (Purg. I-1-2), ce qui indique qu'il revient au poète de trouver des mots plus nobles pour décrire le monde visité. Soit l'image d'une fluidité à enserrer.

Que désigne cette double position? A nouveau, un double mouvement allant du littéraire vers l'extérieur (ou trois domaines) et de l'extérieur vers le littéraire. L'on a, ici, une quasi-formulation des "échanges d'énergie" entre le Littéraire et les autres régimes voisins. La littérature n'est plus jugée ni annexée par ceux-là mêmes, elle s'étend vers eux ou elle les attire à soi, et cela, de façon normale, sans que cet échange soit dévalué. Ce phénomène, d'autre part, est ressenti de l'intérieur du littéraire comme une relation profonde, utile pour expliquer la créativité. Période certainement de santé puisque la relation n'est plus conflictuelle mais d'échange

L'analyse de ce double mouvement dégage cependant des différences intéressantes :

a) Quand la littérature s'identifie à un fleuve qui rencontre des contraintes de rives, la direction prise par l'énergie de L est orientée vers M, et non vers V et E parce qu'il s'agit de remonter à un point de départ (source) et qu'instinctivement L revient en cette zone mythique qu'elle a fissurée et dont elle s'est retirée. Cela laisse supposer que l'échange se fait plus volontiers entre L et M, qu'avec V et E. En fait, V et E seront les contraintes (cf. la citation précédente d'E. Pound) empêchant que L aille directement en M, si bien que l'on doit tenir pour exacte l'assertion qu'il y a un mouvement allant du littéraire vers les trois domaines, sauf qu'ils n'auront pas même rôle ni place mais que l'un d'eux - M - trouve une primauté.

[Toutefois il ne convient pas de confondre cette nouvelle géométrie où l'énergie globale de L s'aventure vers les domaines voisins, de la géométrie même du champ littéraire traversé par 3 Axes assimilés à trois forces (l'uvre naissant parfois entre V et E court vers M comme horizon de sa tension à la manière dont une pression et une température peuvent modifier un volume). Ici, tel n'est point le cas : on étudie comment le littéraire en soi (faisceau de préoccupations) agit sur d'autres plans. Pour aussi mystérieuse que soit son "énergie", - autrefois dite "influence" ou "usage" - il nous la faut orienter pour déterminer l'essence de la Littérature et son éventuelle fonction.]

b) Deuxièmement, quand la littérature forme les "rives"qui canalisent "le fleuve" de l'existence, quand c'est elle qui en arrête le cours, le canalise ou lui donne une forme, elle se place dans la position de réceptrice et d'attractrice où les trois domaines M, V, E, sont attirés en elle et par elle, afin d'en capter les énergies voulues. La voilà témoin, donatrice d'immortalité, préservatrice du monde face à son écoulement incessant et à sa temporalité.

Nous sommes dans le cas où le domaine littéraire s'agrandit et se veut central puisqu'il lui revient de noter les trois grands aspects voisins, les trois autres visions proches, et d'en recueillir le maximum. On est dans le même cas que celui où le littéraire fragilise les trois domaines, leur fait subir une catastrophe généralisée qui ne va pas sans une simplification de leur domaine (cela n'est peut-être pas à l'honneur du littéraire quoique permettant de nouvelles divisibilités et clarifications).

On observe bien ce phénomène lorsqu'un homme de science ne sauvegarde sa célébrité que pour ces talents d'écrivain, tel Buffon ; issue de V, la valeur de son uvre chute en Littéraire qui la replace dans le courant des idées, dans l'élaboration d'une science, dans la vie d'un homme etc. Pour E, prendre le cas d'un peintre ou d'un musicien dont l'uvre n'est intéressante que pour l'usage d'un thème littéraire. Pour M, le basculement du sacré vers le profane est plus complexe et s'accompagne d'un changement de croyances.

 

On comprend ainsi l'ambiguïté de la position de Dante : il reçoit l'inspiration divine qui inonde la création et ainsi en épouse la vie et sa richesse ; mais comme il veut être "complet", le voilà s'invitant à être, si l'on veut, "à la hauteur", c'est-à-dire désirant être apte à saisir tout ce qu'il verra (M, V, E doivent se répandre et chuter en son domaine littéraire ; cela se fait selon des proportions variées). D'un côté, mouvement centrifuge , de l'autre centripète.

 

Conclusion :

 

Notre modèle en proposant d'analyser les rapports entre le champ littéraire et les trois autres régimes voisins dégage sous un autre jour les problématiques qui y ont trouvé place, et en ouvre d'autres. Ces rapports sont à classer ainsi :

- a) M seul existe et entre en conflit avec lui-même pour donner naissance à L.

L, à son tour, provoque une nouvelle division et la naissance et stabilisation de trois domaines M, V, E .

- b) (Proposition inverse) L disparaît dans M, V, E.

L est un ensemble vide ou négation de L. Toutefois, si L disparaît dans l'un des trois, il devient l'un de ceux-ci qu'il agrandit (L en M ---> L M ; L en V---> L V ; L en E --->L E) .

- c) L n'entretient aucun rapport avec M, V, E (aucun voisinage) : L , en réalité, s'identifie à E.

- d) L s'empare des 3 domaines ensemble ainsi captés : (L capte la vie, en est le miroir, la rive)

 

L > M, V, E -----> M (m1, m2,... mn)

V (v1, v2,... vn)

E (e1, e2,... en)

 

Parcellisation de M, V, E (4 modes d'appropriation : ritualisation, herméneutique, symbolique et intériorisation).

L empiète sur un seul des domaines. Même phénomène de parcellisation : par ex. M et l'on a M (m1, m2, ... mn).

- e) L se répand attirée par les limitrophes : (L est courant d'un fleuve, est un regard)

L < M, V, E ----> L (M + V + E)

Renaissance d'un champ commun, intermédiaire, celui de leur origine commune et mythique (la source).

 

Ces 5 classes sont comme une grille pour saisir des événements historiques de cet ordre. Les classes d et e sont, pour l'instant, les plus difficiles à construire, vu la complexité des phénomènes mais donner la direction du mouvement est une première élucidation. En conclusion, les relations qu'établit le domaine littéraire avec les trois autres domaines sont d'une double nature : soit il y a conflit, empiétements, attractions ; soit l'on trouve échange au profit d'un attracteur, mouvement d'aller-retour, contamination et infiltration, emprises mutuelles, basculements. Dans ce dernier cas, le conflit premier s'amenuise et correspond aux deux dernières classes. La problématique sera celle de "seuils" et de"zones franches" que l'on traverse d'un côté et d'autre. L'ambiguïté y régnera (à partir que quel point, l'Enéide, en devenant un manuel de divination, - choisir un vers au hasard est au Moyen-Age l'occasion de connaître son destin du jour - chute en M ? A quel instant, La Vie des Hommes Illustres de Plutarque devient un cadre pour enseigner l'art des batailles aux jeunes princes du XVIe s., et de ce fait, accapare V? Etc.) Toute uvre, d'ailleurs, semble devoir se compromettre à un moment ou à un autre, avec ces zones "délittéralisées" en plus ou moins grande proportion. Car le destin de l'uvre ne se limite pas au parcours du champ littéraire précédemment décrit. Rappelons son efficience sur la réalité que nous avons posée et dont nous essayons ici de décrire le fonctionnement.

Paramétriser ces phénomènes permet, d'une façon nouvelle, d'enquêter sans doute sur la nature de l'"énergie" du Littéraire. A défaut de résultats immédiats, nous optons pour une méthode rationnelle dont le perfectionnement est possible mais déjà un "paysage" se dessine et permet de définir des emplacements précieux. Loin de seulement donner à la Littérature le rôle de "doubler" la réalité dont elle suivrait parallèlement le chemin (comme l'on dit de telle uvre qu'"elle est bien de son époque"), loin aussi de la cloîtrer sur elle-même dans des effets d'échos empreints de jalousies (rivalités des écoles, jeux d'imitations et de parodies...), nous lui attribuons une existence intrinsèque faite d'une énergie en heurtant d'autres dont l'effet serait quand même une simulation assez exacte du réel(dans le sens large de phénomènes perçus par la conscience) et surtout la possibilité de déformer les moyens que nous avons de saisir cette même réalité, et donc d'en tirer quelque enseignement nouveau.

Modalités d'application :

Les concepts proposés doivent, face à une uvre, être affinés tout en servant à en dégager autrement la teneur car la tentation est grande de ne vouloir que vérifier la théorie et de l'appliquer afin de constater si "cela marche ou non". Il y a du ridicule et de la trivialité à doubler le modèle d'un pendant factuel quand il convient seulement grâce à une réflexion de savoir ce que l'on cherche et par les faits ainsi repérés d'améliorer la nécessité qui en découle et que suggère cette même réflexion.

Quel livre peut servir d'exemple ? Ce sera Paul et Virginie (abrégé en P-V) de Bernardin de Saint-Pierre.

Nous cherchons son positionnement interaxial. Or, l'ouverture du roman est la suivante : l'auteur rencontre en un lieu désert un vieillard qui connaît l'histoire de deux femmes simples ayant vécu ici autrefois ; invité à conter, le vieillard fait remarquer que ces deux femmes furent de condition modeste et leur vie préoccupée par le bonheur plus que par la grandeur et l'argent, et craint que son récit n'ennuie vu que les hommes n'aiment que "l'histoire des grands qui ne sert à rien". Les Axes sont nommés : un récit d'autrefois dit par un ancêtre (Axe M) retraçant la vie d'êtres réels (Axe V) et pouvant nous éclairer sur le bonheur (Axe E). La tension est à rechercher entre M et V, entre un passé légendaire tout au long nourri de références bibliques et pastorales et une description des difficultés et de la vie dans une colonie très éloignée de la métropole. L'horizon est l'accès au bonheur (E) , ce vers quoi tend l'uvre.

Quelles valeurs accorder à M et V ? Pour M nous opterons pour 6, valeur d'analogie, car le mythe paradisiaque d'un Eden possible est constamment présent à titre de comparaison et de rapprochement pour expliquer la vie de ces femmes et de leurs enfants (les passages sont nombreux où tout semble être une origine) ; pour V, nous adopterons la valeur 4, celle du marquage, du besoin instinctif de ne pas perdre un "territoire " d'expérience humaine et d'en conserver la trace (de nombreux passages sont un acte d'accusation de la société des hommes, sur sa futilité et ses faux biens). Entre M et V il faut poser une tension : l'un domine l'autre, comme l'exprime l'uvre, à savoir une idéalité originelle aux prises avec un monde cruel et évolutif.

Si nous traçons le graphique des deux Axes et reportons leurs valeurs, nous voyons que la jonction de 6 et de 4 se fait à proximité de l'axe oblique à la frontière des zones 3 et 4 ; ce sont des zones instables où une antinomie inconciliable a lieu (tel sera le rapport entre M et V; le roman se conclut par la mort), où substance et forme se défont (la double énergie respective de M et de V perd de son unité, V plus que M : V est un décor et M un rêve, d'où ce caractère artificiel souvent décrié), où l'auteur est conscient de son acte d'écrire (axe oblique) puisqu'il s'agit par ce roman d'illustrer un ouvrage philosophique d'obédience rousseauiste. Cette position révèle beaucoup de l'uvre dont le maître mot est "trouble" (des curs, des états, des éléments naturels...) de même que l'alternance de M et de V s'aperçoit à ces jeux de quasi-symétrie où deux femmes (l'une noble et veuve ; l'autre paysanne et abandonnée par son amant) ont respectivement deux enfants (une fille et un garçon), sont servis par un couple très âgé d'esclaves noirs, etc. comme si tout se dédoublait et possédait des éléments de M et de V à l'infini.

L'analyse possède ainsi un principe de surgissement des êtres et des choses. Cela par une cinématique.

[A la verticale, l'Axe V (valeur 4), à l'horizontale l'Axe M (valeur 6) ; le point de rencontre se fait sur l'axe oblique entre la zone 3 et la zone 4 ; on décidera que l'apport de M est la substance-attrait et l'apport de V la forme-défense, i. e. le rêve fascinatoire d'une innocence originelle au cur d'un récit véridique sous forme de témoignage]

 

 

 


CHAPITRE II

Le trajet mondain

("Tout art jette sa fin hors d'elle" - Montaigne, III,6).

A. Une représentation circulaire
B. Sens et significations
C. Energie appréciative

 

 

L'oeuvre entre dans la phase de sa diffusion. Il s'agit de désigner son trajet mondain. Notre époque a mis en valeur le rôle du public quand on avait auparavant surtout insisté sur la constitution de l'uvre et sur la vie de l'auteur, dans le but, à chaque fois, de comprendre ce qui justifie une célébrité ou à l'inverse un oubli. Semblables à l'opium et à sa vertu dormitive, la vie et l'uvre possédaient une vertu à être célébrées ; toutefois leur substituer le public comme explication, présente aussi d'évidentes faiblesses, si l'on postule qu'un constat suffit, énumération des interprétations et des reprises par exemple. L'intervention du "public" (concept commode pour désigner le fait que l'uvre rencontre un milieu d'existence nouveau) dans le champ littéraire ne doit pas se comprendre comme la possibilité pour chacun d'avoir des goûts et de les affecter comme bon lui semble, car ce serait admettre l'illusion qu'au-delà même du fait que les uvres ne se ressemblent pas, une totale liberté est permise : il faut concevoir que si le "public" est un paramètre supplémentaire, il subit aussi les contraintes propres au champ littéraire, lesquelles délimitent son acte de juger. Ce sont des trajets compossibles que le modèle amène à considérer en remplacement des constats érudits ou de la commune opinion que rien ne règle le champ critique si ce n'est un bon vouloir naïf d'appréciation. Notre modèle a pour objectif d'étudier les phénomènes qui apparaissent dès qu'une énergie nouvelle affecte le champ littéraire à la façon d'un paramètre supplémentaire. Une phénoménologie mondaine doit se manifester.

A. Représentation circulaire :

 

Ainsi, pour commencer, nous voyons qu'une métamorphose a eu lieu : l'uvre n'est plus ce travail ou ce conflit créateurs (que nous avons symbolisé par la coprésence de deux Axes), elle est devenue une énergie animée d'un désir. Son rêve est une célébrité, une notoriété, une reconnaissance immédiate, future ou éternelle. Cette énergie doit s'évacuer en dehors de son lieu de constitution et le trajet parcouru a de fortes chances d'être à l'intérieur du champ littéraire considéré comme suffisamment attracteur (des cas d'aberration où le champ est faible, où l'uvre lui échappe, sont à considérer dans un autre cadre, plus historique que cette description standart) .

La célébrité fuit, ne se laisse pas prendre forcément au premier coup.

Pour délimiter l'approche, nous dirons que la célébrité est la Proie, l'uvre, le Prédateur. Le champ littéraire n'est plus le champ créatif, il est celui de la diffusion (indépendamment de toute contrainte réelle incluant éditeurs, journaux etc.). Nous envisageons un parcours structurel à des fins purement conceptuelles.

 

L'oeuvre à partir de l'Axe le plus proche (celui des deux qui a le plus d'influence que nous nommerons Axe 1), munie d'une énergie, désire atteindre le 3ème Axe, et donc, telle la flèche, s'élance vers lui, s'éloignant encore plus de l'Axe de l'influence moindre (Axe 2).

Elle parcourt d'abord le sous-champ inhérent à son Axe, dans une sorte d'euphorie satisfaite, échappant à la tension interaxiale qui l'a fait naître. Privilège de la nouveauté. Espace de valeurs identiques à celles développées dans l'uvre. Unité.

Ensuite, elle approche l'axe submédian où elle rêve d'atteindre une célébrité fondée sur des valeurs plus tangibles, moins internes et aléatoires. Elle perçoit ce qu'elle voudrait être, elle s'aliène dans ce désir12.

A l'axe médian, axe de la dissociation des influences des Axes, elle découvre les valeurs de l'autre bassin (celui du troisième Axe), et si son énergie est suffisante (ce que nous tenterons de définir ensuite), elle réussit à les capter et à les faire lire en elle. Certes, ces valeurs y étaient peut-être au départ, mais il y a lieu de supposer que l'uvre est reçue dans un sens moins propre et originel que nouveau (une objectivation s'impose).

Enfin, la célébrité atteinte, à l'autre axe submédian, l'uvre bénéficie d'une nouvelle énergie liée à sa captation des valeurs de cet autre Axe ou à leur attraction.

Tout cela n'est qu'un trajet mondain "idéal" ne tenant pas compte du point de départ, de l'énergie acquise, des tracés possibles, de la traversée éventuelle de zones instables entre les deux régimes, de la perte d'énergie éventuelle et des gains possibles.

L'on met en place l'idée que la "flèche" plutôt que de tomber ou de se briser, va au but. Cela active le rôle du 3ème Axe. L'uvre se projette sur tout le champ littéraire qu'elle anime d'abord d'une tension (entre deux axes), ensuite d'une traversée avec échanges d'énergie.

Le champ littéraire, lorsqu'une dynamique s'y élabore, est donc à la fois le lieu où une uvre prend naissance grâce à une tension, et le lieu où cette même uvre se diffuse en poursuivant un but différent de ce qui la fait naître.

Criblage au troisième tiers :

Mais là ne s'arrête pas l'impact de cette diffusion. L'uvre produira dans ce champ deux autres excitations, correspondant à un cycle complet où elle revient à son point de départ. Il est nécessaire que le champ retrouve sa stabilité originelle, celle qui commande le maintien de son existence. On voit poindre ici le fait que la célébrité est un triple phénomène ou que la répartition de l'énergie du public s'effectue selon le trajet de l'énergie de l'uvre. C'est pourquoi, une fois l'uvre devenue célèbre, c'est-à-dire bénéficiant d'un nouveau potentiel synonyme d'une certaine stabilité, l'énergie de l'uvre "irradie". On peut imaginer différents dispositifs visant à la capter, plusieurs bassins prêts à s'emparer de ses vertus, mais aussi de sa part, une telle attraction déformant l'espace qu'elle empêche toute autre uvre de naître, une occupation multiforme du lieu faisant obstacle. Le champ littéraire est alors activé, d'un nouveau tiers de cercle, que l'uvre va parcourir, fragmentée en plusieurs sources ou démembrée (pour la traverser) jusqu'au voisinage de l'Axe suivant. C'est la période où l'uvre est traduite, imitée, reprise, influence et se dénature. Période des répercussions d'une création devenue célèbre. D'autres uvres se constitueront tant de la tension entre les deux axes que de l'énergie ainsi rencontrée.

Nous n'aurons donc plus le trajet dense de la flèche mais plusieurs voies ouvertes au travers de différents "pièges" et "chutes" (obstacle surmonté) si bien que l'image d'un crible est convenante pour illustrer cet état de fait. Impact d'une flèche sur un miroir qu'elle fendille et rend ainsi poreux.

Nous optons pour "criblage" pour définir cette zone. Seuls certains aspects de l'uvre sont retenus.

Cet espace de criblage est le plus peuplé, voire foisonnant. Sa dynamique est donc capitale.

A noter que l'Axe atteint, le deuxième dirons-nous, celui qui a servi à la période de création mais a été moins influent, est alors réactivé. Lors du conflit créatif, il avait été plus ou moins potentialisé et avait donné de son énergie. Le voici "rechargé" des multiples arrivées de l'énergie "émiettée" de l'uvre et des énergies des uvres induites.

Toute une phénoménologie est là encore sous nos yeux qui n'attend qu'une description que nous ferons ultérieurement. Ce rapide descriptif ici entrepris est en vue de montrer la diversité possible face à ces analyses convenues du rôle du public.

 

Retour au premier tiers :

 

Enfin, pour que s'achève le trajet dans toutes ses possibilités, une fois l'apport de l'uvre réparti entre mille et un aspects, il faut poser que l'uvre revient de façon diffuse à son point de départ, à moins qu'un dispositif de convergence ne vienne à rassembler son énergie éclatée et à lui redonner un nouveau trajet mondain.

La dissipation (ou dilution) peut être conçue comme un processus frappant l'ensemble de l'Axe premier, celui de l'influence maximale, sur toutes ces valeurs, à savoir un balayage régulier (subjectivable en hommage) d'une énergie dégradée. L'uvre prend place au milieu des milliers d'uvres que porte l'Axe en sa substance. Elle perd son individuation.

Soit le processus s'inverse et par une convergence, l'oeuvre se restructure et anime le champ littéraire d'une tension soudaine, qu'il faut à nouveau résoudre.

Lieu des compositions et décompositions, lieu des fins dernières et des fins ultimes (si "dernier" signifie "arrêt" et "ultime", "infini"). Ce lieu est fondamentalement "eschatique".

 

Ainsi le champ littéraire est-il au départ une surface vide, à peine différencié, que l'uvre active et diversifie en quatre périodes ou états.

L'analogie avec la lumière peut aider à comprendre ce propos. La lumière, à la fois onde et particules (conflit premier), a besoin d'un obstacle pour étinceler (cible et célébrité), puis sa réflection se diffracte sur divers corps (formation d'autres uvres), enfin, elle se dégrade en chaleur (dilution) ou se refocalise grâce à une lentille (réactivation).

Un cycle s'achève, constitué comme suit :
- tension : création
- diffusion : célébrité
- criblage : influences } trajet mondain - finalités : fin ou sursaut

A noter que la critique littéraire s'applique à l'étude de ces quatre états, et varie ainsi ses domaines d'exploration. Ce cycle ne signifie pas répétition, échange, combinaison, il traduit la transformation du champ littéraire et les passages obligés de l'uvre comme autant de conversions de formes. L'on devine aussi (dans l'attente d'une analyse) que l'acte d'apprécier une uvre, cette intervention du public, ne peut être le même dans le trois lieux du trajet mondain dont il subit les contraintes spécifiques. Cette simple représentation circulaire est un révélateur de phénomènes inaperçus car agglomérés.

- Circuit de l'oeuvre spécifiant le champ littéraire :

 

 

Interactions axiales :

 

Cette circulation de l'uvre au sein du champ littéraire dégage donc quelles relations essentielles se manifestent pour structurer ce champ. Le conflit interaxial de la créativité, dont l'origine s'impose à la pensée par suite d'une ontologie duelle de l'univers (toute symétrie est brisée et une inclinaison se forme pour la reformer à un niveau supérieur), et la circulation de l'uvre transforment autant la nature des Axes que le rôle qu'ils peuvent jouer dès que le processus est engagé.

 

Bien que cela n'ait que peu d'intérêt pour étudier la formation des phénomènes, nous donnerons ce rapide aperçu :

Si A l'emporte sur B, cela signifie que B en livrant son essence à A, a renforcé l'existence de A.

Cela signifie aussi que B s'efface, se potentialise, voire disparaît, et ainsi naît un état négatif de B ou - B échappant au contrôle de A.

-B est la première apparition de quelque chose de différent de A et de B comme la négation d'un concept n'est pas le symétrique négatif parfait de ce même concept (le"non-blanc" est aussi bien le taché que le gris, le jauni, le terne...). C'est en fait la première activation latente du troisième axe (C). Au fur et à mesure que B se videra de ses valeurs, C s'affirmera comme le répondant de survie de B dont il accepte la progressive absence (-B). C est déjà là mais il naît aussi à ce moment en tant qu'axe actif.

Deux exemples : a) posons l'opposition des couleurs"noir"/"blanc".

Si l'on dit que le "blanc" n'est pas une couleur, mais toutes les couleurs ou aucune, le "noir" renforce sa position de "couleur".

Ce qui n'est pas blanc (le "non-blanc"), c'est-à-dire ce qui n'est pas toutes les couleurs ni une seule, c'est alors le taché, ..., le terne, le diffus.

b) soutenons que l'uvre de Proust naît de la tension entre un désir d'être réaliste (V) et une autobiographie (E) faite de souvenirs personnels. Tension bien résumée dans la première phrase : "Longtemps je me suis couché de bonne heure..."

La part de E l'emporte sur V qui se défait (l'objectivité du réel se soumet à la vision personnelle de l'auteur liée à tel ou tel âge) mais V aussi se réélabore comme un "non-réel" d'essence supérieure et peu à peu se mythise (M) : Proust songe à Noé, à Sodome, à une rédemption par l'art...

De même, lorsque l'uvre passe du stade créatif au stade de la diffusion, il faut dire que A à son tour se livre à C (activé et spécifié en -B) et entre dans un processus de négation (-A) dont l'énergie potentielle active l'ancien adversaire B devenu quasi-inexistant. C'est un nouveau B qui surgit, B' reformulant ainsi une nouvelle opposition à A, génératrice d'autres tensions créatrices.

B' traduit l'enrichissement conceptuel qu'une uvre peut laisser en héritage aux hommes.

Les trois axes se positionnent l'un par rapport à l'autre selon un échange de valeurs antithétiques constamment reformulées.

L'uvre circule bien entre M V E mais la nature de ces axes se modifie et leur existence se confirme comme l'uvre "s'altère" à ces passages.

Exemples (suite) :

Le "noir" à son tour s'implique dans le "non-blanc"comme partie prenante du "terne", et se nie lui-même (le noir n'est qu'une intensité supérieure du terne ; il n'existe pas).

Mais le "non-noir" n'est pas le "blanc", c'est l'ensemble des teintes dont l'intensité commune mènerait au"noir". C'est donc le "coloré".

Le "blanc" initial est devenu la couleur en général. L'opposition s'est déplacée de "noir-blanc" en"noir-couleurs".

 

L'uvre de Proust poursuit une vérité universelle, reconnue de tous (publication). Ce faisant, son message personnel E qui a investi M, se détruit dans le déploiement d'une nouvelle vision de la réalité (V')13 : les réels éclatés en autant de signes épars et multiples, trouvent une unité à l'intérieur de l'uvre ; un dépassement est possible (cf. "transversalité des réels" de G. Deleuze dans Proust). Cette nouvelle vision du réel va servir à de nombreux épigones (période de criblage) et rendre, dès lors, toute autobiographie tributaire de cette découverte (période des finalités) ou ressusciter un nouvel intérêt pour l'uvre après qu'une tension nouvelle (entre E et maintenant V') s'est instaurée.

 

Il faut tirer quelques conséquences importantes de cette"circulation" de l'uvre :

a) rappelons que, pour établir dans leur pureté les lignes de force, nous ne retenons qu'une seule uvre sur un champ littéraire rendu désert par définition. La présence d'autres uvres est considérée comme incluse et donc ainsi prise en compte dans le fait qu'un public existe et agit, au sens où l'auteur est jugé par ses pairs.

b) l'uvre est définie ici comme une énergie cherchant à se déplacer. Aucune notation de durée n'a lieu. Cette donnée est écartée pour ne pas troubler les faits recherchés.

c) l'espace choisi étant circulaire (d'autres choix sont possibles -triangulaire, concave, sphérique, etc. - comme autant de promesses phénoménologiques), le déplacement l'est aussi, ou bien il a lieu en dehors du champ littéraire et échappe à notre entreprise.

d) un auteur souhaitant que son uvre soit connue, il faut établir que la "création" même de l'uvre influe sur le type de célébrité littéraire qui l'attend.

e) expliquer comment se fait cette célébrité, revient dans ce cadre-ci à ne tenir compte ni du temps ni du substrat matériel et social ambiant.

f) édifier une théorie du champ littéraire c'est dégager une phénoménologie. La méthode employée de spatialiser les données a pour effet souhaité de sensibiliser à certaines articulations.

g) ce que nous devons dire de la célébrité renvoie aussi à l'étude du criblage et des finalités, et non pas seulement de la diffusion.

B. Sens et significations (en période de diffusion) :

 

 

Il y a une grande différence à faire entre la période de création ou tension, et celle de la diffusion qui constitue peut-être le domaine actuel le plus étudié au détriment, comme nous venons de le dire, des deux autres états (criblage et finalités) que l'analyse seule fait surgir. La difficulté sera plus grande d'élaborer une structuration de ce domaine de la diffusion déjà donc surinterprété et de la faire admettre mais cela permet de tester la méthode, sa fécondité.

Dans le premier cas (création), on dira que l'uvre est constituée de x, y, z éléments .

Dans le second (diffusion), on dira que l'uvre signifie x, y, z significations.

Il s'ensuit que l'intention de l'auteur n'est pas forcément réalisée par l'uvre et qu'elle échappe d'abord au lecteur, de façon essentielle puisqu'il se situe en un autre endroit du champ littéraire.

Cette intention elle-même, monopolisée en un certain endroit (zones interaxiales) par le conflit de l'uvre, est captée de façon prédéterminée. N'importe quelle célébrité n'attend pas l'uvre : tout dépend de son origine, de son lieu de départ (pour courir vers le troisième Axe), de sa situation interaxiale. Une prédétermination s'observe là.

Non seulement l'uvre va vers le 3ème Axe en tant qu'énergie se libérant, mais aussi l'uvre est comprise de l'extérieur dès qu'elle est diffusée, c'est à dire ailleurs que là où elle est née, sur un autre plan.

C'est ce mouvement qui explique que l'on veuille donner une "signification" à l'uvre alors que son auteur ne visait qu'à réaliser l'uvre, qu'à la mener à terme, qu'à ordonner les éléments selon un "sens". Le "sens" est une intelligibilité conçue par l'auteur indépendamment de son degré de réalisation ; la "signification" c'est une intelligibilité confrontée à d'autres intelligibilités, une relation entre un "déjà-là" (paroi plus ou moins poreuse, préparée à certaines réceptions et non à d'autres) et le"hic et nunc" de l'uvre (présence qui se veut totale, obsédante, unique). Souvent même au sens de l'uvre, ne correspond encore aucune signification, aucune grille d'interprétation possible, moins par incompréhension fatale à tout art qu'impossibilité fondamentale de comprendre par suite d'un manque de références. Différentes sont les routes vers cet accord.

L'oeuvre donc, se jette sur l'"ombre" de la célébrité qu'elle souhaite (celle que porte le 3ème Axe), mais son trajet peut être détourné de par la nature même du lieu de la diffusion. L'uvre y subit une métamorphose : ce qu'elle capture et obtient, la modifie non seulement lors de la capture mais aussi lors du résultat de la capture.

 

Adéquation / Inadéquation (à l'axe submédian) :

Etudions cette disjonction due à l'inadéquation entre "sens" et "signification", inadéquation nécessaire et obligatoire. Entre la "visée" de l'oeuvre (tout au moins le projet, non son effectivité) et son "impact" sur la touche, il existe un véritable écart dont nous pouvons rendre compte. Cet écart n'est pas toujours en défaveur de l'oeuvre : il arrive souvent que la disjonction se fasse en surévaluant l'oeuvre et en la plaçant au-delà de toute espérance.

Pour expliciter le processus, nous partirons du fait que le trajet de l'oeuvre devrait être circulaire, à savoir se déplacer à distance constante du point 0. Ainsi, si une uvre est sur un Axe à "6", elle devrait atteindre, si aucun empêchement interne ou externe n'était, le point "6" sur le troisième Axe. C'est, en effet, la position la plus simple : une uvre se servant d'un mythe comme d'un modèle antérieur (analogie = 6), vise une objectivisation, une confirmation dans la réalité, et propose qu'on lise les faits comme elle, grâce à l'analogie d'un mythe (Axe V - point 6).

Si certains événements de la vie d'une femme sont compris grâce au mythe d'Antigone, lequel met en lumière ces événements, l'uvre ainsi faite poursuit comme désir de célébrité, de servir de modèle à l'analyse de bien d'autres vies réelles et concrètes. Désir de "concrétude". Parcours circulaire parfait, sans distorsion, ni déviation.

Ce type de parcours peut se produire, de toute évidence, lorsque "sens" et "signification" s'harmonisent. Il est à situer dans le périmètre 5-5, en dehors de toute traversée de zone instable.

Mais la disjonction est double : sous-évaluation, surévaluation. L'écart se mesure par rapport à la valeur initiale portée sur l'Axe : une uvre notée 8-2 se reporte sur l'axe comme étant 8 (on oublie aussi le fait que l'uvre est née de la relation 8-2 ; il faut distinguer l'énergie 8+2 qui n'entre que dans la constitution interne, de la position - 8 - définissant le point de départ de la diffusion; on verra que la prise en compte de l'énergie 8+2 correspondra à une deuxième phase d'évaluation).

A quel moment a lieu la disjonction?

Suivons le parcours de l'oeuvre :

- a) issue du conflit, dont elle a pu traverser des zones instables, l'uvre menée à terme retrouve une certaine stabilité et bénéficie d'une énergie mesurant son existence. (Elle est "là", existante en soi).

- b) possédant forme et substance, elle possède un domaine autour de l'Axe privilégié, plan unifié correspondant à une sorte de succès d'estime (propre à des ouvrages très spécialisés). Certaines oeuvres ne vont point au-delà.

- c) à proximité de l'axe submédian, où forme et substance se séparent, l'oeuvre subit un changement d'état : elle devient métastable (ni stable ni instable, inquiète, agitée). Rappelons qu'elle "rêve" d'atteindre l'autre rive (la cible) dont elle découvre les valeurs différentes (par nature, car commence là le processus de "mise en signification" de l'uvre) et l'attrait supérieur au sien ("Proie" à investir).

- d) à proximité de l'axe médian, un nouveau changement se produit là où l'on passe d'un bassin à un autre, d'un Axe à l'autre. C'est la célébrité qui peu à peu devient métastable ("crainte" de l'erreur de jugement, hésitation à reconnaître) tandis que l'uvre grandit en force et en rayonnement : sa force d'attraction (ou stabilité) s'accroît.

 

C'est donc à l'approche de l'axe submédian et de l'axe médian que l'uvre se modifie, c'est-à-dire qu'elle est"adaptée" à une double réception. Comment définir ces adaptations ? De façon simple, car nous aurons la possibilité de changements de direction. Au lieu de courir droit au but, une série de déviations de deux ordres est offerte par le plan, sans que nous puissions encore en donner la raison. Mais il s'agit ici d'établir une description permise par le seul fait de spatialiser les faits. Aux axe médian et submédian qui délimitent les influences des Axes, il est normal de penser que différentes trajectoires se présentent. A partir de ce lieu, l'uvre, comme dans le "lit de Procuste", se voit offerte d' allonger ou de raccourcir son trajet.

Un premier tableau de ces déviations est possible, donnant une idée des perversions, des erreurs de jugement, des incompréhensions. Ce, à partir de l'axe submédian où l'uvre hésite, comme la flèche tremblerait dans quelque turbulence de l'air.

Pour tracer ce tableau, il suffit de relier les valeurs d'un Axe avec celles du 3ème Axe, à différents niveaux.

Tableau des déviations (à partir de l'axe submédian) :

 

N.B : Toutes les relations ne sont pas tracées de la Classe B vers Sous Evaluation.

 

En classe A, on admet que l'uvre est assez vite appréciée comme il se doit car les possibilités de sous évaluation seront moins nombreuses et d'une différence moins grande qu'en classe B; quant aux cas de surévaluation, leur différence sera telle qu'elle sautera assez vite aux yeux des critiques. Les déviations sont donc minimes et si elles existent, elles doivent vite se corriger. Ce ne seront que des épiphénomènes peu durables. Nous optons donc pour les passer sous silence momentanément afin de conserver à notre schéma sa valeur"forte".

En classe B, on notera 26 relations d'erreur possible (sous-évaluation d'une uvre), 5 relations d'équivalence, et 6 relations de surévaluation.

Les chances de mésinterprétations sont plus que deux fois supérieures aux chances d'interprétations correctes ou emphatiques14.

Cela explique le nombre d'oeuvres, au cours des siècles, passées inaperçues en leur temps, quasi oubliées ou condamnées.

En classe C, on estime que la célébrité en cause n'est plus d'essence littéraire mais rien n'empêche qu'une uvre échappe au champ littéraire et s'enfuie de ce système.

Ce tableau donne la liste de toutes les interprétations erronées ou justes qu'une oeuvre peut subir.

 

Exemple : était-elle "analogique" (6), la voici comprise comme"jeu" (3) ou comme "nécessité" (8). Antigone de J. Anouilh est-elle variation brillante sur un thème connu (jeu) ou expression moderne d'une question existentielle éternelle (modèle, enchaînement)? Visiblement l'on est passé actuellement de cette dernière opinion (surévaluation) à la première.

Sur un plan aux coordonnées cartésiennes, la trajectire "circulaire" est souvent "détournée" alors.

Il est alors net que l'oeuvre évite fondamentalement un trop long passage en zone instable.(zone 3:<=10)
Nous aurons donc visuellenment ceci:

 

Une explication plausible est de dire que l'on ramène l'oeuvre à une position souvent médiocre par simplicité, comme l'inconnu est ramené au connu. D'autre part, l'uvre elle-même s'aliène dans une reconnaissance factice, et immédiate, refusant donc par là toute période et situations intermédiaires trop longues où elle resterait incertaine de son sort (à savoir demeurer en zone instable). Il existe, quand même, des cas où l'uvre est surévaluée. Rien n'indique la direction que prendra l'oeuvre. Ce qui importe, c'est de noter le changement de direction.

 

Un dernier cas extrême doit être envisagé : l'oeuvre est infléchie soit à partir de son axe d'adaptation, soit à partir de l'axe submédian, vers 0. Il y a sous évaluation totale, non réceptivité, destruction de l'oeuvre. Certaines fois, l'auteur détruit lui-même son uvre, ou la voit détruite (autodafé); d'autre fois, un incendie de bibliothèques, la perte de manuscrits, le refus d'édition, etc. Mais plus intéressant est d'assister à la dégradation d'énergie de l'uvre : placée en 7, imaginons la rétrograder peu à peu. Aucune extériorité n'est atteinte, l'oeuvre se meurt en son domaine.

Il serait trompeur de ne pas admettre ce processus : des pans entiers de réflexion humaine ne présentent plus aucun intérêt, et les uvres qui leur sont liées, quelle que soit la tension qui les a fait naître, sont renvoyées vers un "non-être" relatif mais évident. On doit donc établir que l'oeuvre doit vaincre la force attractive de son Axe et que cette même oeuvre étant une perturbation du champ littéraire, elle doit s'opposer à une sorte de résistance et à un retour à la normale d'essence autoréférentielle (là où il faut que l'oeuvre affronte l'altérité même déviationnante).

Un double aspect apparaît :

- l'oeuvre est trop liée à son Axe ; dans ce cas, elle ne porte aucun germe en elle d'altérités futures (sa disparition correspond à la disparition d'un centre d'intérêt humain)

- l'oeuvre est barrée à l'axe submédian ; ses valeurs sont différentes au-delà même de la différence admise, elles n'ont encore aucune place au sein des schémas de réceptivité (refus de l'uvre). L'uvre rétrograde le long de l'axe médian.

 

Réadéquations / Distorsions (à l'axe médian) :

 

L'oeuvre, après ce premier glissement lors du passage de l'axe submédian, est secondement adaptée à une autre réception que nous situerons à proximité de l'axe médian. Il s'agit de rendre compte de cette seconde période de "mise en signification"de l'uvre, dont on connaît l'existence lorsque, par exemple, l'oeuvre est relue une génération après sa parution. Temps dit de "purgatoire". De nombreux changements de jugement ont lieu.

Là, commence le vrai travail de critique d'une oeuvre que l'on place à l'intérieur d'une histoire littéraire et d'un ensemble d'uvres. Cela explique que l'on obtienne souvent de notables différences entre le premier jugement et le second, mais surtout entre la perception du public et celle des spécialistes. Ambiguïté dans l'évaluation, somme toute propice à la diffusion de l'uvre. En fait, le facteur temps, applicatif plus qu'explicatif, doit être laissé de côté : l'uvre peut aussi être appréciée immédiatement par la critique, recevoir deux significations et donc avoir deux trajectoires simultanées, l'une naissant de l'axe submédian, l'autre de l'axe médian.

Double trajectoire.

La position de départ est capitale :

- à l'axe submédian, l'oeuvre court à la célébrité par n'importe quel chemin et perd une partie de ses biens (elle est comprise comme forme ou comme substance, mais non comme l'une et l'autre). Précipitation qui la fait souvent dévier.

- à l'axe médian, les régimes sont à égalité (d'un côté un sens qui veut s'imposer, de l'autre une signification en cours).

Or cette description fait apparaître une difficulté.
Si nous savons les trajets déviants de l'oeuvre, nous n'expliquons pas pourquoi ils naissent à l'axe submédian.
Si nous savons que le comportement de l'oeuvre change à l'axe médian, nous ne savons pas quels types de trajets ont alors lieu.

C'est à une réflexion sur le champ littéraire dont les règles varient en fonction des déformations que l'uvre lui occasionne : temps de création, temps de diffusion. Si le champ de la création était l'effet d'une tension résolue entre deux Axes, la nature du champ de la diffusion doit être conçue comme celui d'une adéquation recherchée entre le sens et la signification, à savoir donc confluences d'énergies tendant à s'accorder et à s'imbriquer. Dès qu'une oeuvre surgit, elle excite ce champ dans ce sens car son énergie le traverse et cherche à s'accrocher sur l'Axe 3, comme il a été dit. Sa traversée momentanément assemble les "énergies" de son Axe qu'elle "pince" comme dans un faisceau et rassemble autour d'elle. A ce pincement derrière elle, répond, à l'axe submédian l'éventail des "sillons" réceptifs, tracés de réceptivité pré-établis, qui s'organisent de façon symétrique mais opposée (comme au sillage du bateau, s'oppose l'évasement à la proue des eaux). C'est le long d'un de ces sillons que l'uvre va atteindre une première heure de gloire. A l'axe submédian, l'énergie de l'uvre ne heurte qu'une résistance mineure vu la distance qui sépare le 3ème Axe encore.

Nous posons de façon artificielle que de chaque Axe émane la même quantité d'énergies puisque les Axes sont dits égaux en force inspiratrice même si par l'uvre et l'état historique du champ littéraire ces Axes ont des potentiels relativisés les uns par rapport aux autres : disons seulement que si le 3ème Axe était déficient ou très faible, les "sillons" seraient à peine marquées sur cet espace lisse et les déviations auraient un caractère plus hasardeux, peu analysable tandis que s'il est très puissant, l'oeuvre sera "canalisée" vers une valeur plus reconnaissable, identifiable et donc corrigeable.

Dans tous les cas, l'oeuvre s'écoule en surface vers un de ces chemins tout tracés. Elle "s'aliène" dans son désir ; tout au moins une partie d'elle trouve une issue de cette façon. L'axe submédian séparant forme et substance.

Sa rencontre avec les modèles admis de réceptivité (ces "sillons" dont nous proposons l'image) l'arrêtent, la rendent instable, la canalisent en partie. Partie superficielle. Avant l'axe submédian, les énergies - sillons de la réceptivité - sont trop faibles, mais à proximité de l'axe, cela est suffisant pour capter de l'uvre. Un sillon choisi se dessine et se creuse d'autant. Cela correspond à la période d'articles sommaires, de classifications et de comparaisons, le tout soumis à des coteries et des réseaux de relations où l'extrinsèque d'une oeuvre (qualités annexes) tend à l'emporter sur l'intrinsèque (qualités autonomes). Toute une stratégie est possible faite d'aveuglements, de condamnations sommaires ou d'éloges outranciers, voire seulement péchant par excès, mais aussi de justesses d'appréciation, quoiqu'en nombre plus limité. Il faut toutefois poser que ces valeurs attribuées à l'uvre se stabilisent peu à peu, selon un consensus, autour d'une valeur-pilote que, par simplification, nous gardons, même s'il s'agit dans les faits d'un nuage de "jugements-points "dont seule la densité permet de retenir une valeur. Pour le chercheur appliqué à la réception d'une uvre, le modèle autorise à un classement (avec des manques, des valeurs jamais approchées ou très faiblement) et à la perception de nuances qu'il peut organiser et dégager.

A ce stade de déviations, succède un stade où l'uvre reste en suspens, poursuivant sa route vers l'axe médian.

Tout de l'oeuvre n'a pas été dévié.

Cette période d'attente, plus secrète, invite à penser que l'oeuvre "s'enfonce" à l'axe médian.

L'énergie de l'oeuvre heurte plus violemment les énergies du 3ème Axe qui affluent vers elle pour la stopper, parce que la distance étant moindre, c'est à une résistance plus forte que l'uvre s'oppose, aux valeurs plus nettes de l'Axe 3, rendant la conciliation avec celles illustrées par l'uvre (venant de l'Axe 2) moins évidente.

Sa densité augmente, étant ainsi resserrée et heurtée.

Elle se concentre en elle, vers ce qu'il y a en elle d'intrinsèque. Tel est son changement de comportement qui se produit à l'axe médian.

 

On peut comprendre alors quel type de diffusion l'attend. Ce n'est plus une déviation qui s'ouvre. L'uvre impose sa direction au sein d'un milieu compact et oppositionnel. Mais le sens de l'oeuvre ne peut pas s'imposer totalement, en toute transparence. La présence des énergies de la signification empêche ce projet. Le sens va orienter la signification là où, à l'axe submédian, on avait l'inverse, mais la signification, présente comme une résistance imposant ses contraintes formelles, va modifier en retour la nature de l'oeuvre.

On le conçoit à observer les trajets éventuels de l'uvre dans un milieu plus opaque et résistant dont la représentation est prise au monde physique dans le but de bénéficier d'images tout en se justifiant de ce choix par le fait que la propagation des signes donne souvent d'elle-même une telle représentation, certainement la plus économique et proche de la réalité. Ainsi, ces trajets de traversée vers l'Axe auront ce triple aspect :
- soit l'oeuvre se condense, s'intensifie pour atteindre la valeur adéquate (à la manière d'une pointe aiguisée pour percer le compact résistant) ;
- soit l'oeuvre s'éparpille, éclatant en plusieurs sens vers l'Axe (comme sous l'effet d'un choc) ;
- soit l'oeuvre tourbillonne, se déplace en spirale, pour imposer là aussi sa direction (comme une boule se forme par suite d'un frottement constant).

Il n'y a donc que trois "allures" possibles (là où, à l'axe submédian, il y avait plusieurs chemins).Nous nommerons ce phénomène "distorsions" : l'uvre s'altère pour "saisir" la notoriété, diriger la mise en signification.En effet, on aura de façon physique, un resserrement pour "fendre" la résistance, ou une explosion libérant l'énergie coincée, ou une rotation due à la force cinétique de l'oeuvre.A chaque fois, il y aura eu métamorphose.


Nous aurons donc visuellement ceci:

Aperçus sur la critique littéraire :

Nous étudierons ensuite quels êtres réels se cachent sous cet acte d'apprécier l'uvre mais pour l'heure, nous nous mettons dans la même direction que l'oeuvre et nous effectuons avec elle la traversée, observant ses avatars. Toutefois, déjà, nous pouvons remarquer que la critique "littéraire" (en soi une partie du "public" et non tout le "public") dans sa réception de l'oeuvre exprime et révèle ces trois mouvements physiques.

Car, quelle que soit la période, quel que soit le lieu, on observe trois types de critique. Et même si le spécialiste s'estimera lésé parce qu'il lui semble qu'il tient compte de tous les aspects, ce qu'il pourrait faire s'il avait un aperçu global dû à un modèle comme le nôtre, le fondement de cette triple division apparaît.

· Toute réceptivité basée sur l'étude du style, des figures, des genres, de modèles culturels, des relations avec d'autres textes, des procédés et des images, etc., revient à"faire exploser" l'oeuvre en mille éclats. Esthétisme de la répartition et de l'illustration où des éléments de l'uvre sont intégrés dans des ensembles plus globaux et leur servent de variables.

·· Toute réceptivité axée sur l'analyse des facteurs historiques, sociologiques, psychologiques, mythologiques et des composantes culturelles et ethniques, renvoie à "faire tourner" l'oeuvre, à l'expliquer par ce qu'elle reflète ou entraîne, à rattacher à son essence des vertus périphériques, à se servir de sa cohérence et de son organisation. Ce sont des interprétations réfléchissantes donnant à l'uvre sa rotation.

··· Toute réceptivité, enfin fondée sur le traitement d'une donnée (relevé ou/et analyse comparative et différentielle d'un thème, d'une configuration, d'une idée), et sur la mise en place de l'oeuvre à l'intérieur d'un corpus (situation spatio-temporelle, nombre de pages, extraits, biographie, etc.) correspond à "resserrer" l'oeuvre, à "l'aiguiser" de façon à n'en garder que la substantifique moelle parce que l'on cherche à l'individuer.

Ces trois catégories s'apparentent, dans l'ordre, à une théorie générale tentée (ou modélisation abstraite), à un schématisme interprétatif variable selon les modes, à un projet empirique érudit de classification, - cela en littérature.

Nous garderons à l'esprit qu'un déterminisme spatial explique ce triple aspect. Mais le modèle permet une analyse plus fine en considérant qu'il y a aussi une critique particulière à l'axe submédian différente de cette triple critique de l'axe médian ; il permet enfin de poser le problème des transformations de la critique considérée comme une création.

En effet, la critique littéraire évolue, se modifie, bref est aussi une forme d'invention - création à la mesure de la création de l'oeuvre, non comme son égale mais comme la continuation de son trajet mondain, le substrat de son objectivation -.

Certainement, on doit la faire naître entre deux axes comme l'oeuvre mais subissant de surcroît la présence de l'énergie de l'uvre, ce qui requiert du modèle un supplément de complexité et rappellerait s'il le fallait combien la critique est un art subtil : à l'intersection de ces trois potentiels, elle paraît par de telles tensions qu'elle tente de résoudre, créant ainsi un renouvellement. Ces solutions nouvelles sont autant de formes nouvelles de critique si bien qu'il existe un domaine d'étude sur les empiétements respectifs uvre-critique, et sur les parcellisations de l'une en l'autre , qui ne peut que faire penser à ce que nous disions du champ littéraire et des champs limitrophes. Certes, il existe une différence de proportion mais une similitude de phénomènes est probable.

Et ce phénomène est essentiel si l'on conçoit que bien des oeuvres font surgir des formes qui nécessitent des "moules" interprétatifs encore non construits lors de la naissance de l'uvre. Ces "moules" ou cadres réceptifs qui intègrent l'uvre à un réseau de relations anciennes et modernes, à un réseau d'intentions et d'émotions, à un "état d'esprit", ne sont pas, tous, déjà là et prêts : le rôle de la critique est de les créer, ce qu'elle ne peut faire qu'en inventant, au sein d'axes activés et d'uvres perturbant l'activation existante des Axes. A notre sens, cela s'effectue donc grâce à un "champ critique"animé de tensions provenant de ces trois pôles.

Le positionnement de la critique est important pour cerner sa nature. A l'oeuvre déviée, correspond une critique qui précède l'oeuvre (critique qui, elle aussi, a un triple aspect d'équivalence, de sous-évaluation, de surévaluation). A l'uvre en distorsion, une critique qui suit l'uvre, se modifie à son contact, cherche de nouveaux repères, fonde un "cadrage" adéquat, en adoptant les trois types de distorsions subies par l'uvre.

Bien des oeuvres se contentent d'un cadrage existant, ajustable rapidement. Certaines imposent à la critique une construction plus ou moins intégrale.

La distinction entre ces deux catégories d'uvres peut se faire au regard de la troisième période dite de "criblage" où l'oeuvre engendre d'autres oeuvres. Ce dont nous traiterons dans le chapitre consacré aux Genres.

C. L'énergie appréciative :

 

L'oeuvre, une fois née, court vers l'horizon de sa célébrité. Nous avons, déjà, une description de ses parcours marqués par l'inéquation fondamentale entre "sens" et "signification". L'adéquation entre le projet de l'auteur et la compréhension dont il bénéficie, se fait progressivement et dichotomiquemenent sur deux plans différents, l'un relationnel, l'autre formel : la signification "détourne" le sens ; le sens s'impose à la signification au prix d'une distorsion de l'uvre. Cette relative incompréhension ou compréhension décalée dépend, en somme, d'un champ littéraire "en bonne santé", activé tant par l'uvre que par une critique (public, spécialistes).

Une telle description doit s'accompagner d'une explication des phénomènes enregistrés, permettant de comprendre la dynamique qui les produit afin de ne pas se contenter des faits eux-mêmes. L'espace où se meut l'oeuvre devient un espace de contrôle paramétré auquel correspond un espace d'états, celui des déviations et des distorsions, renvoyant à l'existence du "public" au sein du champ littéraire. Il reste à considérer comment se répartit cette énergie critique pour pouvoir ainsi se manifester face à l'oeuvre. Aux phénomènes observés, répondra alors une dynamique sous -jacente précieuse pour faire admettre qu'aux axes submédians et médians des bifurcations apparaissent qui constituent le trajet mondain de l'uvre. Il faut donc supposer une déformation spatiale antérieure et constante générant l'aspect du champ littéraire en période de diffusion et dont la représentation amènera un supplément de déterminisme fort utile.

Soit l'énergie du "public", venue de l'extérieur, qui, à son contact avec le champ littéraire, est répartie selon les 3 Axes (en fait, comme pour celle de l'auteur, cette énergie est inégalement distribuée ; cela correspond à ces goûts à court terme qui font une mode, tandis que, sur une longue période, - celle d'un mode d'historisation -, ces inégalités sont statistiquement rendues minimes et peuvent être négligées). De sorte, l'oeuvre qui rêve de conquérir le troisième Axe (son horizon d'attente : la cible pour la flèche) rencontre le public qui peut l'évaluer en la considérant selon les trois versants du champ littéraire. Or, à considérer la période de diffusion, nous disions que la critique avait lieu entre le troisième et le premier Axe. Limitation gratuite qu'il nous faut lever en améliorant le système. Notre champ littéraire circulaire a été conçu comme un champ créatif et diffusif, au service de l'uvre dont il prépare le trajet. Dans le cas qui nous préoccupe maintenant, il s'agit de savoir comment l'acte d'apprécier se loge et quelle dynamique est alors produite. Le recours à un espace non lisse, constitué de plis et de contractions par suite de la présence du public, que l'on projette sur la surface lisse du champ littéraire, permettra de suivre la propagation de l'uvre et de lui donner une nécessité à l'intérieur du Littéraire.

L'acte d'apprécier est assimilable à un acte de connaissance nécessitant ouverture d'un espace interne tant pour "comprendre" c'est-à-dire prendre que pour mettre en place l'objet pris. C'est pourquoi, ce qui advient à l'uvre en quête de célébrité, sa prise progressive de signification, donnant lieu à déviations et distorsions, est le résultat d'une déformation spatiale du champ littéraire lui-même dont on ne perçoit, par l'uvre, que la surface d'un trajet circulaire. Une modification de volume se suspecte dès que l'on introduit l'existence d'un "champ critique" opérant par actes d'appréciation. La surface où se meut l'oeuvre - jusque là dite plane - est victime de la déformation de son champ qui se creuse et s'accidente en fonction de la répartition interne de l'énergie du public, ce qui renvoie à un espace tridimensionnel fait de l'activation simultanée de deux Axes et de la présence du public (surtout de sa répartition). Seule la commodité veut que nous conservions la même représentation du champ littéraire tout en y incluant le public, en tant que surface de contrôle paramétrée et faisant face à un" objet" littéraire-critique agité de déformations et de soubresauts en lesquels se déplace l'uvre.

Dans un cas comme dans l'autre, et cela a été dit dans ce but, soit que nous considérions l'énergie du "public" comme extérieure au champ et s'y projetant, soit comme un aspect modifié du champ à partir de l'intérieur, nous sommes conduit à avoir recours à une nouvelle représentation spatiale, seul moyen d'écourter le discours. Car si l'on différencie soigneusement le trajet de l'oeuvre de l'action d'un public, comme deux sources différentes d'énergie intervenant dans le champ littéraire, l'on voit avec évidence la difficulté d'une mise en forme de la question. Rien n'est plus confus dans les ouvrages que cette articulation entre la valeur réelle de l'uvre et celle qui lui est donnée. De notre côté, nous aimerions savoir pour quelles raisons l'oeuvre est "déviée" ou s'impose des distorsions. Car parée comme l'épouse qui court vers le bonheur, l'oeuvre n'a qu'un désir légitime, d'être célèbrée (15). Cette ambition demeure la propriété essentielle du champ littéraire (voire artistique).

Les domaines voisins n'en font point leur but majeur : le Religieux (ou mythique) vise la "participation" (il est connu qu'il est demandé au croyant un engagement intérieur) ; le domaine du Vérifié (scientifique, expérimental, ou objectif) vise "l'extension" (un"produit" inventé y doit avoir applications multiples et valeurs générales) ; le domaine de l'Expressif pur (musique, mine, danse) vise la "plénitude" d'être, un achèvement rappelant celui de la monade leibnizienne (d'où la joie de l'interprétation en musique). Mais le particularisme du Littéraire justifie le fait que nous options pour une modification spatiale du champ littéraire opérée par la critique ou pour son application, puisque la présence du champ critique est nécessaire et obligatoire pour le champ littéraire et celle du champ littéraire permet au champ critique de se déployer en totalité par suite du rôle capital qui lui est alors donné.

Les deux formulations (un "objet"/ un espace de contrôle) n'existent pas l'un sans l'autre (et sont dans les esprits confondus) mais il y a intérêt pour l'analyste à les dissocier : en inscrivant la complexité de l'objet dans la simplicité du plan de l'autre, on peut expliquer ce qui advient à l'uvre ; on sait aussi que l'objet est animé de tensions conflictuelles dues à la différence de nature du public et de la création, ce qui se traduira sur le plan par des variations de trajectoires pour l'oeuvre. Car ce que vise cette dernière, c'est moins un public, comme on le croit, que l'espoir que le public ait la même visée qu'elle. Et ce que vise le public, c'est moins d'avoir à apprécier une uvre que son propre plaisir à manifester son existence. Ces deux lieux séparés sont pourtant éclairants l'un pour l'autre et s'ils sont intriqués, ils n'en demeurent pas moins différents. Au champ littéraire bidimensionnel, nous octroyons la dimension supplémentaire du public : soit l'idée d'une "géographie littéraire" en raison de reliefs perturbés.

Une représentation pyramidale :

Le champ littéraire n'est pas constant, il n'existe que par les énergies qui le traversent et "l'alimentent" ; s'il n'est pas investi par l'énergie de l'auteur, il tend à se rétracter, il s'amenuise. Mais il faut ajouter à ce processus d'affaiblissement ce second aspect : nous allons avancer que l'auteur élimine des trois Axes tout ce qui est de l'ordre du"public", non qu'il ne soit pas éventuellement influencé par les goûts de son milieu, mais en ce sens que son uvre se veut un choix libre, n'admet d'autre contrainte qu'elle-même. Le public n'est sommé de se manifester qu'après création et atteinte du 3ème Axe. Position loin des contingences mais qui est un absolu vers quoi tend le vrai créateur, avec, bien sûr, des renoncements et des compromissions, sans intérêt ici pour la pureté de l'analyse. C'est pourquoi le champ littéraire s'amenuise et se rétracte sur lui-même : sa surface diminue et se pince en forme d'une pyramide, dès que le public l'a quittée.

Du point de vue de l'auteur, les 3 Axes sont regroupés comme trois doigts et engagent ainsi un resserrement conflictuel.
Répartissons également le domaine de l'auteur et celui du public : sur les 360° de la surface plane, 180° à l'un, autant à l'autre. A retirer les 180° du public, le champ prend un aspect de cône.
Nous poserons donc le complet retrait du public et l'égalité angulaire entre les Axes (ce qui est, après tout, hypothétique : un Axe peut être moins développé dans un type de société où le littéraire n'a pas réussi à achever de différencier M - cf. supra). Soit trois faces d'une pyramide avec des angles de 60°.
Le retour du "public" au sein du champ se fait lorsque l'oeuvre est née et court vers sa célébrité, rappelant alors le public à grands cris.

L'ouverture du champ se fait donc par le versant où l'oeuvre se manifeste à l'extérieur. La pyramide s'évase de côté, sa hauteur descend.

Etablissons que l'ouverture est de 60°, qu'aucune énergie du public ne fait défaut et qu'elle s'investit entre les deux Axes (le 2ème et le 3ème) à son juste niveau. On aura alors 2 angles à 60°(ceux de l'auteur) et le 3ème à 120° (60° initiaux + 60° du public).

Avec ce système, on peut envisager un étiolement de l'action du public se traduisant par un angle inférieur à 60°, et toute une série de graduations d'angle (30°, 40°,...). Il faudrait construire le plan de structuration du public, les instruments aptes à en mesurer l'énergie, ce que ne donne pas le champ littéraire. A faire ultérieurement. Nous posons donc que le public prend à l'intérieur du Littéraire une place égale à celle de la créativité, c'est-à-dire un maximum : au-delà de 180°, le champ littéraire perd sa suprématie et perd donc sa spécificité de régime.

Il sera aisé d'envisager maintenant qu'à l'intérieur de 2 Axes, l'énergie du public soit supérieure à 60°. Au lieu de se répartir également entre les 3 Axes pour atteindre les 180° convenus, on pourra avoir une "excroissance"interaxiale égale à un maximum de 180° (3 x 60°).
Il reste alors à interpréter ces premières modifications spatiales (égalisation, insuffisance, excès), à voir quel sens elles ont et comment elles agissent sur le destin de l'uvre.

La suite du processus se décrit alors ainsi :

- soit le public s'investit à nouveau entre les deux Axes ayant donné naissance à l'uvre, remontant dans le lieu de création pour mieux l'apprécier, et l'angle est alors de 120° (la pyramide présente alors 2 angles de 120° et 1 angle de 60°, soit 300°)

- soit le public investit le même lieu que précédemment, le double donc (120°)) et augmente d'autant la surface de ce versant (la pyramide est faite de 2 angles à 60° et d'1 angle à 180°, soit 300°).

Le choix, entre ces deux solutions sera capital. Nous l'imaginons évidemment radical, afin d'éclairer le processus.
L'on peut se demander ce qui provoque une solution plutôt qu'une autre. Un deuxième problème ainsi se forme.

Le dernier stade du processus se fonde de même :

- soit le public investit le dernier versant, répartissant entre les trois angles la même somme de degrés ; à ce stade, la pyramide n'existe plus et le champ littéraire est la surface plane qui a servi notre modèle.
- soit, selon l'altération précédente, le public continue à investir le même lieu, offrant ainsi un angle de 240°, pour deux angles demeurés chacun à 60°.
Nous appellerons ainsi les stades du processus d'étagement de la pyramide :

Stade A : "champ pour l'oeuvre" (chaque â a 60°)
Stade B : "immixtion d'un public" (2 â à 60°; 1 â à 120°)
Stade C : choix entre un équilibre (Ca) et une altération (Cb)
- Ca : "équilibre antérieur"; (1â = 60°; 1â = 120°; 1â = 120°)
- Cb : "altération" ; (1â = 60°; 1 â = 60°; 1â= 180°)
Stade D : "fin du processus" (surface plane)
- Da : "équilibre postérieur" (3 â à 120°)
- Db : "déformation" (1 â à 240°; 2 â à 60°)

Une interprétation prise à l'Art :
Abordons l'interprétation. Il convient de s'orienter vers les études menées dans le domaine de la critique qui excède le Littéraire et s'applique aux Arts, là où une signification se forme.

La critique la plus pertinente nous paraît être à cet égard celle bien connue d'E. Panofsky. Dans Meaning in the Visual Arts (repris en français dans l'introduction de L'uvre d'art et ses significations) E. Panofsky dégage "trois niveaux de signification" inhérents à tout acte de juger. L'exemple fondateur n'est pas pris à l'art mais au simple fait qu'un homme puisse soulever son chapeau, et de là l'interprétation est transposée à l'acte de juger.

Au premier niveau, l'on perçoit une modification formelle dans la silhouette de ce monsieur qui soulève son chapeau, et parfois même, on en tire un renseignement sur son humeur. Cette "signification primaire ou naturelle" se retrouve lorsque l'on observe dans un tableau les objets naturels représentés et l'ambiance générale qui s'en dégage : ce type de signification se fonde sur des faits et des expressions, sur des formes et des motifs (atmosphères, gestes nécessitant une certaine sensibilité pour les comprendre).

Il paraît probable que ce type de signification corresponde, quant à notre projet, au stade B où le champ littéraire s'ouvre, pour l'uvre, de 60°, à cause du public, entre l'Axe 2 et l'Axe 3, (au moment où l'oeuvre tend à atteindre la célébrité située à l'Axe 3).Les raisons sont les suivantes :

- les règles commandant à une appréciation sont différentes de celles du champ littéraire (donc rien n'empêche d'attribuer à l'oeuvre ce que dégage Panofsky pour un tableau) ; la mise en signification de l'oeuvre vient du dehors ; l'uvre est comme un signe, un appel, semblable à cette main levant son chapeau ;

- la découverte d'une uvre nouvelle se fait bien d'abord par une identification de ses personnages, de son histoire, de son motif (signification de fait), puis par un acte psychologique de sympathie (Panofsky parle d'"empathie" pour désigner aussi une éventuelle antipathie) selon que l'auteur a été expressif ou non (signification expressive) ;

- cette première reconnaissance de l'oeuvre est bien à situer entre l'Axe 2 et l'Axe 3, là où l'uvre est reçue par le (plus grand) public (qu'il y ait succès ou non), dans cette zone mi-substance mi-forme (mi-signification de fait, mi-signification d'expressivité) qui sert à dévier l'oeuvre. En ouvrant l'angle interaxial, le public trouble le parcours heureux de l'uvre, lui impose d'autres directions, soit que l'on imagine le plan du public légèrement oblique par rapport au plan du champ pour l'uvre, soit que la simple action d'agrandir cet espace modifie et incline le trajet de l'oeuvre. On sait, dans les deux cas, que le public penche toujours vers le convenu, vers ce qui a déjà été fait, et assure ainsi une liaison entre les 2 Axes naturellement faussée et obligatoire.

Le deuxième niveau s'apparente pour E. Panofsky à une interprétation du geste commis par cet homme soulevant son chapeau. C'est un geste conventionnel prenant son origine dans la coutume médiévale d'enlever son casque pour manifester ses intentions pacifiques. Ce geste est alors une marque de politesse. Cette interprétation donne "une signification que nous pourrons appeler secondaire ou conventionnelle". Lorsqu'un tableau représente la Cène, poursuit le critique d'art, ou telle histoire mythologique ou hagiographique, nous entrons alors dans l'univers des "thèmes ou concepts spécifiques incarnés en images, histoires et allégories, par opposition au domaine du sujet primaire, incarné en motifs artistiques". Cela suppose une analyse correcte faite de données et d'informations culturelles servant à fonder l'interprétation.

Nous impliquerons ce deuxième type de signification au stade Ca, celui où l'intérêt du public ouvre l'angle antérieur, situé entre l'Axe 1 et 2, là même où l'uvre est née d'une tension profonde. Lorsque l'intérêt du public se distribue bien, c'est en ce lieu qu'il y a ouverture parce que l'on désire assouvir sa curiosité concernant le pourquoi et le comment de l'uvre, savoir d'où elle provient et établir les données qu'elle utilise, obtenir en fait un repère originel.

Comme "saluer" renvoie au moyen âge, et la Cène à un texte évangélique, de même considérer une uvre renvoie à sa formation, à l'utilisation de données culturelles. C'est ce que nous ne pouvions pas expliquer, à savoir que l'uvre allant vers le 3ème Axe, on ne pouvait comprendre qu'elle soit inappréciée avec les valeurs des 2 autres Axes initiaux. En différenciant uvre et public, le problème se résout : le public se déplace vers le lieu de création, l'ouvre donc, et juge l'uvre depuis son origine (ou tente de le faire), c'est-à-dire, selon ses thèmes, ses références, son message, etc.

Cette intervention sur le versant "antérieur" semblable à un recul, a pour effet d'immobiliser quelque peu le mouvement de l'uvre, de le retarder quant à atteindre l'Axe 3 (nous avons vu qu'elle l'atteignait une première fois déviée, et une seconde fois en imposant son sens sur la signification). Cette période répond à ce que nous avons appelée "l'uvre en suspens", placée entre les 2 Axes, préparant son second trajet, grâce à une critique plus spécialisée, après un temps d'oubli (alors que le premier trajet désigne une gloire immédiate et générale).

Nous laissons de côté le cas où l'angle ouvert n'est pas entre l'Axe 1 et 2, mais double celui déjà ouvert entre l'Axe 2 et 3. Stade C3. Celui d'une altération. Cela traduit visiblement une déformation dont la cause est à trouver, et les effets. Nous le traiterons donc à part.

La dernière signification s'avère être pour E. Panofsky quand nous donnons au geste de saluer la possibilité de "camper une personnalité", d'environner ce geste d'un arrière-plan historique, de le considérer comme significatif d'une façon d'envisager le monde, d'une philosophie implicite qui rendent compte d'une nationalité, d'une classe sociale, d'une culture, etc. Cette signification est dite"intrinsèque" ou "contenu". Ces termes ne sont peut-être pas sans ambiguïté et gênent la compréhension dans un sens. Cette signification "rayonne" dans différentes directions, coud passé et futur, élabore un champ de variations. C'est une construction intellectuelle autour de l'oeuvre, certes pour en désigner le "coeur", mais aussi et surtout pour en dire le regard sur le monde.

E. Panofsky choisit dans l'art ces scènes de la Nativité qui, au XIVe et XVe siècles, représentaient le lit de la Vierge, et qui, au XVème s.-XVIème s., sont devenues la Vierge agenouillée devant l'Enfant.

Passage d'un schème rectangulaire (lit dans le tableau) à un schème triangulaire (l'Enfant - la Vierge) dont l'origine est dans des textes de réformateurs religieux (Pseudo-Bonaventure, Ste Brigitte)16.

Nous pensons, là aussi, reconnaître dans ce mode de signification la dernière aventure possible, celle affectant le 3ème versant de la pyramide (entre l'Axe 3 et l'Axe 1), aboutissant à rendre le champ littéraire plat. C'est le stade Da, "équilibrage postérieur", parce que l'uvre a atteint une notoriété qui la fonde d'abord comme unique, lui accorde une vision du monde que l'on va ensuite chercher à imiter (lorsque, célèbre, elle "crible", arrête les autres uvres, leur impose sa présence). Nous sommes déjà dans le temps où l'uvre a opéré au sein de la signification, a reçu autour d'elle mille interprétations qui la torsadent (période de distorsions), temps qui annonce celui où elle pourra gêner la naissance d'autres uvres, avoir des émules, se voir imitée. Cette ouverture d'un angle devant l'uvre ne peut avoir pour effet que d'activer, par attirance, l'uvre vers l'Axe 3 et au-delà, soit en la "suçant" (resserrement) soit en l'élargissant (évasement) soit en la faisant tournoyer (rotation).

Cela donne cette analogie :
Stade A " champ pour l'oeuvre" / Sens
Stade B " immixtion du public"/ Signification naturelle (de fait expressive)
Stade C " équilibre antérieur " / Signification conventionnelle
Stade Da " équilibre postérieur /" Signification intrinsèque

On retraduit ainsi le mouvement de l'oeuvre courant vers la célébrité, non pas à la surface (l'on sait que l'uvre heurte l'Axe 3 à plusieurs niveaux possibles, selon les 9 valeurs de l'Axe) mais dans son organisation générale. Le champ littéraire s'affirme comme un plan formé aussi par l'intérêt d'un public : c'est à la fois sa force et sa faiblesse puisqu'il est apte à attirer une énergie extérieure, dont il est, cependant dépendant.
Que permet cette description ? Suffit-elle à améliorer notre compréhension ? Certes, elle confirme le mouvement qui anime le champ littéraire. Mais surtout elle sépare le projet de l'uvre (obtenir qu'une certaine valeur prise à l'Axe 3 soit admise comme pouvant être liée et incluse à une valeur de l'Axe 2) de l'activité du public. En se plaçant au milieu, avant, ou après, le public "considère"cette inclusion : il soutient cette relation, en est le support de transmission, quoique cela même modifie l'inclusion recherchée par l'uvre, en toute bonne foi.

Si l'inclusion réussit (à savoir lorsque le public trouve dans l'uvre une humanisation possible : condition nécessaire et suffisante, car propre à la Littérature, ce qui laisse penser qu'en un autre champ, régi autrement, selon d'autres buts, une inclusion manquée dans le champ littéraire peut en revanche réussir), l'inclusion se transforme logiquement en égalité (vérité admise).

Cette égalité ou quasi-égalité convient au dernier stade de la mise en signification (Da), celui où l'uvre est comprise dans sa vision du monde et dans son unicité. Cela aboutit à en faire un chef d'uvre, et donc à l'immobiliser : l'oeuvre, alors, agit comme un modèle qui s'impose aux uvres naissantes (cycle du criblage).

Auparavant, l'inclusion s'apparente à une inégalité (> ou <) correspondant au stade de Ca d'équilibre antérieur où nous reconnaissons plus ou moins bien dans une uvre le thème traité et la justesse de sa présentation. Soit il y a un excès (enthousiasme d'admirateur) soit un défaut (l'écho de certains thèmes est faible ; le poids du passé retient la nouveauté de l'uvre).

Enfin et premièrement, à l'intérieur de la zone de diffusion (stade B : immixtion du public) l'uvre est saisie surtout dans l'apparence qu'elle donne à certains motifs plus ou moins reconnaissables, perçus au milieu de la production de l'époque, fragmentés par des expériences personnelles. On reconnaît dans cette approche multiple un détournement de l'inclusion, définie par des déviations : on refait moins le "calcul" de l'uvre (ce qui la fait naître ou ce qu'elle peut apporter : stade C et D) qu'on ne l'évalue dans ses différents éléments les plus reconnaissables.

Graduation :

La tentation, dans cette représentation, serait d'arriver à graduer l'acte d'apprécier (60° est théorique ; il doit exister un échelonnement de 1° à 59°), ce qui donnerait une esthétique correcte : tant qu'une oeuvre n'a pas bénéficié de l'ouverture maximale, elle sera sujette à des appréciations ponctuelles, ne livrant pas tout ce que réellement l'uvre peut livrer, n'atteignant pas sa limite. Cas plus que fréquent.

Il s'ensuit donc, de notre méthode, plus de questions que d'applications réelles. La théorie le demeure, sans usage, sauf de montrer la complexité sous-jacente de ce domaine du Littéraire. Comment arrive-t-on à voir que le public est intervenu jusqu'à concurrence de 60°, et par trois fois? Si le public intervient moins, qu'arrive-t-il? Est-ce mesurable? A-t-on des exemples de critique "complète", ayant atteint la limite des "richesses" d'une uvre?

La première réponse à donner tient au fait que le public intervient dans le champ (ou le modifie, selon la perspective choisie) principalement aux axes submédians et médians, en ces endroits où l'on sait que l'Axe dissocie sa substance de sa forme (ou l'inverse), qui sont plus fragiles (une intrusion peut s'y loger, par nature) et qui permettent que l'uvre y fasse ses rencontres avec l'extérieur. On a peut-être du mal à graduer l'intervention du public mais l'on bénéficie d'une position. D'autre part l'espace critique traduit ce phénomène que l'uvre par deux fois est évaluée : une fois à l'axe submédian (déviations assurées) et une autre à l'axe médian (distorsions en cours). Il suffit de se demander quand cesse la distorsion pour donner comme borne le deuxième axe submédian, celui qui approche l'Axe 3. Ce trajet présente visiblement une discontinuité qui, grâce à la topologie thomienne17, peut être prise en compte : un saut a lieu dans le comportement de l'oeuvre ; au-delà d'une certaine limite, son système opte pour un autre régime. Etant donné que nous avons un changement d'état (signification reçue) et deux paramètres (public - Axe 1), nous pouvons identifier cet ensemble à la catastrophe de la Fronce et considérer qu'un pli double est formé dont le bord supérieur sera un axe submédian, l'inférieur l'autre axe submédian et le centre constitué par l'axe médian. L'espace critique présente cet aspect sur le champ littéraire qui en contrôle le déploiement. Au lieu d'une graduation hypothétique, nous saurons si l'entrée du public correspond à un angle de 60° quand l'uvre reçoit une double évaluation, et à un angle de 30° quand elle n'en reçoit qu'une. Ensuite, il s'agit d'une quantification à ordonner où l'on peut poser que chaque dizaine de degrés est fonction d'une proportion d'uvres vendues par rapport au tirage, ou s'il s'agit d'un ouvrage ancien, du nombre d'éditions et d'articles recensés : bref, ce n'est pas l'essentiel car il convient de savoir ce qui fonde la valeur d'une uvre, au milieu des avatars qui lui arrivent, ou même mieux qui pourraient ou auraient pu lui arriver si tout avait été en sa faveur (et donc rien n'empêche de lui faire subir a posteriori ce qui ne l'a pas affecté, de façon à la faire "vibrer" ne serait-ce que pour soi ou à titre expérimental), plus que d'évaluer quantitativement le public.

- Schéma de la Fronce -

(l'oeuvre est partagée entre rester près de l'Axe 1 ou subir l'action déformante du public ; elle résout cette tension à un certain seuil par un saut situé après l'axe submédian qui lui fait traverser cette zone intermédiaire ; les trajectoires - a, b - correspondent à la traversée de la fronce - a', a"" -. )

 

 

La deuxième solution réside dans l'analyse des cas "pathologiques ". Il existe, en effet, toute une zone problématique inverse, celle où le public ne se distribue pas régulièrement entre les 3 Axes (60° chaque fois) mais s'amasse toujours au même endroit (l'amenant à une excroissance de 180° soit 60° d'angle diffusif et 120° de public). Cette possibilité offerte par le modèle a-t-elle un sens ? Si c'est le cas, d'où provient cette mauvaise distribution ?

 

Nous avons donc un excès. Le public s'investit dans le même lieu, c'est-à-dire refuse à l'oeuvre son origine (stade Ca), ces ramifications antérieures s'enracinant dans les richesses des Axes où l'uvre est née, comme il peut y avoir en plus refus de la suivre dans sa période de criblage où elle inspire d'autres uvres, où l'appréciation porte sur sa vision du monde (stade D). Si les deux phénomènes se produisent, le public s'accumule entre l'Axe 1 et l'Axe 3, provoquant un gonflement de 120° supplémentaires. L'angle interaxial est alors de 240° (les 60° interaxiaux ; 60° d'entrée du public ; 120° d'entrée en excès du public). Alors, nous demeurons dans l'ordre des significations naturelles, expressives, celles qui demandent du public une "empathie", une sensation brute d'appréciation ou de dégoût qui prend des proportions extrêmes. "Cela me plaît" dira l'un ; "cela me déplaît" dira l'autre, aucune référence n'est avancée, aucun argument, sauf ceux d'un consensus social ("le spectacle était bon car il y avait beaucoup de monde").

Un seuil n'est pas franchi : au lieu de vouloir comprendre d'où vient l'oeuvre et donc d'investir ce lieu, le public étale son sentiment, le répand sur une aire qui double (120°). Au lieu d'utiliser l'uvre à comprendre le monde , on se contente de la célébrer dans sa superficialité.

Cela se traduit pour l'uvre par une duplication des distances parcourues, un affaissement de la Fronce qui s'évase (la surface supérieure et inférieure grandissant, la "hauteur" diminue, il y a superposition et formation d'un trait nervuré) et en conséquence par une altération de la nature de l'uvre.

Décryptons le phénomène :

a) situation de répartition égale du public :

- la pliure qui a lieu entre les deux axes submédians pour un public entrant à 60° correspond à la double évaluation de l'oeuvre (déviations ; distorsions).

- dans ce stade interne d'attente où l'uvre est en suspens, période de "purgatoire"parfois, il y a lieu de comprendre qu'une deuxième entrée du public s'effectue, non pas en cet endroit, mais antérieurement, là où il y a eu création (entre les Axes 1 et 2). Cela explique que le trajet de l'oeuvre soit arrêté, comme repris en arrière, ce qu'énonce bien le schéma de la fronce, parce qu'une énergie retient le mouvement et l'inscrit en "pointillés", dans une région instable, pliée.

- enfin dans le stade où l'oeuvre sort de cette poche d'attente pour l'Axe 3 et au-delà (criblage), il faut comprendre qu'une entrée postérieure de public (stade D) concrétise ce mouvement, et l'attire parce que la métamorphose subie par l'uvre (ses distorsions) sont suffisamment étranges pour intéresser et susciter une curiosité autre que celle d'une appréciation (nourriture nouvelle pour l'imaginaire).

La Fronce permet là une explication des enjeux particulièrement utile.

b) situation de répartition cumulative :

- le pli formé par l'entrée du public (60°) se distend par deux autres entrées successives, ce qui, sur la surface de contrôle du champ littéraire aboutit à agrandir l'espace entre les deux axes submédians sis entre l'Axe 1 et 3.

- l'énergie de l'uvre est alors immobilisée peu à peu (la distance fait décroître son mouvement) ; son trajet fait de déviations s'allonge et devient alors ce qu'il y a de plus manifeste dans l'uvre. Les possibilités d'errance se multiplient parce que les sillons de réceptivité s'affaiblissent.

- enfin l'énergie devient la forme remarquable, la fin en soi de l'uvre, alors qu'elle est née d'une tension entre deux axes et tend à établir une relation avec le troisième Axe. Elle ne peut plus espérer être jugée sur ces prétentions (il faut un stade C pour retrouver la tension créatrice, et un stade D pour appréhender l'atteinte de l'Axe 3) et une perversion s'opère : l'énergie qu'elle représente se solidifie en une forme attractive, sa formule semble sa seule finalité, sa méthode et ses procédés nourrissent seuls l'intérêt. Elle ne produit plus cette humanisation propre à la littérature mais devient une technique et un usage.

La Fronce tend bien à s'effacer, au profit d'un espace lisse aux mailles lâches.

Il suffira de savoir quand se développe un public de cette façon, doublant l'aire. On en sait déjà le résultat.

Déformation du champ littéraire :

Si nous prenons pour base non plus l'espace du public contrôlé par le champ littéraire mais l'espace réel déformé par l'activation de l'oeuvre, et cela à des fins de vérification de l'analyse par le biais d'une autre perspective, nous dirons que la distribution du public entre les 3 Axes correspond à trois bassins qui se remplissent : dès que le premier est suffisamment plein, l'intérêt du public s'écoule vers le second, et ainsi de suite. L'écoulement peut se faire grâce au chemin que l'uvre a ouvert : cela constitue un canal vers le bassin antérieur pour une signification secondaire, dite "conventionnelle" (schèmes, thèmes, concepts, histoires). Ensuite, pour atteindre le 3ème bassin, deux chemins sont possibles (et nous n'avions pas cette possibilité dans l'explication précédente) : soit en suivant l'uvre au-delà de l'Axe 3 ou en la précédant, soit en passant du second bassin vers le troisième (mouvement inverse au parcours de l'uvre), ce qui suppose qu'une autre uvre issue des 2 mêmes Axes - mais allant en sens inverse - ouvre un chemin dans cette direction.

Cette description sert uniquement à montrer qu'il existe des seuils à partir desquels un bassin cesse de croître et un autre bassin s'emplit.

Si ces seuils n'existent pas, en raison d'une quelconque obturation, le premier bassin seul enfle, ce qui aura certainement aussi pour conséquence d'altérer l'acte d'appréciation de l'oeuvre, non pas dans son accès seul à l'Axe, mais dans le jugement esthétique de sa nature : l'uvre est rigidifiée, et la relation qu'elle tente d'établir oubliée. Par suite d'un nouveau seuil non franchi, le premier bassin accapare l'intérêt du public et s'ouvre d'autant (soit 60° supplémentaire). L'uvre n'est donc pas comprise dans ce qu'elle apporte de nouveau, dans ce que ses choix relèvent comme vision du monde alors que ce regard pourrait modifier la perception à venir.

Le public - dont la manifestation est toujours traduite par une augmentation d'espace -, après avoir solidifié l'énergie qu'est l'uvre, tend à "aplanir" par différentes distensions, l'oeuvre, ce mini-monument érigé et dressé pour la contemplation des foules, lequel, par suite de la surface s'élargissant, subit symboliquement un identique étalement, semblable à un "arasement".

Cela se traduira (paradoxalement puisque l'oeuvre est trop connue) par un désintérêt progressif du public pour une uvre qui ne surgit plus, parce que le public trop nombreux ne peut que l'abaisser, l'aplanir, l'araser, en raison du processus spatial décrit. Alors plus rien de l'uvre ne semble devoir arrêter l'attention et, telle une cité engloutie sous les sables, elle finira à peine évoquée par quelques érudits.

Cet effacement manifeste nie ce qu'il y a de "coupure" dans une oeuvre. Elle est ramenée à une présence naturelle, continue, soit pour être oubliée (le calme plat des cimetières), soit comme élément enchaîné à d'autres éléments d'une tradition permanente, à la manière d'un fragment épars.

L'uvre se déforme : elle devient "informe" ou bien elle est "forme alignée", selon que le public se désintéresse, ou qu'il gomme les différences et fait de l'uvre une chose "naturelle", digne d'une conformité, d'un stéréotype culturel.

Immobilisation, dégradation, deux maîtres-mots d'un processus dont nous pressentions l'existence lorsque nous établissions dans le modèle que l'uvre, au lieu de courir vers l'Axe 3 de sa célébrité après déviation et distorsions obligées, n'arrivait pas à franchir l'espace interaxial, était renvoyée à son domaine et à glisser le long de l'axe submédian.

Car il s'agit bien pour l'oeuvre d'une célébrité en échec même si momentanément son immobilisation peut faire illusion, ou sa trop grande diffusion.

Or ce phénomène a de nombreux témoins (désabusés) et il est, somme toute, plus normal que le précédent (où le champ critique est également distribué).

Le fait que l'espace s'agrandit par suite d'un public envahissant, conduirait à infinitiser le trajet de l'uvre et à la renvoyer vers son domaine d'origine. Analogie avec une flèche dont la cible s'éloignerait ou serait reculée.

L'analyse débouche dons sur un paradoxe : la distribution régulière du public est relativement rare ; l'accumulation du public n'est pas exceptionnelle et anormale, mais courante et souhaitée.

Que souhaite, en effet, l'auteur, si ce n'est que son uvre soit connue du plus grand public 18 (cette extension correspond pour nous à un écartement spatial des axes) ? G. Lanson, dans une étude ancienne ("L'immortalité littéraire" in Hommes et Livres -1895, où il discutait le livre de P. Stapfer Des réputations littéraires), avait raison de souligner que l'auteur ne souhaite pas tant une gloire posthume, "mais il semble que nos auteurs à succès cherchent à étendre leur personne dans l'espace 19 plutôt que dans le temps. Quand on borne ses pensées à la terre, quand on pense que la vie qui peut manquer de jour en jour est la seule vie, le souci d'être le plus possible l'emporte sur celui d'être le plus longtemps possible...Au lieu d'envoyer son oeuvre à la postérité, on songe à lui faire faire le tour du monde" (p. 313).

Quoique G. Lanson estimât que le problème de la gloire était indécidable, il faut remarquer que le désir de l'auteur, de plus, s'accorde assez bien à celui du public qui trouve plus commode de se plaire à une uvre (son"empathie") plutôt que de rechercher d'où elle provient et la vision du monde qu'elle véhicule (cela suppose plus d'efforts) : "Les peuples jeunes... ne vont pas au-delà de la jouissance immédiate et directe qui sort de l'uvre, et ils arrêtent leur curiosité à l'uvre... L'extension, parfois le transport de l'intérêt du livre à l'auteur est un raffinement, peut-être une perversion du sens littéraire ; le plaisir esthétique commence à se déplacer par là, et tend déjà à se résoudre en connaissance positive" (p.299)

Rien n'est plus juste que de dire que naturellement le plaisir esthétique du public est suffisant. L'anormal est dans cette distribution de l'intérêt du public (sorte de "perversion") au-delà de cette zone.

Tout concourt - de l'auteur au public - à rendre l'uvre immobile (statufiée et sacrée) et à la diluer dans une diffusion dédifférenciante. Un excès de gloire qui s'exprime par une spatialité étendue, nuit terriblement à l'uvre, si on admet qu'elle est, avant tout, une énergie. Le savant humoriste anglais prétendant que le meilleur moyen de faire du tort à une idée, c'est de la diffuser et d'y contribuer, trouverait là une confirmation objective, spatialisée.

Ce propos n'a rien à voir avec la situation inverse de l'oeuvre méconnue, oubliée, dépréciée injustement, ce qui correspond à aucune entrée du public (soit 0° à environ 20°). Mais le trajet d'une oeuvre hyper-connue et celui d'une uvre hypo-connue ont cette similitude de s'immobiliser près de l'axe submédian propre à l'Axe 1, c'est-à-dire de rester dans la zone d'influence de l'Axe 1, et de tendre des "fils" trop lâches avec l'Axe 3, celui des valeurs de la cible qui saturent et donnent un sens à l'uvre. Certes l'oeuvre médiocre y gagne en audience immédiate d'autant que son accrochage à l'Axe 3 réduirait ses prétentions en dévoilant justement sa faiblesse d'accrochage.

Il existe de nombreux témoins regrettant ce qui peut arriver de tel à une oeuvre (ou à un ensemble d'uvres, soit une culture) parce qu'ils sentent qu'elle demeure une énergie ou devrait le rester. C'est un constat fréquent dont les causes sont à chercher dans cette voie.
Un homme voit que les images, les oeuvres, les croyances qu'il aime et qui l'ont fait vivre, disparaissent. Cette culture était celle de son enfance, d'une époque, de ses ancêtres... Tout cela disparaît, soit est détruit, est condamné, soit laisse indifférent, est oublié... etc.
Or, ce problème a existé lors une révolution (où des hommes ont vu ce qu'ils aimaient être voué aux gémonies ; que l'on pense récemment à ces formes d'hérésie où tout un peuple s'engouffre et dont nous parlent Th. Mann et H. Hesse, assistant à la mort d'un type de culture humaniste, et qui a motivé la réaction d'E. Panofsky.
Mais ce problème est celui de toute culture affrontant une autre culture plus efficace, si bien que l'ancienne culture "ne passe plus", et pour reprendre cette expression heureuse, c'est à un véritable "défi du passé" que l'on est confronté : comment réussir que les valeurs du passé estimées essentielles puissent se communiquer à d'autres générations ? Problème excédant le domaine du littéraire puisqu'il touche toute forme de croyance.
Mais encore, ce problème propre aux "fins de régimes", ou aux "acculturations nouvelles", est d'ordre psychologique et social : toute vie d'homme est en soi une fin de siècle, où, ce qu'il a célébré durant sa jeunesse, est quelque peu usé (et telle uvre ne fascine plus comme avant); d'autre part, dans les sociétés mobiles, nombre de métiers disparaissent affectant les idéaux d'une classe sociale qui en vivaient, et donc les uvres qui exprimaient ces idéaux (l'art de la conversation dans les classes mondaines d'antan, par ex.).
Que traduit donc ce type de témoignages (que nous pourrions multiplier) ? Rien d'autre que ce phénomène d'immobilisation et de dégradation. Une oeuvre (en général) est comme "figée" (pièce de musée, montrée à l'admiration, en réalité surtout mise à l'écart), puis s'effondre dans l'indifférence et le non-vécu.
L'amoureux véritable ne saurait le supporter, qui préférera toujours une réalité vivante, riche d'une histoire et d'un projet, à un reflet glacé et évasif.
Cela signifie aussi qu'une oeuvre pourtant célébrée, c'est-à-dire selon une bonne distribution, peut se voir, pour des raisons pour l'heure annexes, victime d'une excroissance du public, comme si l'intérêt des deux bassins refluait et se reversait dans le premier (ce qui, en soi, n'est pas une mauvaise description).

Le biais sociologique :

Le champ littéraire est trop lié au pouvoir critique pour que nous ne nous demandions pas ce qui affecte ce pouvoir critique en soi, non dans son intervention avec le Littéraire mais dans sa propre énergie se constituant. Posons qu'il existe des circonstances favorisant ce jeu mené par le public et l'auteur, aboutissant à une excroissance du public, et par là-même défavorisant le poids de "l'amant" (le public amoureux d'une relation) et de l'uvre. Par une formule nous pourrions résumer ce que nous venons de dire : "public-auteur" s'oppose à "amant-uvre" car leurs désirs ne se rejoignent pas.

Pour cela, l'approche sociologique de P. Bourdieu (La Distinction, Paris, Seuil, 1979) s'intéressant à la façon dont le goût se forme selon la classe sociale a-t-elle un sens pour nous ?

Quelques réserves préliminaires :

a) le point de vue de l'auteur est "marxisant" : le goût est le produit des classes sociales, et seulement. C'est méconnaître fondamentalement toute anthropologie de l'imaginaire (qui transcende toute classe), tout enracinement régional et historique, toute influence du religieux.
b) on comprend mal l'acharnement de l'auteur à l'égard des classes moyennes, dites petites-bourgeoises qu'il voit trahir leur origine populaire et imiter simiesquement les classes dirigeantes. D'où un goût hybride. En quoi cette forme de goût serait-elle méprisable pour un regard objectif ? De quels non-dits l'auteur est-il victime? Quel refus de la circulation sociale entretient-il?
c) passer en revue le goût français à notre époque sans tenir compte des influences culturelles étrangères (américanisation), relève de l'ethnocentrisme. Cela revient à négliger ce qu'une "culture de masse" en tant que nouvelle donne peut provoquer comme changements sociaux et culturels.

Chaque classe est, selon l'auteur, productrice, non seulement de choix culturels (ce qui nous intéresse moins) mais surtout de modalités constitutives de son goût. Voici un bref résumé de l'analyse :

a) La classe dominante se subdivise en possesseurs du capital économique (au capital culturel moins élevé) et en possesseurs du capital culturel (au capital économique inférieur), soit entre professions libérales (patrons, avocats...) et professions intellectuelles (universitaires, cadres supérieurs).
Outre des différences évidentes de politique culturelle, les uns comme les autres cherchent à s'approprier l'uvre pour se différencier et marquer les distances. Mode d'appropriation réelle (achat) ou symbolique (critique). Goût de la possession exclusive. Sens de la distinction. Logique de l'exclusion. Volonté d'écart par rapport à un ordre naturel jugé animal.

b) Les classes moyennes sont partagées entre le haut auquel elles aspirent et le bas d'où elles viennent. Du coup, leur goût a ce double versant : une volonté de se hisser vers les grandes uvres, et une inclination vers les plaisirs populaires. Pour se hisser, il faut de la rigueur, esprit d'économie, une part d'autodidactisme, mais il faut aussi se détacher du bas, rompre avec une solidarité, montrer que l'on a de la culture. Cela donne un goût mixte, fait d'un bric-à-brac, et d'une quasi-adoration de la culture.
P. Bourdieu distingue aussi cette ancienne petite-bourgeoisie d'une nouvelle (profession de présentation et de représentation), issue souvent des classes supérieures, et qui se venge de son échec par un goût pour le marginal (l'anti-culture), l'expression de son "moi", la morale du plaisir.
Dans les deux cas, goût pour "l'envol social", peur du classement, rêve d'une transcendance.

c) La classe ouvrière et paysanne manifeste son goût pour ce qui est substantiel (le fond préféré à la forme),puissant et fort (respect pour la force), et conforme à sa situation (solidarité de condition : toute volonté de se distinguer est vécue comme "faire des manières" et comme une trahison larvée). "L'univers des possibles est fermé"(p.444) ; "homogénéité de l'univers social", tout cela reflète l'acceptation d'une domination dont on mesure les effets à la distance qui sépare cette façon de vivre de la culture dominante. Le goût est dit recherche du simple, du modeste, du nécessaire, de l'avantageux, du pratique ; cette esthétique refuse toute gratuité (surtout formelle), tout ce qui est inutile ou non naturel (la culture est ramenée à du naturel).

Oublions le pur aspect sociologique pour se concentrer sur ces trois modes d'appréciation dans ce qu'ils peuvent définir des dynamismes.

Le premier - celui des classes supérieures - nous paraît assez bien définir le bassin de critique où l'uvre est considérée dans son origine, son écart par rapport à la tradition, son système de conventions à reconnaître (Ca).

Le deuxième - celui des classes moyennes - est symptomatique d'un bassin de critique où l'uvre est vécue comme portant sérieusement un regard sur le monde (signification intrinsèque) ; il nécessite de se projeter dans une sorte d'universalité, utilisable, imitable (Da).

Le troisième - celui des classes dominées - convient au premier bassin où l'uvre est appréciée selon la dose de plaisir qu'elle accorde, puis selon sa fonction évidente et naturelle - (d'où une immobilisation et une dégradation de l'uvre devenant utile et banale, cela si l'on adopte l'optique de l'oeuvre et de l'amant) - (B, Cb, Db).

Mais là s'arrête l'analogie, car ces modes, s'ils sont peut-être, statistiquement dominants dans une classe sociale, n'en sont, à notre avis, pas moins opératoires à tous les niveaux de l'échelle sociale, d'autant que la spécialisation des arts rend chacun plus ou moins "béotien" dans au moins l'un d'eux. Et rien n'empêche "l'aristocrate" de porter un jugement jouissif sur une uvre, comme l'ouvrier de voir dans une oeuvre de quoi rêver, etc. Ce que l'analyse sociologique peut apporter est autre, à savoir de considérer une dynamique sociale. Rappelons les données.

L'oeuvre a son propre projet (parfois différent de celui de son auteur) : se veut-elle "grand public" (espace critique maximal), "sérieuse" (espace du 3ème bassin),"originale" (espace du 2ème bassin) ?

Nous aurons donc une première ébauche de résultat : les classes sociales permettent la distribution régulière du public parce qu'elles véhiculent des modes d'appréciation spécifiques mais l'existence d'excroissance du public démontre un consensus où toutes les classes sont confondues et où l'acte de juger est le même. On en appelle alors au même mode de juger, que l'on vienne d'en haut, du milieu, ou d'en bas. Et c'est ce que souhaitent le plus souvent l'auteur et le public tandis que l'uvre et "l'amant" veulent de la distinction et de la projection. A. de Musset le souligne ainsi (Salon de 1846) : " une oeuvre d'art, quelle qu'elle soit, vit à deux conditions : la première, de plaire à la foule, et la seconde, de plaire aux connaisseurs. Dans toute production qui atteint l'un des deux buts, il y a un talent incontestable. mais le vrai talent, seul durable, doit les atteindre tous deux à la fois. "

La distribution du public dans les trois bassins dépend de l'existence de classes sociales différenciées et s'opposant entre elles. Toute uniformisation culturelle aboutit à loger le public dans un seul bassin, et à provoquer un sur-développement. C'est même la tendance la plus commune.

Toutefois cette thèse nécessite des distinguos. Au niveau inné (biologie de l'instinct), le désir de marquage ("se distinguer" par une possession), le besoin du rêve ("s'épanouir" hors contraintes ou les transposer pour les résoudre), l'acte de se grouper (solidarité chaleureuse), existent tous trois en dehors de toute classe et de toute volonté de se classer. Ils fonctionnent à l'intérieur de tout groupe. Cela explique que le public puisse se distribuer régulièrement lorsque rien n'agresse ces formes instinctuelles.

Or, deux circonstances peuvent nuire à leur manifestation :

a) - Il est souvent cas des effets négatifs de la société de masse et de la culture de masse qu'elle engendre (déréalisation, surinformation, absence d'expériences vécues, autisme...) ; tous les événements placés sur le même plan, fragmentés, enlèvent au monde sa réalité, son caractère unique, etc. Le public qui se constitue en ces conditions, est passif (spectateurs consommant) et apprécie l'uvre déjà toute prête, ne nécessitant qu'un effort minimum d'assimilation (la durée est niée, qui permettrait de saisir peu à peu de l'uvre ; on la préfère aisée, immédiate).

On comprend, dès lors, que le public ne se distribue pas régulièrement, mais s'accumule là où l'acte d'apprécier est empathique, hédoniste, fondé sur des apparences, et une superficialité certaine. Bien des uvres joueront ce jeu, s'y adaptant parfaitement, perversions supplémentaire puisque l'oeuvre devrait se dissocier du désir de son auteur, alors qu'ici elle s'y conforme. Quant à l'oeuvre véritable, elle sera dans ce réseau infini d'images toutes faites, rigidifiée : on fera de son énergie (formule ou procédé) une fin en soi et cela seul suffira ; on retiendra d'elle sa technique car cela seul est visible, médiatique, accessible à tous.

b) - Un autre cas réside dans le heurt de deux cultures. La plus faible a un champ littéraire et critique qui subit le choc de créations vivantes et attractives, si bien que les formes anciennes vont être simplifiées, amoindries, perdre de leurs saillances. Le public ne peut plus les reconstituer ni les utiliser pour médiatiser son "rapport"au monde. Il y a bien écrasement, et donc dégradation de l'uvre. Le public les éloigne de sa conscience et n'en fait plus son horizon. Elles se primitivisent.

La distribution régulière du public est donc d'un mécanisme délicat, en butte à bien des oppositions (l'auteur, le public, la société, la concurrence culturelle). Même commencée, elle peut régresser.

L'accumulation est plus fréquente, selon trois modalités graduelles (60°, 120°, 180°) : empathie, immobilisation, dégradation.

La distribution régulière, due à la présence de classes sociales, d'instincts innés, de la vivacité d'une culture et de son hétérogénéité, est plus rare. Ses modalités sont : l'empathie, la reconnaissance, l'usage projectif. Ce qui l'autorise cependant c'est l'existence de classes d'âge qui imposent à l'individu pensant des modifications dans son art de juger : la jeunesse hésitera entre l'adhésion immédiate et la recherche d'un sens universel, l'âge adulte penchera aussi pour l'immédiateté mais s'interrogera sur l'origine, et l'âge mûr établira un lien entre l'origine et l'universalité exposée. Cela égalise les données et corrige l'inégalité de répartition du public quasi-évidente. L'analyste historien se trouve muni de moyens pour comprendre la sur-représentation d'une uvre célébrée ou d'un type d'uvres tandis que l'échec ou l'insuccès de certaines uvres au même moment proviendra du fait qu'elle réussisse une triple appréciation qui les rend moins glorieuses en apparence. Il est vrai que l'historien de littérature générale ne tient pas compte de ces seuls succès mais intègre d'autres facteurs pour retenir les uvres importantes, qu'il ne nous fait visiter que les hôtels de luxe là où l'analyste historien accepte de descendre dans les auberges. Il est dommage qu'on ne sache mieux distinguer l'uvre qui fut un grand succès pour s'imaginer quelle était l'attente du public d'une époque, peignant ainsi la vie littéraire réelle, de l'uvre marquante pour ce qu'elle dit de neuf et qui fut appréciée aussitôt, peu à peu, par hasard, ou cahin-caha. Trois facteurs d'appréciation idoines pour la constitution d'une histoire raisonnée de la Littérature 20 se manifestent : succès populaire ; succès interne (écoles artistiques rivalisant, clans des anciens, clans des jeunes) ; succès d'invention du réel (extension de M, V, E) où une uvre s'impose pour ouvrir une problématique et intéresser à un aspect inconnu du monde (comme la montagne avec Rousseau, l'exotisme avec Bernardin de Saint-Pierre, l'enfance avec V. Hugo, etc.). On y retrouve nos trois bassins : respectivement "immédiat", "originel", "universel".

Peut-on maintenant par le biais de la sociologie tenter de mesurer l'ouverture des angles là où nous obtenions un positionnement et un changement qualitatif ? Quand passe-t-on de 10° à 20°, et ainsi de suite jusqu'à 60°, puis dans un autre bassin ou jusqu'à 180°? Nous proposons ici un deuxième mode d'évaluation, non plus fondé sur la proportion d'ouvrages vendus par rapport au tirage et qui nous paraît plus complexe. Une quantification formelle est employée plus que numérique. Quoique la question soit annexe à notre propos, nous avons peut-être intérêt à l'évoquer vu l'importance contemporaine dans les esprits du public.

Les mesures (60°) sont évidemment un support mais chaque fois que l'uvre est "reprise", nous pouvons dire que le champ critique s'élargit.

Chaque "reprise" sera donc l'unité correspondant à un nombre déterminé de degrés.

Combien de "reprises" existe-t-il? Elle sont souvent quasi simultanées. Soit :

1) l'oeuvre est lue ; première ouverture.
2) l'oeuvre est relue (sous forme de films, bandes dessinées, remake ou d'une relecture); deuxième ouverture.
3) l'oeuvre est glosée (articles, média, interviews...)
4) l'oeuvre est traduite (dans des langues dominantes, puis plus rares)
5) Loe'uvre est simplifiée (conte à l'usage des enfants ).

A chaque reprise, le champ s'élargit donc de 12° (60 ÷ 5). Il eût été trop beau de tomber sur 6 reprises.

Enfin, on peut estimer que la satisfaction retirée par ces reprises est inversement proportionnelle, et diminue d'autant.

A vrai dire, cette baisse de la satisfaction n'est valable que pour un bassin, celui de la première signification dite "empathie" (amusement, agrément...)

Si maintenant, le champ critique continue à s'ouvrir, la satisfaction va tendre peu à peu vers zéro.

Si d'autre part, la distribution du public a lieu et que s'ouvrent 2ème et le 3ème bassin critique, la satisfaction change de nature et les "reprises" se reforment selon une nouvelle optique. (On peut lire une uvre au 1er degré puis au deuxième et troisième : on en retire un plaisir, une compréhension, un savoir-faire).

On pourra ainsi "mesurer" si le champ critique s'est totalement ouvert ou non, à suivre les 15 possibilités offertes (5 fois 3) car il y aura des preuves et des faits objectifs (articles, films, traductions,...) indiquant sa triple ouverture. Il "suffira" de les classer.

Quant à affecter des durées à cette représentation (distribution ou accumulation du public), comme en économie, il nous semble que le 1er bassin est dans le court terme, le 2ème dans le moyen, et le 3ème dans le long terme, parce que l'un est un plaisir immédiat, l'autre vise la distinction, l'autre l'éternité (transcendance). En littérature, le court terme vaut pour une demi-génération (15-20 ans), le temps d'une mode pour une classe d'âge : le moyen terme s'étend sur une génération (30 à 50 ans) - certains auteurs sont ainsi consacrés et leurs uvres lues pour "faire bien"; le long terme arrive au double de cela, soit 90 ans à 190 ans, (15 + 30 = 45 x 2; 45 + 50 = 95 x 2) un siècle à deux siècles, - l'uvre est lue pendant deux siècles, c'est-à-dire semble encore contemporaine ou presque (au-delà, l'uvre n'est plus une référence vivante, ce que l'on voit bien à notre époque où l'on cite communément rarement au-delà des auteurs romantiques)21

Là s'arrête ce que nous pouvons appréhender de l'acte d'apprécier et de ce que cet acte produit comme effets sur le champ littéraire. La description proposée voulue plus subtile et complexe doit renseigner sur plus de phénomènes qu'elle tente d'intégrer selon une suite cohérente, en faisant appel à des données et théories extérieures au champ littéraire. A ce propos, on découvre que le champ littéraire possède cette qualité d'accepter en son sein une "énergie étrangère" (l'acte d'apprécier) qu'elle partage à d'autres régimes (le sport, la gastronomie, par ex.) et en particulier le régime de pure expressivité (E : musique, danse, mime...). Mais son acceptation y est plus essentielle et vitale. M et V y sont bien moins sensibles (on n'apprécie pas un fait religieux, ou une théorie scientifique : on y adhère ou l'on vérifie).

Toutefois, cette énergie acceptée subit une modification : l'acte d'apprécier n'est pas une collection de jugements particuliers, de plaisirs personnels assouvis, il se mue en une dynamique structurée imposant ses règles sur notre propre liberté appréciative, il devient cette "célébrité" escomptée . La célébrité, c'est une énergie qui ouvre peu à peu le champ littéraire, se répartit en différents bassins de façon égale ou irrégulière, assure une liaison entre les Axes, fait appel à des divisions sociales et à des réflexes instinctuels qu'elle canalise, a une durée d'excitation. Le champ littéraire est responsable de la structuration interne et forte de cette énergie (au premier abord désordonnée et multiple). Il offre à l'individu l'occasion et la matière d'exercer et de développer son goût. Il est donc responsable d'une identité culturelle particulière (offrir à l'admiration des hommes des uvres humaines immatérielles) : ces cultures-là sont d'essence monarchique.

Cela n'a, bien sûr, rien à voir avec le système politique réel, mais si, ce que l'on nomme actuellement la culture, (qui a pu s'appeler civilisation, éducation et humanités, ou savoir-vivre, avec les distinctions afférentes nécessaires) est en soi un "pouvoir", alors son principe est bien d'essence monarchique. En effet, on distingue, avec justesse, trois exercices et présences du pouvoir : sur les biens (économie), sur les hommes (politique), sur les signes (culture). Et si, dans les deux premiers pouvoirs, des régimes despotiques ou démocratiques ont pu s'installer, rien n'indique que dans la culture, il en soit ainsi et que cela puisse se faire. Sa nature suppose des distinctions, la gloire, l'ambition, mais aussi la flatterie, la trahison, les coteries, etc.Tout acte d'appréciation suppose une hiérarchie et des dégoûts que le champ littéraire réussit à diviser à l'infini et à ordonner selon des préférences momentanées.

C'est pourquoi nous aimons ce passage de Montesquieu (De l'Esprit des Lois, livre III, Chapitre VII) en l'appliquant non plus au politique mais à la culture : "le gouvernement monarchique suppose,..., des prééminences, des rangs, et même une noblesse d'origine. La nature de"l'honneur" est de demander des préférences et des distinctions... l'ambition ... a de bons effets dans la monarchie ; elle donne la vie à ce gouvernement ; et on y a cet avantage, qu'elle n'y est pas dangereuse, parce qu'elle y peut être sans cesse réprimée... l'honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers...N'est-ce pas beaucoup d'obliger des hommes à faire toutes les actions difficiles, et qui demandent de la force, sans autre récompense que le bruit de ces actions?"

Nous disons bien que la culture est d'essence monarchique (gouvernement d'un seul appuyé sur de nombreux pouvoirs intermédiaires : le monarque est ici l'uvre, et les pouvoirs annexes sont le public sous ses différents modes) et non aristocratique. La distinction de Montesquieu est importante : lorsqu'une classe - la noblesse - a le pouvoir, son principe n'est plus "l'honneur" mais la "modération" (à mi-chemin entre le despotisme et la démocratie) ; la noblesse se doit de se réguler elle-même, d'exercer une surveillance interne entre ses pairs afin d'éviter que l'un d'eux l'emporte, tout en exerçant sur le peuple sa tyrannie.

Aussi, toute culture devenue "aristocratique" pervertit le champ littéraire : la bienséance, l'édulcoration et l'absence de libre-pensée en sont les traits. Immobilisme et répétition bloquent le mouvement inhérent au champ littéraire. Le public ici s'amasse dans l'espace interaxial antérieur à la diffusion. C'est ce que l'on nomme une "intelligentsia", qu'elle soit réellement liée à une classe dominante (noblesse, commerçants, prolétariat...) ou à une fonction (scribes, professeurs, religieux,...). Les pouvoirs intermédiaires prennent la place de l'uvre qui régresse au rang d'instrument de consensus interne à cette classe ou au rang d'esclave (bafouée, interdite,...) alors que l'uvre rêve d'être reine.

Quant à ceux qui songent à rendre la culture, en tant que pouvoir, proche d'une essence démocratique, leur attitude est erronée : le public veut des uvres qui lui soient conformes, et appelle de son suffrage des révélations, des confidences, des accusations, des pamphlets ou panégyriques. Il envahit tout le champ littéraire et nuit à l'acte de création fait de tensions plus profondes et de relations plus internes. L'uvre n'est que surface, utile à quelque brigue momentanée. On la célèbre moins pour elle que pour son rôle public (sa"vertu" dirait Montesquieu).

N'ayons pas l'illusion de croire que le champ littéraire est toujours d'essence monarchique ; disons que c'est ce qui lui convient le mieux. Bien des auteurs ont des penchants aristocratiques ou démocratiques. Quant au despotisme, il est l'adversaire acharné du champ littéraire, tant l'"humanisation" en cours l'irrite : il peut être scientifique (V), religieux (M) ou paranoïaque (E) (non que la science, la religion ou le sentiment soient forcément despotiques, mais parce qu'ils sont utilisés ainsi).

Application :

L'écrivain A. d'Aubigné, auteur d'un long poème épique Les Tragiques, est le cas typique de l'écrivain "maudit" dont l'uvre connaît les aléas de l'appréciation sans oublier un long purgatoire. Plutôt que de "fortune littéraire", doit-on parler d'"infortune" manifeste. C'est pourquoi la représentation que notre modèle expose quant aux variations critiques doit permettre d'échapper au constat habituel que l'on fait de cette injustice, au catalogue de l'influence du poète sur d'autres écrivains (P. Corneille, J. Racine, V. Hugo), pour établir un substrat explicatif ordonnant la recherche.

Ainsi, la parution tardive de l'oeuvre (1616), commencée en 1577 et quasi achevée en 1590, en pleine période de pacification des esprits (Edit de Nantes -1598), lui retire toute actualité et la ferveur d'un public sous le coup des événements (guerre de religions). Cette uvre construite selon un puissant réalisme (description des horreurs guerrières commises par les catholiques) et selon un lyrisme biblique grandiose (les scènes terrestres réfèrent aux épisodes de la Bible) se situe entre l'Axe V et l'Axe M, ce qui aura pour conséquence la désignation de l'Axe E (expressivité intense d'un témoignage unique réclamant une prise de conscience de chacun) comme "cible" ; de même, l'auteur étant conscient de son métier d'écrivain, il faut dire que son uvre recherche sur l'Axe E des valeurs supérieures ou égales à 5 (entre 5 et 9 : notre modèle ne peut être pour l'heure plus précis - cf. chapitre ultérieur "L'uvre comme formule"). Le fait que l'uvre n'ait pas eu le succès escompté dès sa parution correspond à ce temps de traversée et de première rencontre avec le public qui est fait de déviations sur ou sous évaluantes. Il est certain, dans ce cas, qu'il y a sous-évaluation, donc accrochage aux valeurs inférieures à 5 : Ecole, Mode, Marquage, Jeu. En effet les premiers témoignages alternent entre une question de rhétorique (la description de tableaux célestes est-elle convenante en tant que merveilleux chrétien équivalent du merveilleux païen ?), une envie d'imitation vu que le Roi Henri IV a apprécié ce poème, le sentiment de son évidente postérité, mais si l'on reconnaît là les trois premières valeurs donnant ainsi à l'érudit de quoi asseoir une classification et délimiter sa recherche, il ressort que l'appréciation se fixe assez vite sur la valeur 2 (Mode) au sens que toute l'uvre semble s'apparenter à une génération aux goûts précis et qui ne sont plus ceux de la nouvelle génération évoluant vers le Baroque.

L'oeuvre est alors immobilisée à l'axe submédian en tant qu'elle n'arrive pas à ré-atteindre l'Axe E, à sortir de la sphère d'influence propre à son Axe majeur à laquelle elle est constamment renvoyée. Le classicisme et le siècle des Lumières la maintiennent là, l'empêchant de recevoir une appréciation non plus "déviationnante" mais de "distorsions". Les rares témoignages de son existence ne peuvent oublier les opinions professées par l'auteur et condamnent son style rugueux trop symptômatique d'une époque. uvre partisane ne s'adressant point à tous. Emprunts ponctuels non avoués.

Il faut attendre le romantisme pour que Les Tragiques entrent vraiment dans cette phase de distorsions, i.e. effectuent la traversée de l'axe médian par un saut qualitatif. Le modèle nous explique l'existence d'une double entrée du public - antérieure et postérieure - selon une répartition égalitaire, et doit nous donner la forme de distorsion expérimentée - explosion, resserrement, rotation - prévalant pour juger de l'uvre. L'analyse des données montre alors que l'évaluation s'est produite d'abord grâce à des écrivains comme Chateaubriand, Hugo, et le critique Sainte-Beuve qui recherchaient en lui le témoignage d'époques méprisées, excessives et passionnées, irrationnelles et lyriques, à titre de justification de leurs propres préoccupations romantiques, alors que se développa vers la fin du XIXème s. un renouveau des études historiques protestantes redonnant place D'Aubigné. La forme adoptée est donc celle de "l'explosion", faire en sorte que l'uvre atteigne plusieurs valeurs sur l'Axe E qui en soulignent la richesse et l'ampleur, quand elle avait été injustement cantonnée à la valeur 2 (elle "s'étale" entre 2 et 9 selon les avis). Mais pour ce faire, il faut supposer la présence d'un public sur le versant "postérieur" qui lui fasse accéder à une valorisation universelle et non plus seulement historique, si bien que l'on prendra soin de différencier dans les essais évaluatifs ce qui est renvoi à une connaissance des sources d'inspiration du poète (évocation de l'époque) de ce qui est tentative pour rendre universelle l'uvre. On obtient là encore une meilleure représentation de la question : par exemple, entre Sainte-Beuve et Mérimée s'intéressant à l'ouvrage pour être un "concentré d'époque", E. Faguet le lestant justement de ce poids historique, et V. Hugo ou Baudelaire y voyant l'image de l'homme révolté et abandonné de tous. La forme de "l'explosion" s'apparente à une forme de critique générale (théorie dont les critères sont stylistiques, génériques, hypertextuels pour une appréciation universalisante à base proprement littéraire) que l'on voit fleurir justement à l'égard de ce poème, bien plus que des études psychologiques, ou sociologiques ou autres interprétations prises à l'extérieur des Lettres (effet d'une critique "de rotation"), et bien plus aussi que des essais ne retenant qu'un fragment audacieux, un thème étrange, ou une particularité quelconque (comme c'est le cas pour l'autre grand poète protestant de la même époque Du Bartas dont on n'a retenu que le goût pour la répétition imitant le redoublement en grec -" floflottant"-)qui caractérise la critique "resserrante". Toutefois dans cette période de traversée très instable, il s'observe des hésitations quant à la forme prévalente de critique dont l'analyste a ainsi soupçon de l'existence et possibilité de compréhension.

Bénéficiant actuellement d'une célébrité admise, l'uvre se stabilise dans ces deux emplois : expression d'une époque, révolte contre les puissants corrompus quels qu'ils soient. Elle se concentre peu à peu, après avoir "débordé", sur la valeur 8 de l'Axe E, celle où l'on est frappé par la force d'enchaînement, cette superbe façon de construire un sens à l'histoire trouble des hommes qu'il faut alors admettre ou refuser d'un bloc.

Ce que nous espérons suggérer, c'est bien que l'emploi de notre modèle est non seulement descriptif mais surtout qu'il donne à de simples "traces" de traduire tout ce qu'elles cachent selon un réseau d'intelligibilité complexe et significatif.

 

N.B. : nous renvoyons à la brochure d' A. Lebois intitulée "La Fortune littéraire des Tragiques d'A. D'Aubigné", Etudes de critique et d'histoire littéraire n° 5, sept-oct 1957, in Archives des lettres modernes, Paris.

 

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