Redirection en cours...

utquent-brendan-étude

PAGE D'ACCUEIL

Editions CARÂCARA

 

NAVIGATION DE SAINT BRENDAN
LA FASCINATION EXERCEE PAR LA LEGENDE DE SAINT BRENDAN

Première partie
(Etude de G.Vincent)

 

 

A. Histoire de la Critique Brendanienne ( ancienne et moderne )

I°) L'hagiographie:
a) La Vita Prima
b) Les Vies de saint Malo et la Betha Brenainn
c) La Vita secunda, le poème de Benedeit et la Vita du ms. de Lisbonne d) Les Versions allemandes et les Treize Apôtres d'Irlande
e) Positions du monde savant ancien
2°) La Critique Moderne :
a) Selmer et ses prédécesseurs
b) La théorie de Zimmer et les réactions suscitées
c) La théorie des Orientalistes
d) La Nav, un des reflets de la culture dans le Haut Moyen-Age

B. Etendue du succès de la Légende de Saint Brendan
1°) Les préoccupations géographiques
a) Géographes et Historiens
b) Le " Problème brendanique "
- pour une géographie imaginaire
- pour une géographie réelle
2°) Les Développements littéraires
a) Prières, sermons, formules magiques
b) L'Hagiographie irlandaise
c) L'Influence de la Nav

CONCLUSION
a) Un genre
b) Analyses comparatives
c) Le texte comme Orientation

 retour présentation

 Notes

 Annexes

 


Première partie

LA FASCINATION EXERCEE PAR LA LEGENDE DE SAINT BRENDAN

 

Des multiples témoignages concernant la légende de Saint Brendan au cours des siècles, se dégage à son sujet une fascination constante en Europe depuis le Haut Moyen Age, jusqu'à nos jours. A l'origine, peut-être, un texte littéraire : la Navigation de Saint Brendan ,racontant les aventures en mer d'un saint irlandais partant à la recherche du Paradis Terrestre et l'atteignant après maintes errances. A l'intérieur du récit, divers épisodes présentent des similitudes avec des littératures plus anciennes ou contemporaines aux époques du premier Moyen-Age ; d'autre part, la quête d'un Autre Monde fait partie de l'imaginaire humain le plus universel ; enfin, l'uvre est demeurée celle d'un anonyme dont il est difficile de préciser l'époque et le lieu où il vécut. Autant d'aspects créant autour de la Navigation de Saint Brendan un nuage d'inconnaissance et de mystère convenant à une véritable fascination.

Aussi, une histoire de cette fascination mérite d'être entreprise puisque tant d'articles et d'études sont venus grossir, au cours du temps, une critique digne d'être appelée " brendanienne ". Savants anciens et modernes, des différentes nations européennes, ont non seulement appliqué leurs instruments de mesure aux nombreux textes de la Navigation, mais les ont peut-être modifiés en raison même du sujet. L'ensemble forme cette critique brendanienne, où les multiples développements de la Légende de Saint Brendan sont passés en revue dans leurs relations, où le corps de la Navigation est disséqué dans sa constitution et composition- cela pour la Critique Moderne-, où une réinvention ou ré-écriture du texte s'effectue, où un résumé confiant ou sceptique des exploits du Saint est livré- cela plutôt pour la Critique Ancienne-. Patiemment superposées, ces analyses critiques, que nous ne pouvons pas toutes saisir par une synthèse ( doit-on d'ailleurs le souhaiter ? ), contribuent à accroître le charme de la Légende en question. Loin de vouloir juger les efforts de la Critique brendanienne, même si, par certains côtés, le reflet des préoccupations intellectuelles d'un lieu ou d'une époque, y est visible, notre projet est de lui rendre hommage, si nous la retraçons avec le plus d'exactitude possible.

En effet, la fascination exercée par le personnage mythique de Saint Brendan, nous paraît louable et de bon aloi. Il serait plus facile d'accuser le monde savant comme le grand public ( vu le succès de l'uvre ) de se complaire en de faux problèmes ou en des rêveries inutiles . Cela n'expliquerait pas les raisons d'une fascination. Mieux vaut s'intégrer mentalement aux différentes tentatives faites pour cerner l'étrangeté d'une navigation possible mais irréelle, visant peut-être à nous conduire vers toutes ces " îles " que la raison humaine place au loin, - lorsqu'elle désire s'ouvrir à l'incompréhensible-, pour servir d'étapes à notre course. Outre l'intérêt du monde savant, la célébrité de la légende auprès de tout un chacun présente l'avantage d'un renouvellement permanent, d'une fraîcheur d'invention propre déjà à la mythologie et aux avatars du folklore. Voilà qui nous impose de réfléchir aux motifs et aux modes qui ont toujours rendu actuel l'attrait de la Navigation de Saint Brendan.

A. Histoire de la Critique brendanienne ancienne et moderne :

1°) L'Hagiographie :

Le récit de la Vie des Saints est un genre littéraire, nommé hagiographie, dont le succès fut grand au Moyen-Age . Il prend comme modèles la Vie de Jésus ( Evangiles et Apocryphes confondus ), celle de deux ermites- Saint Antoine, Saint Paul de Thèbes- ( Saint Athanase en 367 après J. C. fut le biographe du premier ; Saint Jérôme en 374 ou 376 du second). Ce qui était modèles, devint vite cadres et schémas ; d'où le caractère répétitif des miracles prêtés aux saints. Mais sous ce formalisme, se dissimule souvent tout un travail critique que la Navigation de Saint Brendan peut illustrer : l'hagiographie irlandaise opéra un syncrétisme entre le monde païen celte et le christianisme ; l'hagiographie européenne se livra à une véritable ré-écriture de la légende de Saint Brendan, peut-être moins dans l'intention de changer l'esprit de l'uvre que dans le but de la diffuser en Europe en la conformant aux critères et exigences communes à ces époques. En ce sens, l'hagiographie mérite sa place dans l'histoire de la Critique brendanienne.

Entre le VI° s. et le VIII° s., l'Irlande connaît une période d'apogée historique : artistes, savants, moines élaborent une culture nouvelle assimilant l'apport de l'Antiquité et du Christianisme au vieux monde celtique. Bien que les témoignages écrits soient très rares, il apparaît qu'une symbiose s'effectue dans le domaine littéraire, conciliant thèmes anciens et nouveaux. Les Vies des saints irlandais semblent tributaires de ces siècles, même si, perdues dans leur première forme, elles ne nous sont parvenues qu'au travers de rares manuscrits latins du XIII°-XIV° s. La Navigation de Saint Brendan, si nous admettons qu'elle fut écrite en Irlande(1), peut être datée, dans sa rédaction, entre le VII°-VIII° siècle ;elle permet de donner une indication du travail hagiographique en Irlande, en ces siècles, de révéler comment la synthèse entre plusieurs thèmes littéraires s'est faite. Le christianisme apporte une vision dramatique de la Création ( Chute Originelle, Passion ), entraînant une nouvelle éthique ( plus ascétique, dévouée, et fondée sur l'Espérance ), et de nouveaux lieux de référence ou d'imagination ( Paradis, Jérusalem, le Désert et c) .La Navigation de Saint Brendan, sur ces points, montre son appartenance à la nouvelle foi, mais, parallèlement, demeurent d'autres thèmes dont il est difficile de juger l'orthodoxie : le Paradis n'est pas seulement pour la Fin des Temps, il a une assise terrestre à découvrir ; la mer, conçue selon les peuples de diverses façons est bien " l'antichambre de l'au-delà ", comme le dit G.Dumezil à propos de la littérature païenne irlandaise (2) ; c'est vers l'Ouest que la Terre de Promission sera atteinte, et non vers l'Est comme la Bible situerait l'Eden(3). Ces quelques exemples, que d'autres confirmeraient, pris en d'autres aspects de l'uvre ( Saint Brendan moine-forgeron, magicien connaissant le pouvoir des eaux, maître des animaux et c), sont suffisants pour nous éclairer sur la méthode hagiographique : au lieu de supprimer, il fut choisi de concilier et de juxtaposer, puisque toute image sert à louer la Création et à entraîner l'adhésion ou la conversion de l'homme à Dieu. L'hagiographie irlandaise, dans le cas précis de la Navigation de Saint Brendan, est donc, à la base, responsable, nous semble-t-il, de la création d'un texte littéraire riche et ouvert, née d'une expérience intellectuelle originale

( fondée sur l'acceptation de plusieurs cultures).

Mais si l'origine irlandaise de la Nav. peut être contestée, - ce qui, d'ailleurs, n'a aucune importance, pas plus que la nationalité de l'auteur-, et si nous optons pour quelque pays européen continental ( Lotharingie, Bretagne, Allemagne du Sud ), nous nous trouvons en présence d'une critique hagiographique plus étendue par ses témoignages, plus récente et plus vivace que le travail précédent des Irlandais. Cette forme de critique court sur plusieurs siècles : de la Réforme Carolingienne ( IX° s. ) à la fin du XIV° siècle. Certes, bien des différences ont dû exister entre tous ces travaux hagiographiques selon l'époque, le lieu, les préoccupations. Toutefois, notre étude ne saurait les décrire mais nous en avons le soupçon, puisque l'on observe un dédoublement de notre texte ( Navigation et Vie ), la préférence que certaines générations marquent pour des versions de la Nav soit en langues vernaculaires, soit en langue latine, soit en vers soit en prose. Car l'hagiographie continentale recouvre cet ensemble abondant et réussit une diffusion générale(4) en Europe de la Légende de Saint Brendan. Aussi, avant de passer en revue les principales adaptations, de la Nav, nous tiendrons compte des modèles servant aux Vies des saints, pour observer comment l'influence de ces derniers affecte notre texte.

La Vie d'un saint emprunte aux Apocryphes (5) son arsenal de merveilleux, ses recettes de miracles, et à la Vie du Christ une certaine composition. A une enfance pleine de prodiges, succèdent les prouesses du Saint adulte, et une mort édifiante. Pour l'enfance du Christ, l'imagination populaire que nous transmettent le Protévangile de Jacques (6) , l'Evangile du Pseudo-Mathieu(7) , Le Livre Arménien de l'Enfance (8) , l'Evangile Arabe de l'Enfance (9), a inventé de nombreuses saynètes où l'enfant Jésus est décrit dans ses espiègleries et ses ruses, dans ses premières guérisons ou miracles. Ne dessèche-t-il pas les mains de ses camarades envieux ? Ne les transforme-t-il pas en brebis ? Ne le voit-on pas commander à un arbre de s'incliner pour que sa mère ait de l'ombre et des fruits ? Autant d'anecdotes visant à combler l'auditeur de prouesses quelque peu superfétatoires. Les mêmes traits d'affabulation se trouvent, lors de la Passion du Christ, dans l'Evangile de Pierre (10), l'Evangile de Nicodème (11), où une large part du récit est celle de la Descente Aux Enfers du Seigneur, visitant les morts, les libérant de Satan, détruisant ce dernier. Aux influences des Apocryphes, s'ajoutent, dans l'hagiographie, symboles et allégories médiévales, complaisances au public dans le but de l'étonner ou de l'édifier. Le résultat en est toujours l'esprit de synthèse ( ouverture au monde hellénistique, musulman même ) mais avec le souci d'intervenir, d'agir sur autrui, ou de diffuser de façon aisée et plaisante ( en utilisant les armes de la rhétorique), quelques compréhensions, par analogie, de la religion chrétienne .Les défauts sont ceux d'une culture moyenne, facile et obligatoirement répétitive (12), puisque l'hagiographie renseigne au travers des épisodes de la vie du saint, sur un pays, sur des murs, sur l'Histoire sans en faire l'objet d'une étude approfondie et unique.

Aussi, devant la Navigation de Saint Brendan, qui ne comporte ni enfance, ni miracles de l'âge mûr, l'hagiographie aura pour souci de compléter ces manques, ou, de lui faire réintégrer le " moule " ordinaire des Vies. En effet, les deux hypothèses sont pensables, d'autant qu'elles peuvent être conciliées . Car l'originalité de la Nav est si grande que l'on est en mesure de soutenir qu'elle fut tirée d'une Vie de Saint Brendan ( ancienne, et perdue ) et que l'on voulut la rendre à nouveau conforme aux autres vies des saints , ou bien, pour que le succès de la Nav fût manifeste, l'on s'employa à l'agrémenter d'un début et d'une fin dont la symbolique chrétienne fut plus nette aux esprits. Dans les deux cas, l'hagiographie supporte la concurrence des deux textes, la Nav et la Vie, avec une préférence pour la Vie dans la mesure où le genre en est plus déterminé et fonctionnel. Désir d'appropriation ou de ré-appropriation, mais aussi respect devant la simplicité de la Nav, ce dont témoignent les quelques 120 mss. des bibliothèques européennes qui nous sont parvenus, de la Nav, parallèlement aux diverses Vies.

Les principaux textes hagiographiques qui ont trait à l'aventure du saint sont les suivants : Vita prima sancti Brendani et Vita secunda sancti Brendani (13); la Vie de Saint Brendan en Vieil-Irlandais ou Betha Brenainn ainsi que les Treize Apôtres d'Irlande, texte aussi en Vieil-Irlandais (14); le poème en anglo-normand de Benedeit et la Vita du ms. de Lisbonne, en raison de leur commune origine (un texte en Vieux-Français perdu) (15);un poème en Moyen-Allemand issu d'un texte en langue franconnienne et qui semble bien être la version la plus commune et standard dans le monde germanique (16); les deux Vies de Saint Malo,disciple de Saint Brendan et dont le voyage imite nettement la Nav (17).

Ces textes donnent déjà de façon approximative, l'étendue de l'imaginaire et de la pensée

hagiographiques. D'autre part, il est impossible de séparer ces récits selon qu'ils sont écrits

en latin ou en langues vernaculaires pour juger de leur caractère savant ou populaire : le

poème de Benedeit, écrit en anglo-normand, est fort travaillé et s'adresse à une cour

royale; la Vie du ms de Lisbonne, en latin, n'est "soulevée" par aucune intention littéraire, et

n'est qu'une recension abrégée des aventures du Saint. Enfin, il faut préciser que tous les

textes hagiographiques se rapportant à la légende de Saint Brendan ne sont pas, dans notre

étude, présentés : d'autres développements en langues vernaculaires ou en latin (parfois en

vers, parfois en prose) (18) (19) à partir des oeuvres citées ci-dessus, ont couru à travers

l'Europe, mais 1es grandes orientations (ou déviations) de la légende de Saint Brendan ne

provenant pas de ces textes annexes, il vaut mieux les écarter momentanément, pour ne garder

que les oeuvres principales. Ces dernières nous situent les bornes de la pensée hagiographique

si nous considérons les motifs (20) variés qui ont été prêtés à Saint Brendan dans sa quête de

la Terre de Promission.

a) La Vita Prima Sancti Brendani est tirée de mss. du XIV° et XV° siècles (21), mais date, quant à sa rédaction du XI°-XII° siècles, semble-t-il. Conforme aux modèles des Vies, elle nous raconte la naissance prodigieuse de Saint Brendan (annoncée par un prophète, s'accompagnant de celle de Trente veaux durant la nuit, qui lui sont d'ailleurs offerts) loué par les anges dans le Ciel, baptisé " Brendan " ( en raison de l'abondante rosée - irl-"broen" goutte - répandue en ce matin-là - §§ 2 et 3)-,et son enfance pleine de prodiges ( allaité par un cerf -§ 4-, Saint Brendan refuse de jouer avec une petite fille qu'il frappe, afin de préserver sa pureté § 5; il métamorphose un homme en pierre pour le faire échapper à des brigands lâchés à sa poursuite - § 6; fait jaillir de l'eau d'un rocher § 7, prophétise le 1ieu d'un sanctuaire pour son maître Saint Jarlatheus § 8, ressuscite un mort, invente une règle § 10-11).,avant d'aborder la Navigation du Saint. Nous reconnaissons, dans ces récits fabuleux, l'influence des Evangiles ( prophètes, anges dans la Ciel ), de la Bible ( l'eau issue du rocher -Moïse), des Apocryphes ( Jésus dessèche la main de ses camarades jaloux, ressuscite les morts, métamorphose autrui; Saint Brendan fait de même), de coutumes païennes ( l'allaitement par un cerf fait penser à Romulus et Rémus; les trente veaux offerts nous renvoient à la conception indo-européenne de la fortune fondée sur le bétail ). Toutefois cette affabulation n'affecte pas la Nav et ne nous permet pas de dire encore si l'on s'en éloigne ou non. Or, si le but de la Nav est d'atteindre le Paradis nommé " Terra Repromissionis ", celui de la Vita est de suivre l'exemple d'Abraham ("Va-t-en de ta terre et ta patrie" ­Gen XII-l-), compris comme une invitation au voyage et à la vie érémitique (le ms. Salm.I l'indique : "terram secretam in mari ab hominibus semotam"). Il ne s'agit plus d'une Terre Rédimée avant la Fin des Temps, mais d'un Lieu où être anachorète afin de l'enseigner à d'autres. Certes demeure l'idée qu'un tel lieu est en mer, vers l'Ouest, tandis que l'Eden biblique est représenté dans les écritures (Gén. II -8-15), à l'Est, dans une région montagneuse, à l'origine de quatre fleuves dont les noms ne sont pas certains. Dans un poème en Vieil-Irlandais (22) du Xème siècle, pour "régulariser" la situation de cette Terre paradisiaque, vue par Saint Brendan, l'auteur anonyme fera effectuer au saint un voyage vers l'Est (jusqu'à Ceylan), ce qui nous prouverait que la Nav, malgré les efforts de l'hagiographie pour rendre plus vraisemblable le récit (un lieu où être ermite, est plus réel qu'un lieu de Rédemption), nécessitait encore une réorientation du voyage (vers l'Est).

Si le projet n'est plus le même, les moyens pour le réaliser se modifient : dans la Nav, Saint Brendan recevait la visite d'un moine Barinthus qui revenait lui même de la Terra Repromissionis (au niveau du récit, le lecteur connaît ainsi dès le début, le lieu paradisiaque; privé de toute attente, son intérêt se porte sur chaque nouvel épisode) et pouvait ainsi le renseigner; dans la Vita, en songe, en vision, et par le jeûne, Saint Brendan reçoit l'aide du Seigneur et "voit une île très agréable sur l'Océan":§12) directoque in equora prospectu, insulam vidit amenissimam".

D'autre part, sa vision est confirmée ultérieurement par le récit de Barintus. Ainsi, dans le premier cas, l'agent est un homme (dont on ne sait si le retour est dû à une faute, ou à un échec) en pleurs - Barintus; dans le second, c'est un songe inspiré par le Seigneur, sur le modèle de la Terre Promise au peuple d'Israël. D'autres moyens, disions-nous, apparaissent : 17 hommes dans la Nav, sur un coracle; 90 hommes (23) sur trois coracles dans la Vita; d'autres durées aussi : 7 ans de route dans la Nav; 5 ans, dans la Vita, aboutissent à un retour et à une visite chez sainte Ita - § 71 -, leur expliquant leur échec en raison de ces peaux d'animaux morts utilisés pour le coracle ("quia terra sancta est valde, in qua sanguis humanus non est effusus"), et 2 ans pour une nouvelle expédition réussie cette fois-ci, grâce à un navire en bois (avec 60 compagnons).

Enfin au projet initial et aux moyens modifiés, s'ajoute une autre utilisation de l'aventure du saint après son retour : dans la Nav, Saint Brendan revient, transmet moins sa route qu'une espérance, celle que ce lieu de Promission sera révélé aux chrétiens lors de leur Persécution, et meurt ensuite; la Vita se veut moins dramatique puisque le lieu atteint n'est plus qu'une "terre très désirable" ("terra valde desiderabilis" § 76), où vit un vieillard, ermite attendant la venue du Saint pour mourir et être enterré par lui, au lieu du jeune homme de la Nav révélant à Saint Brendan la clef de son aventure (i.e. la "Terra Repromissionis" est ouverte aux hommes, à l'avenir) et la nécessité du retour. Moins dramatique et plus moralisatrice est la Vita, recommandant au saint de combattre les crimes de son peuple (" scelera enim gentium per te abscindentur " p. 139 § 76 ), puisque sa vie ne s'arrête pas à ce voyage. On aperçoit, de même, que les épisodes de l'aventure ne sont pas pensés semblablement dans les deux textes . Donnons deux exemples : ce qui, dans la Nav, est un monstre surgi des flots et luttant contre un griffon(Ch. 26), devient dans la Vita un chat sauvage dévorant des poissons - § 75 -; les îles aux fruits merveilleux dans la Nav - Ch. 25 - fournissent aussi dans la Vita des pierres précieuses en grand nombre § 66 -.Si la Nav délibérément, opte pour la description d'un autre Monde, où la faune et la flore sont fabuleuses, la Vita ménage son lecteur par quelque vraisemblance (un chat), et par un merveilleux plus classique (lié à l'appétit de richesses). Mais considérons les aventures du saint que nous rapporte la Vita, après son retour en Irlande: à la suite d'une faute (un jeune homme qui a préféré sauver un enfant de la noyade plutôt que de demeurer avec le saint, est englouti sous les yeux indifférents du saint, par les flots, tandis que l'enfant est sauvé par un miracle.§ 81), Saint Brendan est envoyé en pénitence ou en mission d'évangélisation, .en Grande Bretagne et en Gaule, où il multiplie miracles et fondations de monastères. L'intention est évidente : au voyage en mer, fait pendant un voyage sur terre plus habituel. C'est pourquoi, au cours de ses séjours en terres étrangères, Saint Brendan, par trois fois, réconforte ses compagnons en leur rappelant leurs épreuves en mer ( § 99 - pourquoi craindre en forêt la chute des arbres, lorsque leur navire a glissé de nuit sous une île aérienne soutenue par quatre colonnes ? § 97 - pourquoi craindre le froid et la neige lorsque l'on connaît les peines attendant l'infidèle, celles de Judas vu en mer ? § 100 - prier pour le repos des morts est nécessaire et efficace puisqu'en mer par leurs prières, un homme apparu dans un nuage ténébreux, leur est réapparu dans les couleurs jaunes et blanches d'un nuage, symbole de sa salvation ). Le voyage en mer est ainsi ré-utilisé en vue d'une édification morale, d'un encouragement lors d'épreuves quotidiennes, bien réelles. Et si Saint Brendan prophétise sa mort (§ 102-103) et souhaite être enterré à Clonfert (ce qu'il n'obtient qu'en promettant à un jeune homme réclamant son corps, la royauté à lui et à ses descendants ), il meurt sur le seuil de sa maison en prononçant les paroles d'un psaume, bien que dans un seul ms. (Salm II) il nous soit décrit mourant avec angoisse ( "timeo si solus migravero, si tenebrosum iter fuerit ; timeo inexpertam regionem, regis presentiam, judicis sententiam" ). Ce dernier trait, peut- être trop humain pour être digne d'un saint, n'apparaît nulle part ailleurs (24). Comment donc la Vita interprète-t-elle la Nav ? Projet initial, moyens, intention finale, sont modifiés dans le sens d'une evhémérisation ( rationalisation en vue de rendre le récit plus crédible et vraisemblable). Regardons maintenant ce qu'il en est des autres textes.

 

a) La Vita Prima Sancti Brendani est tirée de mss. du XIV° et XV° siècles , mais date, quant à sa rédaction du XI°-XII° siècles, semble-t-il. Conforme aux modèles des Vies, elle nous raconte la naissance prodigieuse de Saint Brendan (annoncée par un prophète, s'accompagnant de celle de Trente veaux durant la nuit, qui lui sont d'ailleurs offerts) loué par les anges dans le Ciel, baptisé " Brendan " ( en raison de l'abondante rosée - irl-"broen" goutte - répandue en ce matin-là - §§ 2 et 3)-,et son enfance pleine de prodiges ( allaité par un cerf -§ 4-, Saint Brendan refuse de jouer avec une petite fille qu'il frappe, afin de préserver sa pureté § 5; il métamorphose un homme en pierre pour le faire échapper à des brigands lâchés à sa poursuite - § 6; fait jaillir de l'eau d'un rocher § 7, prophétise le 1ieu d'un sanctuaire pour son maître Saint Jarlatheus § 8, ressuscite un mort, invente une règle § 10-11).,avant d'aborder la Navigation du Saint. Nous reconnaissons, dans ces récits fabuleux, l'influence des Evangiles ( prophètes, anges dans la Ciel ), de la Bible ( l'eau issue du rocher -Moïse), des Apocryphes ( Jésus dessèche la main de ses camarades jaloux, ressuscite les morts, métamorphose autrui; Saint Brendan fait de même), de coutumes païennes ( l'allaitement par un cerf fait penser à Romulus et Rémus; les trente veaux offerts nous renvoient à la conception indo-européenne de la fortune fondée sur le bétail ). Toutefois cette affabulation n'affecte pas la Nav et ne nous permet pas de dire encore si l'on s'en éloigne ou non. Or, si le but de la Nav est d'atteindre le Paradis nommé " Terra Repromissionis ", celui de la Vita est de suivre l'exemple d'Abraham ("Va-t-en de ta terre et ta patrie" ­Gen XII-l-), compris comme une invitation au voyage et à la vie érémitique (le ms. Salm.I l'indique : "terram secretam in mari ab hominibus semotam"). Il ne s'agit plus d'une Terre Rédimée avant la Fin des Temps, mais d'un Lieu où être anachorète afin de l'enseigner à d'autres. Certes demeure l'idée qu'un tel lieu est en mer, vers l'Ouest, tandis que l'Eden biblique est représenté dans les écritures (Gén. II -8-15), à l'Est, dans une région montagneuse, à l'origine de quatre fleuves dont les noms ne sont pas certains. Dans un poème en Vieil-Irlandais du Xème siècle, pour "régulariser" la situation de cette Terre paradisiaque, vue par Saint Brendan, l'auteur anonyme fera effectuer au saint un voyage vers l'Est (jusqu'à Ceylan), ce qui nous prouverait que la Nav, malgré les efforts de l'hagiographie pour rendre plus vraisemblable le récit (un lieu où être ermite, est plus réel qu'un lieu de Rédemption), nécessitait encore une réorientation du voyage (vers l'Est).

Si le projet n'est plus le même, les moyens pour le réaliser se modifient : dans la Nav, Saint Brendan recevait la visite d'un moine Barinthus qui revenait lui même de la Terra Repromissionis (au niveau du récit, le lecteur connaît ainsi dès le début, le lieu paradisiaque; privé de toute attente, son intérêt se porte sur chaque nouvel épisode) et pouvait ainsi le renseigner; dans la Vita, en songe, en vision, et par le jeûne, Saint Brendan reçoit l'aide du Seigneur et "voit une île très agréable sur l'Océan":§12) directoque in equora prospectu, insulam vidit amenissimam".

 

D'autre part, sa vision est confirmée ultérieurement par le récit de Barintus. Ainsi, dans le premier cas, l'agent est un homme (dont on ne sait si le retour est dû à une faute, ou à un échec) en pleurs - Barintus; dans le second, c'est un songe inspiré par le Seigneur, sur le modèle de la Terre Promise au peuple d'Israël. D'autres moyens, disions-nous, apparaissent : 17 hommes dans la Nav, sur un coracle; 90 hommes sur trois coracles dans la Vita; d'autres durées aussi : 7 ans de route dans la Nav; 5 ans, dans la Vita, aboutissent à un retour et à une visite chez sainte Ita - § 71 -, leur expliquant leur échec en raison de ces peaux d'animaux morts utilisés pour le coracle ("quia terra sancta est valde, in qua sanguis humanus non est effusus"), et 2 ans pour une nouvelle expédition réussie cette fois-ci, grâce à un navire en bois (avec 60 compagnons).

Enfin au projet initial et aux moyens modifiés, s'ajoute une autre utilisation de l'aventure du saint après son retour : dans la Nav, Saint Brendan revient, transmet moins sa route qu'une espérance, celle que ce lieu de Promission sera révélé aux chrétiens lors de leur Persécution, et meurt ensuite; la Vita se veut moins dramatique puisque le lieu atteint n'est plus qu'une "terre très désirable" ("terra valde desiderabilis" § 76), où vit un vieillard, ermite attendant la venue du Saint pour mourir et être enterré par lui, au lieu du jeune homme de la Nav révélant à Saint Brendan la clef de son aventure (i.e. la "Terra Repromissionis" est ouverte aux hommes, à l'avenir) et la nécessité du retour. Moins dramatique et plus moralisatrice est la Vita, recommandant au saint de combattre les crimes de son peuple (" scelera enim gentium per te abscindentur " p. 139 § 76 ), puisque sa vie ne s'arrête pas à ce voyage. On aperçoit, de même, que les épisodes de l'aventure ne sont pas pensés semblablement dans les deux textes . Donnons deux exemples : ce qui, dans la Nav, est un monstre surgi des flots et luttant contre un griffon (Ch. 26), devient dans la Vita un chat sauvage dévorant des poissons - § 75 -; les îles aux fruits merveilleux dans la Nav - Ch. 25 - fournissent aussi dans la Vita des pierres précieuses en grand nombre § 66 -.Si la Nav délibérément, opte pour la description d'un autre Monde, où la faune et la flore sont fabuleuses, la Vita ménage son lecteur par quelque vraisemblance (un chat), et par un merveilleux plus classique (lié à l'appétit de richesses). Mais considérons les aventures du saint que nous rapporte la Vita, après son retour en Irlande: à la suite d'une faute (un jeune homme qui a préféré sauver un enfant de la noyade plutôt que de demeurer avec le saint, est englouti sous les yeux indifférents du saint, par les flots, tandis que l'enfant est sauvé par un miracle.§ 81), Saint Brendan est envoyé en pénitence ou en mission d'évangélisation, .en Grande Bretagne et en Gaule, où il multiplie miracles et fondations de monastères. L'intention est évidente : au voyage en mer, fait pendant un voyage sur terre plus habituel. C'est pourquoi, au cours de ses séjours en terres étrangères, Saint Brendan, par trois fois, réconforte ses compagnons en leur rappelant leurs épreuves en mer (§ 99 - pourquoi craindre en forêt la chute des arbres, lorsque leur navire a glissé de nuit sous une île aérienne soutenue par quatre colonnes ? § 97 - pourquoi craindre le froid et la neige lorsque l'on connaît les peines attendant l'infidèle, celles de Judas vu en mer ? § 100 - prier pour le repos des morts est nécessaire et efficace puisqu'en mer par leurs prières, un homme apparu dans un nuage ténébreux, leur est réapparu dans les couleurs jaunes et blanches d'un nuage, symbole de sa salvation ). Le voyage en mer est ainsi ré-utilisé en vue d'une édification morale, d'un encouragement lors d'épreuves quotidiennes, bien réelles. Et si Saint Brendan prophétise sa mort (§ 102-103) et souhaite être enterré à Clonfert (ce qu'il n'obtient qu'en promettant à un jeune homme réclamant son corps, la royauté à lui et à ses descendants ), il meurt sur le seuil de sa maison en prononçant les paroles d'un psaume, bien que dans un seul ms. (Salm II) il nous soit décrit mourant avec angoisse ( "timeo si solus migravero, si tenebrosum iter fuerit ; timeo inexpertam regionem, regis presentiam, judicis sententiam" ). Ce dernier trait, peut- être trop humain pour être digne d'un saint, n'apparaît nulle part ailleurs . Comment donc la Vita interprète-t-elle la Nav ? Projet initial, moyens, intention finale, sont modifiés dans le sens d'une evhémérisation ( rationalisation en vue de rendre le récit plus crédible et vraisemblable). Regardons maintenant ce qu'il en est des autres textes.

 

b) Les Vies de Saint Malo et la Betha Brenainn :

Proches de la Vita dans leurs différences avec la Nav, se trouvent être les deux Vies de Saint Malo (25) (l'une écrite par l'évêque Bili - 866-915 - ms. Oxford Cod. Latin 595; l'autre par un anonyme - ms. British Museum Reg. 13 A - Xème s.), ainsi que la Betha Brenainn (26)

( Vie de Brendan composée aux XI-XIIème s., en Vieil Irlandais, tirée du Livre de Lismore, -ms. du XVème s.). Le motif du voyage est d'ordre monacal : dans la Vie de Saint Malo par Bili, Saint Malo disciple de Saint Brendan obéit à ce dernier voulant rechercher 1'île Yma

(i-e. extrême - Ch. 16); dans la version de l'anonyme, c'est pour fuir les vanités et l'instabilité du monde qu'un premier voyage vers "l'Ultima Insula" (i-e. 1'île lointaine - Ch. 7 -) est entrepris, ainsi que, peut-être la jalousie de ses compagnons le trouvant trop parfait; dans la Betha Brenainn, c'est au cours de son ordination que Saint Brendan impressionné par les paroles de Mathieu( 19-29 "Abandonne père, mère) demande à Dieu, en secret, un lieu où vivre loin des hommes. Dans chacun de ces cas, le saint entreprend sa quête pour vivre plus évangéliquement; il ne reçoit plus la visite d'un messager venu de l'Au-delà (Barintus dans la Nav ), ni la vision du lieu ( obtenue par prière et jeûne dans la Vita ). La quête se fait donc dans un contexte plus traditionnel : désir de vivre en ermite. Les moyens se font autres : 158 compagnons sur un bateau ( Betha Br.) 95 hommes sur un seul bateau aussi (Vie de Saint Malo par Bili), 95 hommes lors des deux premiers voyages avec Saint Brendan (vie de Saint Malo par un anonyme). Dans les deux Vies de Saint Malo, il est intéressant de noter le. réduction que subit la Nav de Saint Brendan : des épisodes de l'aventure de Saint Brendan, ne demeurent que la messe de Pâques célébrée sur une baleine, la découverte d'une fontaine (mêlée de pierres précieuses, et près d'elle le plant d'une variété de palmiers rapporté en Irlande); la résurrection du corps d'un géant païen qui leur raconte les tourments de l'Enfer remplace l'île des forgerons et l'île de Judas dans la Nav. Mais si la Betha Br. suit de près la Vita, les deux Vies de Saint Malo adoptent l'idée que la Terre Lointaine est inaccessible (entourée d'un mur d'or semblable à du verre, ou du cristal - thème de l'île de verre propre aux légendes celtiques) pour des saints puisque leur devoir n'est pas de fuir le monde mais de convaincre les hommes de vivre chrétiennement. Ainsi, l'intention finale, c'est-à-dire l'utilisation du voyage en mer, aboutit à un autre type de voyage, vers la Bretagne, pour y fonder le monastère d'Alet (Saint Malo), en étendre l'influence jusqu'en Aquitaine par des miracles, après avoir quitté famille et patrie à tout jamais, sans idée de retour. La navigation en mer s'intègre alors dans un plan divin : étape première à un sacerdoce, elle doit s'effacer devant les nécessités de la diffusion de la foi; elle est, même, quelque peu condamnée, pour son égoïsme, son goût de délices inaccessibles immédiatement à l'homme; on lui préfère un engagement dans le monde sans aucun doute. Il y a moins évhémérisation que moralisation de la Nav. dans ce deuxième groupe de textes hagiographiques.

c) La Vita secunda, le poème de Benedeit,, et la Vita du ms.de Lisbonne :

Proches de la Vita dans leurs différences avec la Nav, se trouvent être les deux Vies de Saint Malo (25) (l'une écrite par l'évêque Bili - 866-915 - ms. Oxford Cod. Latin 595; l'autre par un anonyme - ms. British Museum Reg. 13 A - Xème s.), ainsi que la Betha Brenainn (26)

( Vie de Brendan composée aux XI-XIIème s., en Vieil Irlandais, tirée du Livre de Lismore, -ms. du XVème s.). Le motif du voyage est d'ordre monacal : dans la Vie de Saint Malo par Bili, Saint Malo disciple de Saint Brendan obéit à ce dernier voulant rechercher 1'île Yma

(i-e. extrême - Ch. 16); dans la version de l'anonyme, c'est pour fuir les vanités et l'instabilité du monde qu'un premier voyage vers "l'Ultima Insula" (i-e. 1'île lointaine - Ch. 7 -) est entrepris, ainsi que, peut-être la jalousie de ses compagnons le trouvant trop parfait; dans la Betha Brenainn, c'est au cours de son ordination que Saint Brendan impressionné par les paroles de Mathieu( 19-29 "Abandonne père, mère) demande à Dieu, en secret, un lieu où vivre loin des hommes. Dans chacun de ces cas, le saint entreprend sa quête pour vivre plus évangéliquement; il ne reçoit plus la visite d'un messager venu de l'Au-delà (Barintus dans la Nav ), ni la vision du lieu ( obtenue par prière et jeûne dans la Vita ). La quête se fait donc dans un contexte plus traditionnel : désir de vivre en ermite. Les moyens se font autres : 158 compagnons sur un bateau ( Betha Br.) 95 hommes sur un seul bateau aussi (Vie de Saint Malo par Bili), 95 hommes lors des deux premiers voyages avec Saint Brendan (vie de Saint Malo par un anonyme). Dans les deux Vies de Saint Malo, il est intéressant de noter le. réduction que subit la Nav de Saint Brendan : des épisodes de l'aventure de Saint Brendan, ne demeurent que la messe de Pâques célébrée sur une baleine, la découverte d'une fontaine (mêlée de pierres précieuses, et près d'elle le plant d'une variété de palmiers rapporté en Irlande); la résurrection du corps d'un géant païen qui leur raconte les tourments de l'Enfer remplace l'île des forgerons et l'île de Judas dans la Nav. Mais si la Betha Br. suit de près la Vita, les deux Vies de Saint Malo adoptent l'idée que la Terre Lointaine est inaccessible (entourée d'un mur d'or semblable à du verre, ou du cristal - thème de l'île de verre propre aux légendes celtiques) pour des saints puisque leur devoir n'est pas de fuir le monde mais de convaincre les hommes de vivre chrétiennement. Ainsi, l'intention finale, c'est-à-dire l'utilisation du voyage en mer, aboutit à un autre type de voyage, vers la Bretagne, pour y fonder le monastère d'Alet (Saint Malo), en étendre l'influence jusqu'en Aquitaine par des miracles, après avoir quitté famille et patrie à tout jamais, sans idée de retour. La navigation en mer s'intègre alors dans un plan divin : étape première à un sacerdoce, elle doit s'effacer devant les nécessités de la diffusion de la foi; elle est, même, quelque peu condamnée, pour son égoïsme, son goût de délices inaccessibles immédiatement à l'homme; on lui préfère un engagement dans le monde sans aucun doute. Il y a moins évhémérisation que moralisation de la Nav. dans ce deuxième groupe de textes hagiographiques.

c)La Vita secunda, le poème de Benedeit,, et la Vita du ms.de Lisbonne :

L.'hagiographie ne s'en tient pas à ses seuls aspects lorsque l'on prend en compte le poème anglo-normand de Benedeit -début XIIème s.- et les textes qui lui sont afférents et contemporains (la Vita Secunda Sancti Brendani, du ms 3496 de la Bodleienne - XIIIèmes. -; et la Vita du ms. de Lisbonne Codex 256 - XIVème s,) (27). Le travail hagiographique ne porte plus que sur l'aventure en mer, puisque, comme pour la Nav, la vie de Saint Brendan est circonscrite par cette même aventure. Mais s'il n'y a plus d'enfance ni d'exploits après l'épreuve en mer, des différences notables se font entre la Nav et le poème de Benedeit. La curiosité ou le désir de retrouver le lieu de la pureté première sont les motifs du départ, bien que Saint Brendan multiplie les précautions, en confessant son projet à Barint, en jeûnant et priant jusqu'à ce qu'un ange lui apparaisse pour l'instruire de son voyage. Benedeit insiste davantage sur les préparatifs, l'aspect inhabituel du voyage, les efforts pour le réaliser, si bien que nous découvrons, dans ce souci de mise en valeur des qualités humaines du saint, une dramatisation du récit que la Nav souligne peu de son côté. En ce sens aussi Benedeit et les deux autres Vies sont loin des tentatives de la Vita Prima (rationalisation où le voyage est rendu pratiquement possible) puisque les difficultés rencontrées sont vaincues surtout par les efforts du saint et de ses compagnons et visent à accroître l'intérêt des auditeurs pour le déroulement de l'action. La psychologie, l'art du récit, se confortent d'une pensée allégorique constante tout au long du poème, dénotant une cohérence que la Nav ne possède pas : symbolique des nombres, itinéraire labyrinthique (pèlerinage), choix dans l'orientation (Les Quatre Points Cardinaux ayant tous une valeur spirituelle différente), évènements et décors référentiels forment la trame de l'uvre. Allégorisation et dramatisation (28) caractérisent cet ensemble de textes, si l'on prend toujours comme point de repère la Nav.

Enfin, un dernier groupe de textes (du XIIIème-XIVème siècle ) comprenant comme types

d)Les Versions allemandes et Les Treize Apôtres d'Irlande

Les poèmes en moyen-allemand (29) ou les Treize Apôtres d'Irlande (Vieil-Irlandais) (30),nous placent en plein fantastique, où l'aventure, de merveilleuse et spirituelle, devient étrange, voire inquiétante. Dernier avatar de la Nav, dans les versions diffusées dans le monde germanique, il est dit que Saint Brendan lit une description des peines infernales, du Purgatoire, du Paradis dont il doute, et que dans sa colère, il jette le livre au feu ;un ange lui apparaît, lui reprochant son incrédulité; en pénitence, avec 70 compagnons, il doit faire ce voyage en mer pour découvrir les Merveilles de Dieu et à son retour en témoigner par écrit. Une telle modification mérite d'être notée : si Saint Brendan lit ses propres aventures, son doute et la destruction de ce livre le conduiront à entreprendre, cette fois-ci, réellement son voyage de manière à reconstituer le récit. Le fantastique est dans cette répétition du Temps, et dans cette mise en doute de la raison la plus courante ; ce qui surprend aussi dans les récits en vieil-allemand c'est bien le caractère littéraire que prend la navigation du saint. Les références y sont nombreuses à d'autres textes littéraires : outre le navire comparé à l'Arche de Noé, les êtres fabuleux rencontrés renvoient aux légendes germaniques, à des écrits antérieurs helléniques ou autres que l'on cite même. En cela, il y a accord avec le message initial donné à Saint Brendan : l'écrit préfigure la réalité et la devance, à l'image des Ecritures. Dans les Treize Apôtres d'Irlande, où poèmes et récits en prose se mêlent, c'est une fleur merveilleuse qui est à l'origine du voyage de Saint Brendan; en plein concile, surgit cette fleur provenant de la Terre de Promission; l'assemblée stupéfaite envisage de partir à la découverte de cette Terre et tire au sort celui qui entreprendra la quête; le sort tombe sur Brendan de Birr (homonyme de Brendan de Clonfert) trop âgé pour mener à bien l'aventure; Brendan est alors choisi et avec 158 compagnons (ou 118), sur un bateau, part en mer. Les épisodes suivants conservent cette allure fantaisiste (Fêtes sur le dos de la baleine; diable grimpé au mât; vue des tourments infernaux; lamentation; tempêtes; Judas). Un tel souffle poétique et imaginaire rapproche cette oeuvre de la version allemande elle aussi, énigmatique et inquiète.

En conséquence, le contenu de la critique hagiographique brendanienne est le suivant : evhémérisation, moralisation, allégorisation, poétisation. C'est, par ces quatre méthodes, que l'hagiographie semble avoir réussi le succès et la diffusion de la légende de Saint Brendan en Europe, -ainsi que la transformation de la Nav (à supposer que ce texte fût à la base, et dans le cas contraire, sa "surveillance"). En effet, tous ces efforts de ré-écriture sont liés à l'étrangeté littéraire et philosophique de la Nav, à sa séduction évocatrice, faisant naître bien des développements ( dont le souci de cohérence menace a contrario la Nav. ,d'une structure désordonnée). Nous résumerons ainsi par un tableau ces principales variations :

 oeuvres Nav Groupe I (Vita Prima) Groupe II (Saint Malo) Groupe III (Benedeit) Goupe IV (poème allemand)
motifs de la quête récit de Barinthus : désir de la Terra repromissionis  être ermite ; aide de Barinthus; Terra aemosissima ; vision, songe être ermite ; Insula Ultima, ouï- dire voir l'Eden ; Barinyhus confesseur ; Paradis-Enfer ; vision Livre ku; pénitence; Munda Sion ; doute coupable
moyens

1 coracle

7 ans

14 compagnons + 3 en plus

3 navires

5ans+ 2 ans

90 hommes + 3 en plus

1 navire

7 ans ou 14

158 hommes ou 118

1 navire (ou 1 coracle ou 1 navire en bois)

7 ans

14 compagnons + 3

 

 

 

 1 navire (semblable à l'arche de Noé)

9 ans

70 compagnons (rapt d'un compagnon sur l'île d'Enoch)

 intention finale accès à la terre de promission ; retour en Irlande ; mort du saint

idem

2ème voyage pour fonder des monastères sur le continent

terre inaccessible

2ème voyage pour propager la foi sur le continent

 terre atteinte par des étapes intérieures de perfectionnement; retour et mort du saint terre atteinte après de nombreuses aventures ; retour et ré-écriture
conclusion du voyage espoir livré aux hommes encouragement pour d'autres aventures retour au monde quête philosophique et morale accomplissement des Ecritures

 

e)Positions du monde savant ancien :

D'autres positions du monde savant ancien soulignent les aspects précédents et rendent compte, une fois de plus, du succès de la légende de Saint Brendan. Historiens, penseurs, théologiens nous donnent leur avis à ce sujet. Ainsi Raoul GLABER (31), au XIème siècle, au Livre II de ses Histoires, à propos d'une baleine échouée à Bernovallis, pour que l'histoire soit crédible, se sert de l'épisode final de la Nav où Saint Brendan échoue sur Jasconius (poisson géant, semblable à une île) qui le conduit vers l'île de leur intendant (permettant un accès plus rapide à la Terre de Promission). Chez R. GLABER, Saint Brendan observant de nuit la force des vents et la course des vents (" explorabat - cautius vim ventorum et siderum cursus ") découvre l'identité de 1' " île " à un changement de direction, annonce le miracle à ses compagnons : " qu'ils sont, sans plus aucune fatigue, conduits vers une île très belle" ("insulam speciosissimam atque omni amoenitate gratiosissimam") où des anachorètes les encouragent et les réconfortent (épisode de la Nav : les moines de l'île d'Albe ?). Raoul Glaber pose donc comme motif de la Nav, le souci de mener une vie érémitique : il est proche en cela de la Vita Prima ou des Vies de Saint Malo (groupe I et II). D'autres historiens plus portés vers le vraisemblable, douteront du récit de la Nav : au XIIème siècle. Sigebert de GEMBLOUX (32) et BAUDRI de BOURGUEIL (33), tous deux biographes de Saint Malo, sont sceptiques quant à la navigation. Au XIIIème siècle, d'ailleurs, Jacques de Voragine (34) dans la Légende Dorée ne fait aucune mention de Saint Brendan, tandis que le dominicain Vincent de Beauvais, refuse dans son projet de décrire le monde, de s'intéresser au voyage de Saint Brendan, qu'il juge être "délires apocryphes" (35), inutiles au géographe et à l'historien. Mais ce dernier point de vue est déjà situé en dehors de l'hagiographie au à la limite extrême de son domaine, puisque Vincent de Beauvais, comme Isidore de Séville, visent moins la louange d'un saint que la collection du savoir objectif de leur temps. Toutefois le succès de la Nav s'aperçoit, au XIIIème siècle, à la réaction satirique qu'elle suscite : vers anonymes (36), ou vers du Saxon Nicolaus de Bibera (37), dénoncent le caractère hérétique des théories religieuses exprimées dans la Nav. Le souci de la vraisemblance disparaît au profit de la préoccupation morale et philosophique (propre au groupe III et IV). La Nav n'est plus jugée estimable : l'hérésie provient du culte de la fantaisie débridée, - due à l'alcool ou au diable - et de l'argument spécieux -(Saint Brendan est frère de Dieu et Dieu lui-même puisque le Christ a dit : " Celui qui ne m'a pas abandonné... je l'appelle frère ").

En conclusion, les positions du monde savant ancien recoupent celles de l'hagiographie brendanienne : existe-t-il une réalité tangible ou psychologique, dans la Nav ? Est-ce une oeuvre littéraire purement romanesque ou dangereuse dans ses idées ?

Aussi, en raison de ces ambiguïtés, l'uvre sera très tôt imprimée, parmi les premiers ouvrages même. Citons pour exemples les éditions en langue latine ou en langues vernaculaires en 1475 à Augsburg, en 1478 à Lübeck (par Johan Snell), en 1483 par Caxton le premir éditeur anglais, en 1488-1492 à Lübeck par Stephan Arend, en 1510 à Basel, Ulm, Strasbourg, en 1517 à Lübeck (par Samerdel, et Adam Petri) (38). Des éditions abrégées en latin sont aussi à signaler : celles de Jean de Tinmouth, et de Pétrus de Natalibus (39) (XVème siècle - XVIème siècle). En 1645, le franciscain John Colgan établit une édition abrégée de la Vie et la Nav. de Saint Brendan à Louvain, reconnaissant en cela une valeur sérieuse à l'uvre (40), tandis qu 'en 1680 les jésuites bollandistes (41) ne donnent qu'un résumé de l'aventure en mer du Saint, prétextant que les vérités de l'uvre ont été obscurcies par la légende, ont été mêlées de fables, même si Saint Brendan n'a pu mentir ( Car selon l'Ecclésiastique 43-26 "qui navigant mare errarant pericula ejus"), mais a échoué dans sa tentative (" navigatio lassati, quam querebant insulam invenire nequirent ") ne découvrant que les Orcades, à son retour écrivant ses aventures ("Confessio Christiana","Revelationes","De Fortunatis insulis" seraient les titres de ses chapitres ). En 1775, Hummel (42) B.F. réimprimera une partie des aventures du saint (d'après l'édition de Strasbourg de 1510) à Nuremberg : c'est le dernier témoignage et le seul du XVIIIème siècle d'un intérêt hagiographique pour la légende de Saint Brendan. Puis l'hagiographie s'éteignant, ou aux mains de quelques savants, nous observerons les mêmes débats transposés dans un autre champ critique dont les méthodes et les finalités seront autres : à une diffusion nécessitant des remaniements ou des traductions, succède comme objectifs, la situation historique et générique d'un texte, imposant des rapprochements, des comparaisons, en vue de définir son originalité. L'hagiographie empruntait et développait; la Critique Moderne fait l'inverse, retirant les ajouts, et réduisant l'uvre en sa forme première. Tout au plus, disons que ces nouveaux efforts, au service de la Légende de Saint Brendan, procèdent d'une logique allant de l'Universel au Particulier.

)La Critique Moderne

La volonté marquée par la Critique moderne brendanienne de donner une situation à la Nav, prenant le pas sur celle d'en diffuser le texte pour ses diverses vertus, s'effectue dans deux directions : situer la Nav historiquement par le recensement, la datation des mss; même effort spatialement par la recherche des influences explicatives de la genèse de l'uvre. Cela permet d'obtenir quelques hypothèses relatives aux lieu et date de composition, à défaut de la certitude d'un auteur, mais aussi l'inclusion de la Nav dans une histoire littéraire européenne en raison de la prolifération même des oeuvres dont elle s'inspirerait. Plusieurs noms de critiques s'attachent à cette nouvelle orientation, dont il est difficile de dire l'exacte importance, si ce n'est de par les réactions que leurs propositions ont suscitées chez les autres (soit pour les condamner, soit pour les nuancer). En ce qui concerne le recensement et la datation des mss, nous avancerons le nom de Carl Selmer (43) qui, après un recensement exhaustif des mss., en tira une théorie de l'origine et de l'auteur de la Nav, alors que ses prédécesseurs s'en étaient tenus à un recensement partiel sans d'autres conséquences. D'autre part, la thèse de H. ZIMMER (44) sur les thèmes proprement irlandais de la Nav suscita tant de corrections que nous pouvons la garder comme centre typique d'une recherche portant sur une détermination géographique (civilisation particulière).

a ) Selmer et ses prédécesseurs :

Le recensement et la datation des mss. de la Nav, de manière systématique, vinrent après des éditions comparées d'un texte latin et de textes en langues vernaculaires ou même faisant fusionner en une seule adaptation ces différentes versions. Ainsi le souci de plaire à un public romantique avide de chants populaires anciens, de fabuleux médiéval, tel que le montre le travail de Claude Fauriel (45) rapprochant les épopées homériques des chants slaves médiévaux ou espagnols, commanda, semble-t-il, la première édition en latin (1836) de la Nav, par Achille JUBINAL (46) , ( basée sur plusieurs mss. de la B.N. et sur les 1740 vers introduits par Gautier de Metz dans la seconde rédaction de son Imago Mundi ) désireux, avant tout, de donner l'arrangement de plusieurs textes. Pourtant, le tirage resta minime, bien que l'énigme de cette aventure en mer eût convenu parfaitement au goût des ballades de cette époque. Il faut attendre la deuxième moitié du XIXème siècle pour voir réapparaître en 1853 une édition de la Vita par l'anglais W.J.Rees (47), et en 1871 celle de Carl Schröder (48) qui présentait l'avantage de comparer la texte latin à ces suites en langue allemande, tandis qu'en 1872 le Cardinal irlandais Patrick de MORAN (49) faisait paraître à Dublin, certes le texte latin édité par Jubinal, mais, surtout rassemblait en outre un maximum de documents concernant la légende de Saint Brendan (historiettes, vers satiriques, poèmes). En 1888, les bollandistes De Smedt et De Backer (50) publient le ms. de Bruxelles (XIVème siècle) plus tardif que celui de Leipzig (XIIIème siècle. Ed. Schröder), compensant l'oubli des bollandistes du XVIIème siècle. Puis, en 1891, Steinweg (51) entreprit la première recension des mss.

En une fin et un début de siècle passionnés d'antiquités celtes, au point que ce défaut porta le nom de " celtomanie " Carl Wahlund (52) publia en 1900 une version picarde du XIIIème siècle, accompagnée de deux rédactions latines (mss. BN du XIIIème siècle), et Ch. Plummer en 1910 deux Vies (53) de Saint Brendan. Ce dernier fit faire un pas supplémentaire à la critique en signalant le caractère mythique de l'uvre : Saint Brendan serait une christianisation d'un ancien dieu celtique.

Concernant l'existence possible de Saint Brendan, Plummer observait le syncrétisme religieux qui s'opère dans les vies des saints irlandais : le saint est souvent un ancien druide, ou dieu, christianisé; la religion celte est elle même la synthèse de cultes magiques pré-aryens (pouvoirs surnaturels; malédictions; prédictions; médecine; art des forgerons) et de cultes aux forces naturelles de type indo-européen ( Dieu Solaire, Dieu Marin; culte des fontaines; domination des éléments; culte des animaux ); quant à la religion chrétienne, elle est contaminée de textes apocryphes (Livre d'Enoch) ou gnostiques. Le saint irlandais agit donc comme un magicien, un prêtre antique (flamen; haruspix) et un prêtre chrétien : il rassemble ainsi plusieurs aspects, fonctions, pouvoirs. La conversion des mages et des prêtres païens au christianisme introduisit certaines de leurs pratiques dans l'Eglise d'Irlande de manières diverses: selon Plummer, en certains lieux, ce furent les magiciens qui se convertirent avant les prêtres païens; en d'autres, ce fut l'inverse. Cela explique que le saint irlandais, en général, ne soit pas totalement en lutte contre la magie (ses miracles l'en rapprocheraient plutôt aux yeux du peuple) ni contre les forces naturelles divinisées (ses louanges envers la Création Divine l'en empêchent).

Saint Brendan ressemblerait à une divinité celtique (Apollon-Bellenos patron des animaux, ou Manannan dieu de la Mer) par son don de se faire obéir des animaux (Jasconius - monstres marins) ou d'obtenir d'eux une aide (les Oiseaux déchus, la loutre de l'ermite Paul); mais il s'apparenterait aux magiciens-forgerons par son savoir concernant la construction d'un navire, sa connaissance de l'avenir et du pouvoir secret des sources et des herbes (il ne se nourrit que de racines et d'herbes). C'est aussi un Saint dont l' idéal monastique est évident : ascétisme, goût du pèlerinage. Bel exemple de syncrétisme mais qui rend plus incertaine l'existence du Saint. D'autre part, Plummer soulignait le caractère accessoire de la Nav à l'intérieur de la Vita. Le problème ainsi posé reçut diverses réponses quant à l'antériorité de la Nav sur la Vita ou l'inverse au point que, avec certainement juste raison, le bollandiste P. Grosjean publia de façon séparée les deux textes en 1930, étant donné que deux mss. indiquent par leur numérotation ou leur espacement l'assemblage des deux oeuvres (Codex Dublin BHL 144l /Codex Salmanticensis II ).Bien entendu, rien ne prouve que la Vita fut composée avant la Nav ou que la Nav précède la Vita : dans la première hypothèse, la Vita se prolonge de façon abrégée ou fabuleuse dans la Nav ; dans l'autre, le succès de la Nav "contamina" la Vie d'un saint aux miracles fort courants. Toutefois P. Grosjean, comme l'avait supposé P. Moran, inaugurait une nouvelle approche, celle des rapports historiques de la Nav et des Vies. En 1935, C.E. LOW (54), et en 1938 ESPOSITO recensent un plus grand nombre de mss., ne serait-ce que pour montrer dans le cas de M. Esposito (55), que la Nav ne doit pas être laissée aux seuls soins des celtisants mais touche au monde méditerranéen aussi. En effet, la préoccupation de définir un lieu de rédaction avait été jusque là occultée par l'idée d'une origine purement irlandaise peu remise en cause (même si des influences extérieures y étaient sensibles). Esposito s'en inquiétait : devant l'étendue du succès de la Nav il était possible que l'auteur en fût un irlandais expatrié ou non, mais possédant une culture européenne non négligeable, ce qui avait pour effet de le mettre à l'unisson du monde intellectuel d'alors.

Le résultat de ces années de recherche revenait à une séparation de la Nav de la Vita et à une "européanisation" du lieu de composition. Résultat dont hérita C. Selmer qui mit une partie de sa vie (de 1941 à 1960), au service du recensement des mss. de la Nav (120 au total), cherchant à les grouper par familles et selon les siècles. En recoupant les mêmes erreurs ou les mêmes expressions, il obtint quatre centres de diffusion (Pays Bas, Allemagne du Sud, France, et Vallée du Rhin) à partir d'un lieu commun d'origine la Lotharingie. Son édition repose sur la lecture de 12 mss. allant du X au XVème siècle en notes servant de variantes à l'impression du ms. de Gand en raison de sa proximité avec la Lotharingie. Selmer édifia cette théorie sur plusieurs arguments. En premier, les mss, et les lieux de culte dédiés à Saint Brendan sont plus abondants en cette ancienne région politique que dans le reste de l'Europe ; (56) des moines irlandais fort nombreux s'installèrent là et furent les maîtres intellectuels de l'époque (IX-XIème siècle). En deuxième lieu, un certain Israël Episcopus, irlandais, fut appelé à la Cour d'Otton le Grand (936 - 973) pour l'éducation de Brun frère d'Otton vers 940-947; ce choix pourrait s'expliquer par l'uvre littéraire de cet Israël Episcopus vu que les postes honorifiques à la Cour étaient accordés habituellement en ce Haut Moyen Age à tout visionnaire ou tout auteur d'ouvrage visionnaire (-la Nav annonce à la fin une catastrophe-); de même par une curieuse coïncidence, c'est au monastère de Trèves, (St Maximin) lieu où Israël prit sa retraite et mourut, que le plus ancien ms. - Xème siècle - de la Nav fut trouvé (depuis transféré à Ratisbonne (57). Enfin, le ms. de Gand peu abîmé présente l'avantage d'être très proche du lieu de composition et donc d'en mieux respecter l'original. Avec la théorie de Selmer, nous obtenons, par le recensement des mss., une date et un lieu de composition, et le nom d'un auteur peut-être. Associé aux précédentes découvertes (la Vie et la Nav sont des oeuvres différentes; la Nav a une vocation européenne), le travail de Selmer complèterait assez bien ce que l'on peut demander à la Critique comme déterminations d'une oeuvre. Rappelons, toutefois que la Critique Ancienne (les Bollandistes par exemple) supposait comme auteur de la Nav, Saint Brendan lui-même puisque le texte dit ceci : " Tunc beatus vir predictus caritati eorum congratulans narravit omnia quae accidissent ... Postremo etiam velocitatem obitus illius certa attestione notavit secundum juvenis predictum et terram repromissionis sanctorum " (Chapitre final du Ms. d'Alençon). Saint Brendan, non seulement raconte ses aventures mais aussi "indiqua par écrit (= notavit ) selon la prédiction du jeune homme la rapidité de sa mort et la Terre de Promission". On pourrait donc penser que Saint Brendan de retour rédige lui-même les grands moments de son voyage jusqu'à la terre de Promission. Cependant le ms. de Gand écrit "secundum juvenis predictum in terra repromissionis" ( selon la prédiction du jeune homme sur la terre de Promission), ce qui laisse à Saint Brendan le seul soin d'annoncer sa mort prochaine. On trouve aussi dans le ms. de Rouen n° 1393, selon Esposito, (58) le nom de Machutus (Saint Malo) : "Vita sancti brendani edita a discipulo ejus Machuto". Mais il est certain que Saint Malo est ici nommé parce qu'il est dit disciple de Saint Brendan, selon le procédé hagiographique : un saint est d'autant rendu célèbre qu'il a fréquenté d'autres saints célèbres. Selmer, prenant le risque de proposer le nom d'un auteur pour la Nav, achevait de placer cette oeuvre dans le champ de la Critique Moderne. Il n'empêche que la théorie de Selmer s'impose plus par sa méthode que par ses résultats, auprès de J.Orlandi (59) qui place la date de composition vers 1a fin du VIIème siècle, ou le début du VIII°.s. pour des raisons stylistiques (latin de l'époque mérovingienne, antérieur à la réforme carolingienne) et historique (la Nav se clôt par l'annonce d'une persécution des chrétiens; les premières razzias viking se feront vers 830 en Irlande). Cela laisserait à penser que le recensement, même exhaustif des mss. et l'étude de leur classification (60) - que J.Orlandi entreprend aussi - n'a pas conduit à éclairer totalement l'origine de la Nav, d'autant que, par l'autre méthode (analyse spatiale par thèmes, genres, structures), les résultats furent de reculer la date de composition du XIIIème siècle au VIIème siècle (61), de laisser fort vague la question de l'auteur, et de proposer sinon une patrie réelle, du moins une patrie sentimentale ou intellectuelle convenant à la Nav.

b)La théorie de Zimmer et les réactions suscitées :

D'autres déterminations furent tentées pour la Nav afin de la placer dans un contexte littéraire précis, en définissant les thèmes, le genre, ou la structure anecdotique qu'elle adopte, et en la rattachant à une aire de civilisation (celtique, musulmane, hellénistique). Le chauvinisme ne fut pas toujours exempt de ces travaux, mais il est évident que cela amena la critique brendanienne à souligner l'ampleur, de ce texte littéraire.

Peut-être hantés par l'Antiquité gréco-latine, seul point de repère, les premiers critiques faisant allusion à la Nav, hésitent entre l'Enéide et l'Odyssée. Ainsi en 1845, F.A. Ozanam (62) la nomme une " Odyssée monacale " ; certes en 1859,E. Renan y voit déjà, préfigurant les analyses des celtisants, un exemple de l'extraordinaire douceur et imagination des peuples celtes ignorant le mal au point d'écrire : "C'est le monde vu à travers le cristal d'une conscience sans tâche : on disait une nature humaine comme la voulait Pélage, qui n'aurait point péché". (p. 446) (63); mais en 1889 Zimmer, suivi par Selmer (64) pensera plutôt à " une Enéide christianisée " . Cela suffisait à poser le délicat problème des rapports entre christianisme et paganisme (antique ou celtique) dans la Nav, avant même qu'une influence musulmane y soit repérée. En l929 dans son étude historique sur le Moyen Age irlandais, Kenney (65) la désignera ainsi : " L'Odyssée de la Vieille Eglise Irlandaise " , (p. 415) "travail d'un artiste littéraire de haut mérite", bien qu'il fût persuadé que la Nav reflétait le conflit du VIIè s. entre l'Eglise Irlandaise et Rome, plus que les délicats rapports entre paganisme et christianisme. Pour H. Zimmer (1851-1910) professeur de sanskrit à Berlin et Grüfswald, auteur d'un ouvrage Pelagius in Ireland, (1901), et de différents articles sur le matriarcat chez les Celtes (souvenir d'un peuplement pré-aryen), et sur la culture irlandaise en Europe, la Nav de Saint Brendan (66) demeurait un exemple type de la christianisation d'éléments païens Celtes et antiques. La comparaison avec l'Enéide et l'Odyssée (d'après lui, le grec était connu et enseigné en Irlande aux V - VIIIème siècles), et surtout les textes irlandais (voyages merveilleux ou imrama ; visites de l'autre monde au echtrai), permet de suivre en partie la genèse de la Nav de Saint Brendan, de la dater aussi. L'Enéide, pour Zimmer, était le modèle des imrama et des echtrai, eux mêmes modèles de la Nav. qui les christianisait. Tant sur le plan de l'importance de l'Enéide que sur celui de la christianisation, la théorie de Zimmer souffrit des controverses, bien qu'elle ait eu à son avantage de supposer une continuité littéraire (entre l'Antiquité jusqu'en Irlande au Moyen-Age), au risque de négliger les particularismes. Mais donnons la liste des textes irlandais en rapport avec la Nav

-a) Imrama (voyages irlandais)

*Mael-Duin (ms. XIème siècle) Composition VII-VIIIème siècles (?) Ed. / Trad. anglaise. W. Stokes - Revue Celtique 9 (pp. 447-495) et 10 (pp. 50-95) - 1888-1889

*Hui-Corra (ms XVème s.) Ed. et Trad. W. Stokes - R.C. 14 (pp. 22-69) Composition VIIème siècle ( ? ) -1893 -

* Snedgus et Mac Riagla (Composition X - XIème siècle (?)(ms XIVème s)

Ed. et Trad. W. Stokes - R.C. 9 (pp. 14 - 25) -1889 -

-b) Echtrai (visites de l'au-delà) :

* Bran (ms XIème s.) Composition VIIème siècle

Trad. Dottin L'épopée irlandaise - Paris - 1926 ­

Trad. Guyonvarc'h : Ogam. Tradition celtique t IX fasc. 1 1957 Rennes- pp. 304-309

*Cormaic / Condla (ms. XIème s.) Composition VIIème siècle ( ?)

Trad. D'Arbois de Jubainville. Cours de littérature celtique t V (pp. 385 - 390 / 465 - 468). 1883 - 1895.

*Visio Tnugdali (ms. XIIème S.) Composition XIIème siècle +_ 1149. Ed. Friedel et Meyer - Paris ­ 1907.

Rappelons en les motifs : Maël Duin voyage en mer à la recherche du meurtrier de son père; les Hui Corra après avoir commis méfaits et blasphèmes vont en pèlerinage sur mer pour prier; Snedgus et Mac Riagla, au départ de condamnés politiques en mer, souhaitent faire de même pour un pèlerinage; Bran reçoit la visite d'une fée qui l'invite en son château outre-mer; Cormaie et Condlé sont des héros conduits par des fées dans un palais de verre sous la mer, après un bref voyage ; Tnugdal ou Tondale, jeune homme riche menant une vie scandaleuse, perd connaissance et ne revient à la vie que trois jours après avoir vu les autres mondes (Enfer, Purgatoire, Paradis).

Pour Zimmer, ces oeuvres irlandaises subissent l'influence de 1'Enéide dont on peut admettre la connaissance, selon lui, pour trois raisons : - Un certain poète irlandais Ruman Mac'Colman fut surnommé le " Virgile irlandais " par ses compatriotes; - Un ms, de Saint Gall (Suisse-monastère fondé par des Irlandais) possède un fragment de l'Enéide (ce ms. viendrait d'Irlande); - Le grammairien gaulois Virgile Maro, aurait au Vème siècle effectué un voyage en Irlande, apportant avec lui l'Enéide. Mais surtout Zimmer voit nettement une influence sur la structure des oeuvres; comparons avec lui Enéide et Voyage de Maël-Duin (tous deux voyage d'une durée de sept ans) :

*Enée consulte un augure (III-79 sq); Maelduin, le druide Nuca (Introduction)

*Enée rencontre Hélènus lui prophétisant le succès de l'aventure (III-380 sq)

*Maelduin, un vieil homme (Episode 19).

*Enée séjourne chez une veuve Didon qui le retient (Chant IV); Maelduin est reçu par une veuve, reine amoureuse le rendant captif (Episode 28).

*Cyclopes (En. III 655sq); Maelduin (Episode 21).

*3 morts affectent le voyage d'Enée : son vieux père Anchise (III 708 sq), Polydorus (III 46 sq) ,

*- Palinure; un compagnon supplémentaire Achaemenides (III - 590 sq), ancien compagnon d'Ulysse abandonné implore Enée de le prendre à son bord; sa présence précédant la mort de Palinure (V-833 sq), peut sembler l'avoir provoquée - Maelduin, de son côté perd ses trois frères de lait (Ep. 11-15-31), venus en plus au départ (l'idée de leur perte et de leur nombre s'apparente à l'Enéide).

Du voyage de MaelDuin, à la Nav, la transposition apparaissait à Zimmer fort nette, de même que la christianisation s'observait dans d'autres imrama (67) (Snedgus,... ). La Nav de Saint Brendan, postérieure dans ce cas, à Maelduin (VII-VIIIème siècle),serait à situer au XI ème siècle) (68) et proviendrait d'une confusion entre deux Brendans : Brendan de Birr dont Mael Duin (épisode 30) rencontre au cours de son voyage la communauté monastique sur une île, et dont l'hagiographie irlandaise nous dit (Vita Sanctae Moduennae) (69) " unus de poetis scotorum praeclarissimus nomine Brenden, vir ab infantia oculis orbus sed in arte poetica inter omnes praecipuus " (thème évidemment homérique du poète aveugle),- Brendan de Clonfert plus jeune et qui devint par erreur le héros de la Nav.

La théorie de Zimmer, audacieuse en soi fut vivement contestée d'abord par les partisans d'une identité culturelle celtique plus originale. Thrall (70) en 1917, remarqua que la plupart des spécialistes (71) en littérature irlandaise avait accueilli avec malaise les hypothèses de Zimmer. Les reprenant en détail, il montra la différence de contexte et d'intention entre l'Enéide et les imrama : d'un côté, un voyage fait involontairement dans le but de s'établir; de l'autre un voyage voulu pour se venger; des rencontres d'êtres naturels dans l'Enéide; des monstruosités ou des merveilles chez Mael Duin. Bien loin que Mael Duin soit une imitation il faut lui reconnaître un fond celtique païen : c'était et ce sera d'ailleurs l'avis de Schröder, Kenney, D'Arbois de Jubainville, Plummer, Selmer (72), qui admirent comme base à la Nav, toute une littérature païenne aux règles et thèmes originaux. Il restait à savoir si la Nav tenait plus de l'imram ou de l'echtra : l'imram préfère intéresser le lecteur par des incidents de voyage, l'echtra met au premier plan but et motif du voyage; le premier est volontaire; le second est la réponse à une invitation, etc. Orlandi (73) modifia, à ce sujet, la répartition entre echtrai et imrama, en adoptant les critères précédents; Zimmer ne tenait compte que du lieu atteint, i.e. l'Elysée en mer, ou le palais creusé dans une colline, et classait le voyage de Bran dans la catégorie des imrama, ce que contesta Orlandi. Mais ces critères appliqués à la Nav, la font appartenir aux deux genres. Ainsi notons : - La Nav s'ouvre par le récit de Barintus (de même que Bran reçoit la visite d'une femme jaillie d'une branche d'argent) qui joue le rôle de messager de l'Autre Monde; c'est un dieu de la mer qui, dans la Vie de Saint David) (74) (VIIII-IXème siècles) voyage sur un cheval de mer et rencontre Saint Brendan sur le dos d'une baleine en pleine mer; identique à Manannan dieu marin, il est transformé en saint et rationalisé en navigateur (dans la Vie de Merlin par Geoffroy de Monmouth il pilote le navire d'Artus vers les îles Fortunées (75). Son nom selon Zimmer (76), signifie "écume blanche" et comme le remarque Brown : " le messager de l'Autre Monde suggère au héros un voyage dans de nombreux contes celtiques ". La Nav s'apparente à l'echtra dans ce cas.

La Terre de Promission - but du voyage de Saint Brendan - tirerait son origine de l'Elysée celtique la "tir -n- tairngiri" ou terre de promesse, 'tir nan - oc" terre des Jeunes, domaine de la Vie après la mort où règne le dieu Manannan aux nombreuses filles (77). La nourriture y est abondante grâce à des aliments miraculeux conservés dans un chaudron (78). Dans la Nav, Saint Brendan devant la colonne de cristal (la_Visio Tnugdali ou la Visio d'Adamnan - VIIème siècle - (79) présentent avec cet épisode de la Nav des similitudes, décrivant la Cité Céleste entourée de murailles d'or et d'argent), trouve un calice massif qui les libère de tout besoin de nourriture ou de boisson; sur la Terre de Promission il perd la notion du temps, de même que Bran revenant en Irlande ne peut quitter son navire de peur de tomber en cendres tant les siècles ont passé, sans qu'il s'en rende compte depuis son départ. En ce cas aussi la Nav appartient à l'echtra. L'île des Délices, par ailleurs, traduit l'expression irlandaise Inis Subai - île de la Joie (80), ou Inis Cain - île féerique (81).

Les îles abordées - ce qui forme la trame du récit - sont souvent des "insulae pomorum" - îles des pommes, tant dans les imrama que dans la Nav. Selon F.LOT (82) il s'agirait d'une fausse étymologie populaire du mot " Avalon " venant du mot gallois " afalon " signifiant " pomme "; or Avalon est 1e domaine du dieu Avalloc, dieu de la mort, habitant 1'lle de verre (Iniswitrin) autre rom du monde des morts et de l'au-delà (cf. Cormaic, Condla) et qui deviendra le château des Pucelles chez Chrestien de Troyes. Toutefois Mme Bullock-Davies (83) propose l'étymologie de " ynis " - prairie près d'une rivière ou île-,- " ava ou aub " rivière, ce qui ferait d'" avalon " l'île ou la prairie de la " rivière ". A ces racines galloises, discutées, il faut ajouter la possibilité d'une origine irlandaise de l'" insula pomorum " car selon TH. Chotzen (84) la pomme est le symbole de l'autre monde, de la santé retrouvée, de l'immortalité dans les textes irlandais; or Manannan a épousé Morgan la fille d'Avalloch et habite avec elle Avallon; Barintus est un avatar de Manannan, rappelons-le, et il conduirait Saint Brendan vers le royaume des Morts. Les îles visitées par Saint Brendan, sont donc à rapprocher de l'au-delà celtique, propre aux imrama.

-Sur ces 'îles aux pommes', l'eau des sources est très respectée parce qu'associée à la science et à la vérité, comme le montrent les légendes irlandaises (85). D'autre part, le mot irlandais " fir " signifiant " serment, vérité " (et reconnaissable dans le " saltus virtutum " ou Cluain Ferta- Clonfert de la Nav ) (86) est à rapprocher de la racine indoeuropéenne * Wer " lier " qu'illustre le dieu indien Varuna habitant les eaux du ciel et de la terre, liant de trois cordes le menteur. Or il est des épisodes de Nav où les compagnons de Saint Brendan sont saisis d'un brusque et magique sommeil pour avoir bu d'une eau de façon immodérée; cette eau sert à montrer les dangers de l'invisible et de la parole non tenue.

D'autres concordances s'observent entre la Nav et les imrama : le Château vide où l'on est servi mystérieusement, les âmes devenues des oiseaux (87), les trois compagnons supplémentaires, etc. L'Enfer est glacé comme le veut le monde celtique (88) cloaque marécageux où le froid coexiste avec le feu : la Nav décrit côte à côte la mer transparente et 1'île des forgerons (l'une étant glacée, l'autre étant une fournaise) comme le font le Voyage de Mael Duin - Ch. 11 et 12 - ou la Visio Tnugdali (un étang glacé succède à la forge du démon Vulcain).

Il ressort l'impossibilité de classer la Nav dans un genre plutôt que dans l'autre, mais cela nous a permis de considérer tout un courant de critique brendanienne qui voit surtout dans la Nav "la christianisation d'une littérature profane" selon l'expression de Zimmer (89) ou mieux la christianisation de thèmes celtiques, l'utilisation à des fins religieuses d'une imagination riche, l'imitation et l'occultation d'un vieux fond indo-européen.

A ces critiques de la théorie de Zimmer, portées à défendre l'originalité celtique contre l'Antiquité gréco-latine, s'ajoutèrent d'autres condamnations qui proposèrent la Nav comme modèle aux nombreux imrama et echtrai. Mael Duin succéderait à la Nav dans le temps, ce qui se démontre au vu des répétitions des épisodes ( relevées par Nutt et Brown (90), adoptant de morceler la description du Paradis en plusieurs îles de façon à maintenir l'attention du lecteur. Stokes (91), dès 1889, Carney (92), en 1955, et P. Grosjoan en 1975 (93) proposèrent l'idée d'une laïcisation du texte chrétien (ici la Nav) comme origine des imrama, d'autant que l'implantation du christianisme, historiquement, ne se fit pas aux dépens(et avec violence)du paganisme irlandais, et qu'il vaut mieux supposer un syncrétisme habile (Plummer l'avait pressenti dans son étude, bien qu'il fît la part trop grande au paganisme aryen et pré-aryen). Ces dernières critiques nous paraissent l'emporter en raison de l'ancienneté (prouvée stylistiquement par J. Orlandi (94) de la Nav remontant au VIIème siècle- VIIIème siècle, dates de rédaction aussi probables pour les imrama et echtrai. Jusqu'alors, la date de composition de ces dernières était plus assurée que celle de la Nav : cela peut expliquer que l'on ait voulu déduire la Nav d'une littérature païenne idéologiquement antérieure.

c) La théorie des Orientalistes :

Culture musulmane ou Culture hellénistique (95)? Si, en 1889, Zimmer donnait à la Nav un arrière-plan antique et celtique, c'est à la même date que l'on découvre d'autres sources possibles. L'époque était tournée vers les littératures oubliées : du Nord-européen, du Monde Musulman ou de la période hellénistique. Il était difficile, dans cet effort d'évaluation, de les estimer selon leur juste importance, et chacun était tenté, d'attribuer à sa partie le rôle principal.

En 1889, le savant Orientaliste De Goëje (96) pensait que la Nav "reposait sur une combinaison d'une Vita Brendani plus ancienne et plus simple avec des épisodes provenant de diverses sources, entre autres des Voyages de Sindbad". Ses arguments se fondent sur les épisodes suivants :

Jasconius-la baleine de Sindbad (Voyage I); le paradis des oiseaux; le combat du Griffon ­

l'Ankhâ ou Roukhâ monstrueux (Voyage Il) (97); le palais désert -idem dans le Voyage III

de Sindbad; l'île du forgeron - Voyage III; la terre paradisiaque - Voyage V; la source dont

l'eau endort - la source assourdissante (Voyage VI); l'île des moutons - les éléphants (?)-

Voyage VII. Les Voyages de Sindbad (Xème siècle) présentant ces traits-là similaires à la

Nav.De Goëje supposait alors qu'un " pèlerin irlandais aurait entendu en Orient ces récits et quelques autres, et, de retour chez lui, en aurait orné la légende de son saint compatriote ".

Cette thèse parut impossible à soutenir lorsque la Critique donna comme date à la Nav le VIII-IXème siècles, précédant donc la composition des Voyages de Sindbad. Toutefois Miguel Asin (98), en 1926, reprit la défense de la primauté orientale en proposant des légendes arabes (persanes) plus anciennes. Refusant l'influence de Sindbad sur Saint Brendan (l'épisode de la baleine existe déjà chez Lucien de Samosate; celui des oiseaux parlants se trouve dans les Lettres d'Alexandre à Olympias ou dans l'Apocalypse de Jean. 8-13), Asin compare la Nav à certains motifs orientaux , d'ordre théologique en particulier, à la différence des celtistes plus portés à une étude thématique et étymologique. Ainsi, le répit de Judas le dimanche ne fait pas partie des dogmes de l'Eglise, mais s'explique par une pensée plus orientale. En 545, le Concile de Constantinople aboutit à une séparation des pères orientaux favorables à une durée limitée des peines de l'Enfer, des pères occidentaux optant pour l'éternité des mêmes peines. L'Islam, par le biais de Byzance et de la Perse (à moins que ce ne soit une influence néoplatonicienne ou même juive), acceptera cette "théologie du sentiment" selon l'expression d'A-Graf (99), plus populaire, qui trouva son expression dans de nombreux textes (100), et dans ce repos dominical de Judas auquel assiste Brendan, et dont il favorise même la durée, repoussant l'assaut des démons. D'autres points méritent d'être signalés : les Oiseaux de la Création, dans la Nav, ne sont pas condamnés à l'Enfer, bien qu'ils aient obéi à Satan, mais sont éloignés de la contemplation de la Splendeur Divine; l'ermite Paul expie quelque faute, assisté d'une loutre mise à son service ; palais déserts, fruits merveilleux, murailles de pierres précieuses, vont bien avec le Séjour des Bienheureux tel que le-décrit le Coran(XL.VII-16-17).

Pour Miguel Asin, les voyages imaginaires musulmans influencèrent ceux de 1'Europe. Ce genre littéraire (101) peut être conçu selon deux critères : le but du voyage, le type de héros. Asin obtient alors ces parallèles (102) que nous donnons sous forme de tableau :

 

 Voyage

Héros

But

Aventuriers

Aventure

Saints

Pélerinage

Conquéranst

Conquêtes

Islam

Sindbad

Hassan de Barre

Hassan de Azim

Hassan de Ganisa

Prince de Karizan

Boluqiya

Khidr

Joseph, Jonah, Moïse

Abd al Mutallib

Yarab le Juge

Tamin Dari le soldat

Zybat Abu Talib

Say al Mulula

Dulcarnain

(= Alexandre le Grand à la recherche de la Fontaine de vie)

 Europe

Harald

Gorm du Danemark

Mael-Duin

Hui-Corra

Brendan

Saint Malo

Hugh de Bordeaux

Hugh d'Auvergne

Baudoin de Seeburg

Ugger le Danois

Guérin the Mean

 

Appliquée à la Nav, cette analyse livre ces points communs; trois textes musulmans (Boluqiya le marin qui navigua sur sept mers (103); Dulcarnain réincarnation d'Alexandre le Grand; les Fables de Salomon - ces trois légendes ont été reprises par le moraliste et fabuliste Thaalabi (104) dans son oeuvre Qisas - Le Caire 1324 Heg) sont en référence. Rencontres avec un homme sur une île déserte qui avoue être le premier criminel ­ Cain, (Fable de Salomon -Nav : Judas), avec des oiseaux possédant le langage ( Boluqiya - île des Oiseaux); découvertes d'une île du silence (Dulcarnain -île d'Albe), d'une colonne de cristal (Fables de Salomon - la colonne de cristal), d'une baleine ou d'un ermite (thèmes obligés de ce genre); présence de nuées à l'approche du Paradis (Dulcarnain - Terra Repromissionis), tout cela forme une identité d'imagination entre la Nav et les légendes musulmanes, qui s'explique, selon Asin, par la diffusion en Europe (au moyen de l'Espagne et de la Sicile) de la littérature musulmane.

Toutefois, cette thèse fut solidement attaquée en 1929 par Murlett (105) qui prit la défense de la thèse de Zimmer, parce qu'il pouvait énumérer 17 épisodes de la Nav se laissant "déduire avec évidence et clarté de l'imram Mael-Duin", et seulement 12 épisodes provenant de textes orientaux, différents en plus, ce qui affaiblit leur pouvoir de preuve. Certes il parait difficile de considérer que la Nav ait puisé son inspiration dans le monde musulman, si sa date de composition se situe vers la fin du VII° s. Nous ajouterons cependant qu'une étude structurelle et comparative de ces navigations imaginaires quelle qu'en soit la nationalité (et leur date d'apparition), pourrait servir à préciser et donner peut-être la raison de l'existence d'un tel genre littéraire. Pour André MIQUEL (106), le merveilleux augmente à mesure que le sentiment d'appartenir à la seule vraie foi se consolide (d'où l'étrange est rangé dans l'anormal, l'insolite, le péché), et à mesure que la réalité économique s'estompe à la suite de la fermeture de certaines lignes commerciales maritimes (les récits oublient la terre et parlent de la mer). La mer devient un "autre monde" où il n'y a pas "de rupture entre les règnes, les espèces ou les éléments" (p. 129). Mais en est-il totalement ainsi pour la Nav ?

La culture hellénistique et byzantine fut aussi proposée par la recherche des influences constitutives de la Nav. Dès 1883, E BEAUVOIS (107) rappelait la connaissance d'un écrit apocryphe, le Livre d'Énoch et d'Elie chez les Irlandais puisqu'on en trouvait la référence dans les listes de Mss. en Irlande et que Geoffroy de Viterbe visitant le monastère de Saint Mathieu (fondé par les Irlandais - Cap Finistère) en décrivait un ms. Or Enoch et Elie sont dits vivre au milieu de l'Océan, immortels, dans un splendide palais, attendant le Jugement dernier; la Bible nous rapporte que Dieu les enleva de leur vivant; l'imagination populaire situa le lieu de leur séjour. Mais c'est à Graf (108) que revient le mérite en 1892, d'avoir insisté sur l'influence des romans hellénistiques et des textes apocryphes, dans l'élaboration de la culture médiévale, et par là-même dans la genèse de la Nav. Donnons la liste des oeuvres que la critique brendanienne portée vers l'Orient méditerranéen, proposa :

-Apocryphes

*Visio Pauli (III-VIIème s. ?) Ed. Tischendorf Apocalypses apocryphae - Leipzig 1866/Ed. Th. Silverstein The History of the Apocalypse-Christophers-1935-Studies and Documents IV-

*Livre d'Enoch et D'Elias (VI-VIIème s. ?) de Godfrey de Viterbe Panthéon (XIIème s.) Ed. J. Pistorii Germanicorum scriptorum qui historias reliquerunt, t. II, Rastibonne, 1731, pp. 38-60.

-Hagiographie paléochrétienne :

. Vita eremitae Pauli (IVème s.) Ed. Migne Patrologie Latine XXIII Coll 17-28.

. Vita Sancti Macarii (XIème s. ?) Ed. Migne P.L. LXXII Coll 415-426.

Ainsi A. Graf, dans le but de chercher ce qui a constitué la Divine Comédie de Dante, nota les traits communs à ces "apocalypses" (C'est-à-dire "révélations") hellénistiques et irlandaises ; l'au-delà apparaît à un héros, dont les vertus d'abstinence sont grandes après un voyage qui échappe au Temps (5 jours correspondent à 300 ans ou l'inverse) comme une île céleste ou paradisiaque qui contraste avec les précédentes haltes (offrant le spectacle des peines et douleurs humaines). La Nav comporte bien en effet ce schéma.

Puis, en 1960 M. Esposito reproposa le texte apocryphe du"Livre d'Enoch et d'Elias"(109).comme source possible de la Nav, texte que connaissait bien le monde romain et byzantin. Des moines de l'église de Saint Mathieu vont en mer et sur une île rencontrent deux vieillards qui sont Enoch et Elias, que Dieu autrefois éleva dans les cieux pour leur montrer les merveilles de la Création. La diffusion en Irlande (au VIIème S.) de ce texte, que nous rapporte au XIIème s. Geoffroy de Viterbe, est attestée par la fondation au VIème s. de l'abbaye de Saint Mathieu (Pointe du Finistère-Bretagne) où Geoffroy de Viterbe recopia au XIIème s. et résuma ce Livre d'Enoch et d'Elias dont le ms. disparut à la Révolution. La Légende d'Enoch et d'Elias était connue dès la fin de l'Antiquité (Tertullien De anima 50-5) et servit de modèle, selon Esposito, aux voyages imaginaires irlandais du VIème s. (Mael-Duin, Brendan, Snedgus) car sa date de composition nous renvoie au moins à la fin du monde antique.

Enfin, en 1969, pour Orlandi (110), le schéma de nombreux textes de l'Orient méditerranéen traitant de voyages vers l'au-delà (telles la Vita Pauli, la Vita Scti Macarii où trois frères vont à travers la Perse et l'Inde à la recherche du Paradis, la Visio Pauli )(111) comporte l'arrivée dans un lieu, la description rapide de ce lieu, l'aventure liée à ce lieu, un départ soudain et le passage à un autre lieu. Ce schéma s'observe dans la Nav; se mêlent un intérêt pseudo-géographique (visite de la Perse, animaux fabuleux de l'Inde, découverte du Ciel de l'empyrée etc.), un ressort dramatique simple (difficultés, Enfer, Merveilles). Mais si traditionnellement le Paradis est recherché à l'Est et se trouve par voie de terre, il faut noter que la Nav est ouverte sur l'Ouest et se fait par mer. Orlandi conclut que la Nav "malgré sa simplicité monotone, rassemble en sa problématique une part importante de la culture médiévale du Haut Moyen-Age" (p. 129).

En ce qui concerne la critique brendanienne, il faut reconnaître que ces dernières analyses ont eu le mérite de renforcer le caractère ancien de la Nav et son profil d'uvre religieuse (112). La Nav se nourrissait de textes religieux certes non orthodoxes - plutôt que d'uvres laïques (celtes au arabes), ce qui semble mieux convenir à son essence. Mais la critique brendanienne finit par s'accorder sur la capacité étonnante de synthèse dont fait preuve la Nav.

d) La Nav, un des reflets de la culture dans le Haut Moyen-Aqe :

Murlett (113) proposait déjà de considérer que la vie intellectuelle en Orient, et en Occident (du VIIème s.- au XIIème s.) reposait sur une communauté de pensée judéo-chrétienne (juifs, arabes, chrétiens) et hellénistique qui correspondait à l'ancienne unité de l'Empire Romain. Dans ce cas, il est bien vain de vouloir renvoyer la Nav à telle ou telle culture, si l'éducation dans les monastères irlandais comprenait des textes identiques à ceux de l'Orient méditerranéen, si les mêmes thèmes populaires travaillaient les imaginations, aboutissant à des évolutions parallèles d'un bout à l'autre de 1"'oikoumène" médiéval.

Grâce à la Nav, il est possible de dresser une liste des oeuvres répandues en ces lointaines époques, peut-être de manière confuse et intermittente, mais faisant partie du patrimoine commun de " l'honnête homme médiéval " (114), pourvu qu'il soit curieux ou de tempérament créatif; le tableau suivant n'est pas exhaustif mais donne quelques clefs supplémentaires pour la : nous mettons à côté de ces titres, les éditions les plus courantes et accessibles au lecteur :

- Littérature grecque

*Odyssée (X-VIIIème s. av. J-C.) Ed. Les Belles Lettres 1968

*Histoire Vraie de Lucien (IIème s. ap. J-C) Ed. Ollier PUF 1962 Coll Erasme t III/ Trad. La Pléiade n° 134 Paris 1958.

* Le Roman d'Alexandre du Pseudo-Callisthène (IIIème s. ap. J.C.)

Ed. Didot - Dübner Scriptores Rerum Alexandri Magni Paris 1846.

- Littérature latine :

* Enéide de Virgile (Ier s. Av. J.C.) Ed. Les Belles Lettres 1925

* Physiologus latinus (Vème - IXème s.)(115) Ed. Fr. Carmody University California Press vol. 12 N° 7 pp. 95-134 - 1941-

* Le Roman d'Alexandre traduit en latin par Jules Valère (IVème s.)

- Littérature hellénistique :

*Apocalypse-de Thomas/ de Paul : Ed. Letouzey et Ané Les Apocryphes du Nouveau Testament Paris 1910 t. II; Puëch En quête de la gnose NRF 1978 t.1 - II.

*La Bible

- Littérature médiévale

Vita Sancti Davidis (VIII-IXème s.) Ed. Acta Sanctorum - Socii Bollandiani

Mars I p. 44 1668.

Itinera Hierosolymitana (IV XIème s.) Ed. Molinier Töbler 1/2 Genève 1880

Ed. P. Geyer Vindobonae t. XXXIX 1898.

Mis en rapport avec les épisodes de la Nav, ces textes nous donnent une idée de la complexité des sources possibles, -au delà de tout système-, ou plutôt nous confirment dans l'impression que toute création littéraire n'existe qu'en vertu de ce qui l'a précédée :

 

Episodes :

a) Les Iles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

b) les Présences et les apparitions

 Ile des forgerons (Nav. ch.31)

Ile des Cyclopes (Odysée IX)

Ile de Polyphème (Enéide III)

- cf. Zimmer; Thrall; Stokes (116)

 Ile des moutons (Nav. ch.31)

Ile des Lestrygons (Odyssée X)

cf. Plummer, o.c. t 1 p. XXXVI note 5 ; Stokes in Revue Celtique 9

 Jasconius ou l'Ile-Poisson 'Nav. ch X-XI)

La Baleine (Histoire Vraie de Lucien I-30-39 et II 1-2) cf. Esposito

Vita Dravidis (cf Brown in Revue Celtique 22 p. 339-344)

Physiologus latinus (cf. Schulze : Zur Brendan Legende in Zeits. f.Romanische Philologie 1906 p. 257-279)-

 Visite chez Ende (Nav. ch. IV)

La grotte de l'ermite Paul (ch. 33)

Durée de 7 ans du voyage (ch. 21)

Le Jeune homme du paradis

Consultation du "sacerdos "

(enéide III vers 80)

Grotte de Calyipso (Odyssée V)

Enée voyage 7 ans (Enéide) cf. Plummer , Zimmer

Visite d'Enée aux Champs Elysées (cf. Bar, Les Routes de l'autre monde. p. 92)

 La Colonne de cristal (Nav. ch. 28)

 

 

 

 

 

 

La flêche enlammée

(Nav. ch. 19)

Les arbres de cristal (Lucien) cf. Bar, p. 148, n. 1)

Les colonnes d'Hercule mesurées par Alexandre le grand (Pseudo-Callisthène III, -27) cf. Orlandi o.c. p. 99-129

Le Temple de Jérusalem (Apoc. de Jean 21 ; Ezéchiel 48) cf. Selmer, o.c. p. 88 n. 47

Itinera Hierosolymitana

cf. Orlandi o c p. 99-129

 c)les lieux sacrés

 Enfer : punition des damnés
(Nav. ch. 32)

 

 

Paradis
(Nav. ch. 38 et 1

Ile des Impies (Lucien) - cf. Bar, o.c. p. 148 n.1

Apoc. de Paul ; Visio Pauli cf. Graf, t1, p 107, 253, 254, 266
Gougaud , o c. p. 65- 72

Livre de Job 24-19
cf. F. Lot in Revue Celtique 46 p. 134-142

Apoc. de Thomas
cf. P. Grosjean in Analecta Bollandiana 54 p. 131

Ile des Phéaciens (Odyssée VI-VII) cf. Welcher F-G, Die homerischen PhaaKen und die Inseln der Seligen in Rheinisches Museum fur Philologie, Bonn, 1833, p. 219- 283

 

 

Certaines de ces références faisant double emploi, sinon triple, et rien ne permettant de trancher en faveur de 1'une plutôt que de l'autre, il nous parait plus judicieux de ne pas s'interroger sur l'intention de l'auteur de la Nav (qu'elle existe ou non), mais de toutes les conserver puisque chacune a pu surgir comme réminiscence dans l'esprit du lecteur selon sa culture. D'autre part, la Nav n'en ressort que grandie par ces rappels, et, cela correspond bien à l'effort de la critique brendanienne dont nous retraçons ici le parcours.

Quelles perspectives nous offrent donc une telle critique, dont nous pouvons penser qu'elle subit à son tour l'influence du texte lui-même, et peut par là se différencier d'autres formes critiques ? Soucieux d'une cohérence morale ou logique qui, sans cesse, est refusée par la Nav elle-même, désireux de délimitations spatiales et temporelles qui, de fait, s'évadent trop de fois, les érudits pourraient désespérer d'un texte dont il n'est pas sûr au départ qu'il soit méritoire et littéraire, s'ils n'aboutissaient eux-mêmes à d'étranges "dérives" : un respect scrupuleux des aventures du saint (même si elles sont comprises différemment et réécrites) pour les hagiographes anciens; une ouverture de plus en plus grande (ou progressive universalisation) de cette Nav, de la part des critiques modernes (en dépit de leurs efforts pour classifier). Là où l'on voulait diffuser universellement ce récit, se situe le maintien de particularités qui demeurent énigmes; là où il fallait préciser genre, époque, auteur, est advenue une extension peut-être non terminée encore. En ce sens, la Critique brendanienne a un destin peu semblable aux autres critiques et dont nous verrions, à notre avis, la raison dans 1' " énergie " (energeia ce qui sourd dans l'oeuvre) même de la Nav. Il est possible d'espérer que cette double perspective critique ne saurait être achevée.

B. Etendue du succès de la Légende de Saint Brendan :

1°) Les préoccupations géographiques (des lieux de culte, des cartes ..au " Problème brendanique ") :

Géographes, historiens, aux prises avec la Légende de Saint Brendan, depuis le Moyen-Age jusqu'à nos jours, manifesteront un visible intérêt pour la question de l'itinéraire de Saint Brendan, pour les motifs historiques de son voyage, pour la protection que le saint accorde à ceux qui l'invoquent. La Légende de Saint Brendan, tenace et multiple dans ses formes, échappe ainsi au domaine littéraire ou religieux, pour se rapprocher de considérations plus immédiates.

a ) Géographes et historiens :

Les lieux de culte dédiés à Saint Brendan le navigateur, sont visiblement placés le long des côtes et des rivières et en fonction de l'influence irlandaise en Europe. Il est honoré à Bâle, Constance, Arles, à Lanvellec , ( Canton de Plestin Les Grèves-Côtes du Nord), Trégrom, à Saint Brendan (village de Bretagne) à Bruges et en divers points des Pays-Bas, à Galway (en Irlande) (117), tandis que, toponomyquement (118) son nom se retrouverait dans les formes de Borodon, Blandin, Breladre, (Jersey), Bridaine et peut-être Brehand (Montcoutour) Brévalaire (près de Tours), Briden (Morlaix), etc. servant à désigner des lieux-dits, des ports, des collines. Des noms de famille ( Brenton, Brandào, Branden) sont aussi à signaler dont les membres les plus célèbres seront CL. Brentano, poète romantique allemand ( 1778-1842), le poète portugais Luys Pereyra Brandans ( XVI°s.) (119). D'autre part (120), par suite de !'Ordre des Frères de la Vie Commune (fondé en 1384 par le mystique flamand Gérard Groote), qui installa écoles et imprimeries le long de la Mer Baltique, la légende de Saint Brendan diffusée par l'Ordre fut aussi connue de ces rivages lointains, à Lübeck, à Mecklembourg, à Wittstock, et même en un monastère d'Estonie - Pàdis fondé en 1543 - Saint Brendan perd quelque peu de ses attributs marins pour devenir, en raison d'une étymologie populaire où Brendan signifie brûler (121)( brandon en français; brennen en allemand) le protecteur des forgerons, des boulangers, des bouilleurs de bière, de tout ce qui a trait au feu. Il interviendrait même dans le nom de la ville de Brandebourg, à en croire Selmer (122) : lorsque la ville devint en 948 un évêché, le nom d'un saint irlandais aurait été choisi afin de concilier allemands vainqueurs et slaves vaincus (le territoire de ces derniers servant à la ville nouvelle; île sur la rivière Havel au milieu d'un marécage, propre à rappeler le voyage du saint). Ce motif d'ordre politique ajoute aux qualités du saint, celles de médiateur en Europe entre populations christianisées et populations encore païennes. Enfin, curieusement, le saint, quoique mort à Clonfert, sa patrie d'origine, aurait ses reliques à Notre-Dame-d'Aynès (petite chapelle autrefois romane, reconstruite au XIV°s., XVème siècle près de Conques dans l'Aveyron) où il serait consulté dans tous les cas de brûlure, de morsure, ou de maladies dermiques (démangeaison, gale, etc.) (123) Certes, dans ce dernier trait, Saint Brendan le navigateur semble subir le destin d'Ulysse ou d'Elie dans le monde grec : demeurer à la fin de leur vie en un lieu très éloigné de toute mer. Logique d'équilibre où toute extrémité atteinte nécessite le même parcours en sens inverse. Ainsi Ulysse devra gagner l'intérieur, une rame sur l'épaule - chant XI-, jusqu'à ce qu'on lui demande ce qu'il porte, par ignorance du monde marin; ainsi le prophète Elie métamorphosé en marin, par l'imagination populaire, doit lui aussi revenir, une rame sur l'épaule, en quête de qui croira qu'il s'agit d'une pelle (124). De même, Saint Brendan connaîtrait involontairement un tel voyage vers une montagne centrale, si nous accordons à cette hypothèse, quelque poids, ne serait-ce que pour la part de rêverie qu'elle permet.

La Nav de Saint Brendan fut à la géographie ancienne, un moyen pour compléter les parties inconnues que laissaient les cartes : situer réellement la Terre de Promission (devenue pour les cartographes l'île de Saint Brendan), fut une préoccupation intellectuelle notable.- Dès le VIIème siècle, on note dans une Vie de Saint Colomban (125) (563-597) écrite par Adamnan, abbé d'Iona de 679 à 704, que Saint Brendan allant visiter Saint Columban le découvre sur " 1'île d'Hinba ",- dont on peut penser la place au large de l'Ecosse (126) . Il s'agit de la première référence à Saint Brendan le navigateur tandis que l'île d'Hinba, mi-réelle mi-imaginaire, marque le premier effort de donner une assise aux aventures de Saint. En effet, cette île n 'existe pas mais peut vraisemblablement être l'une de celles entre l'Ecosse et l'Islande. Ainsi Adamnan écrit (au Livre III cap. XVII) : "Alio in tempore, quatuor, ad sanctum visitandum Columbam, monasteriorum sancti fundatores de scotia transmeanttes, in Hinba eum invenerunt insula quorum illustrium vocabula Comgallus Mocu Aridi, Cainechus Mocu Dalon, Brendanus Mocu Alti, Cormacus Nepos Leathair (127); soit : "En une autre époque, quatre saints fondateurs de monastères, partant d'Ecosse pour visiter Saint Columban (128), le découvrirent sur l'île d'Hinba - c'étaient Comgallus, Cainechus, Brendan, Cormacus". Il était donc su que des îles existaient au Nord et à l'Ouest; le voyage de Saint Brendan entrait dans le domaine du vraisemblable, même si l'on ne peut tirer de ce document aucune certitude sur le voyage en soi du saint, ni sur les connaissances géographiques d'alors.

Au IXème siècle, Ducuil (129) dans son ouvrage De Mensura orbis terrae décrit des îles très au Nord, dont il y a lieu de penser qu'il s'agit de 1'Islande et des îles Féroë; cette description n'est pas sans rappeler aussi les îles aux moutons, aux oiseaux, aux démons (volcans) que l'on trouve dans la Nav. Mais Ducuil ne fait pas mention de Saint Brendan.

C'est, au XIIème siècle, lorsque la légende de Saint Brendan fut mieux diffusée, que des géographes comme Honoré d'Autin (1130) ou Gérald de Barry (1190) nomment expressément Saint Brendan; le premier dans son Imaqo Mundi (130) au livre III, après avoir décrit les rivages méditerranéens, aborde selon un ordre quelque peu étrange, la question des îles au-delà des colonnes d'Hercule - les Hespérides, les îles des Gorgones, la mer épaisse où s'est engloutie l'Atlantide dont parle Platon -, puis revient à l'embouchure du Nil - île de Méroë et la ville de Syène en Ethiopie-, enfin enchaîne sur l'Océan (dans ce cas ce peut être l'Océan qui entoure l'Afrique comme l'Atlantique) pour désigner une île perdue atteinte par Saint Brendan : " Est quaedam Oceani insula dicta Perdita, amoenitate et fertilitate omnium rerum prae cunctis terris longe praestantissima, hominibus ignota-Quae aliquando casu inventa , postea quaesita non est inventa, et ideo dicitur Perdita, Ad hanc fertur Brendanus venisse ". Honoré d'Autun, nous signale,.que "cette île découverte par hasard, une fois recherchée demeure introuvable"; d'autre part le chapitre qui suit (XXXVII) est consacré aux lieux infernaux. Le continuateur de Huon de Bordeaux au XIII°s., lui aussi auteur d'une "Ymage du Monde" écrira de même ces vers (131) :

Une autre île est que on ne pu

Venir comme on aller se veult,

Et aucune fois est veue

Si l'appelle on l'Ille Perdue

Celle Ille trouva Sainz Brandains

Qui mainte merveille vit ains." (L. II cap. 13)

Au XIV-XV°s., dans une autre version du livre d'Huon de Bordeaux, il est dit que l'île infernale est à proximité d'un gouffre"où toutes les eaux s'enfoncent sous la Terre" (L II - cap 14) (132) . Thème littéraire dont la fortune s'éteint avec les Aventures d'A.G. Pym d'E. Poë. De son côté, Gérard de Barry (ou de Cambrai), (133) d'origine galloise et connaissant mal l'Irlande, semble-t-il, signale en Irlande un promontoire de Brendan et une "mare brendanicum" à l'Ouest, de même que des sanctuaires d'oiseaux en l'honneur du saint. Au milieu du XIII ème siècle Rudolf Von Hohen-ems dans son ouvrage intitulé Welt-chronik (134) signale que Saint Brendan atteint "l'Ile perdue" où jadis accosta Noé.

 

 

"Der Vil Wunderlîche gotes degen " Le saint abbé Brendan

Der abbet sante Brandân le merveilleux confesseur de Dieu

Kam drin ­ als ich vernomen hân Vint là - comme je l'ai entendu dire

ühr manic hundert jâre nider bien des années après que

Un Nôé diu grôze diet" Noé y accosta avec son peuple nombreux ".

A partir du XIIIème siècle, l'île de Saint Brendan apparaît (135) sur la plupart des cartes faites du monde. Ainsi, la situe-t-on (bien que notre liste soit incomplète) :

- près des Canaries sur la carte de Hereford (1275)

- près de Madère sur la carte de Dulcert (1339)

- près des Açores sur les cartes des frères Pizigani (1367) et de Becario (1425) et de Bianco (1448), mais près de Madeire (au Sud Ouest) pour Toscanelli(1474) ce cartographe travaillant pour Ch. Colomb.

- au milieu de l'Atlantique Nord sur le globe construit à Nuremberg par Martin Behain (1492)

- près de l'archipel des Canaries sur une carte de l'ingénieur Torriani (1540), ou à Madeire même pour l'anglais Thomas Nicholls,

- près de Belle Ile dans l'Atlantique Nord par S. Cabot (1544)

D'autres cartes, plus tard, continueront à faire état de 1'île de Saint Brendan.

Ainsi Guillaume le Testu dans sa Cosmographie Universelle -(1555) la situe au Sud de l'Irlande; mais les cartes d'Homem (1559) et d'Ortelius (1583) la placent au large de Terre Neuve.

-Mathias Quad de Cologne (1608), opte pour une situation médiane entre 1'Irlande et l'Amérique du Nord.

Terminant ce voyage sur les cartes, l'Ile de Saint Brendan apparaît sur une carte hollandaise (Amsterdam 1621 J. Janbonius) , et une autre française (1755) dans l'Océan Indien, près des îles Lascarène ( à 5° à l'Ouest de l'île de Ferro).

Mais le destin géographique de l'île de Saint Brendan ou île Borodon, s'accompagne d'un destin historique et politique. Refuge de rois vaincus, prétexte à des expéditions de découvertes ou de conquêtes, justifications à des efforts d'évangélisation, l'île de Saint Brendan joue tous ces rôles : mythique, elle devient fantasme ou illusion (136).

Au XIIème siècle Raoul Glaber dit que le roi Don Rodrigo, le dernier roi Goth d'Espagne se serait réfugié sur l'île de Brendan, après sa défaite en 711 devant les Sarasins à Jeres de la Frontera. La mort du roi Don Rodrigo n'est pas sans rappeler celle du roi Artus. De même, le roi portugais Sébastien battu par les Espagnols, à Alcazar Quivir (1578) est imaginé en exil et refuge sur l'île Saint Brendan.

En 1519, le Traité d'Evora consacre l'abandon par le Portugal des Canaries et de l'île Saint Brendan la non-trouvée. Le roi Emmanuel du Portugal l'avait auparavant cédée légalement à un aventurier L. Perdigon désirant la conquérir. L'Espagne, elle aussi, armera des expéditions dans cette optique (137), conduites en 1526 par Fernando de Troya et Fernando Alvarez. Le Fils de Christophe Colomb rapporte que son père s'était renseigné auprès de marins ayant vu de Madère l'île de Saint Brendan qui n'apparaît qu'une fois l'an : Christophe Colomb s'en serait servi comme argument pouvant convaincre les souverains de Castille.

L'énigme devint telle que des enquêtes furent menées aux Canaries de 1570 à 1780 : recherche de témoins, interrogatoires, expéditions commandées par des marins expérimentés ( Detroja, Aguirre, P. Velho, Villalobos, Perez de Acosta ,Gaspar Dominguez : de 1604 à 1721) (138). Déjà en 1594 le frère Alfonso de Espinosa de l'Ordre des Prêcheurs (139) rendit publique une curieuse découverte -celle d'une image sainte de la Vierge trouvée chez les Guanches à Teneriffe (Canaries) bien avant l'entrée des missionnaires ibériques-, les indigènes racontaient l'avoir reçue d'un saint ayant accosté autrefois sur leur île; Espinosa pensa à Saint Brendan et estima son voyage à l'époque de l'Empereur Justinien ( VI°s.).Sinon, brouillards, tempêtes empêchèrent tous les partisans de sa réalité accessible. Ainsi en 1721, le Gouverneur des Canaries, envoie Don Gaspar Dominguez à sa recherche; en 1759, quarante personnes affirment l'avoir vue; en 1783, le jésuite Joseph Vieja y Clavijo dans Noticias de la Historia general de la islas de Canarias (Madrid), retrace tous ces efforts voués à l'échec. Certes, d'autres auteurs avaient conclu qu'il fallait chercher dans l'Atlantique Nord (Irlande, Canada, Orcades) ou demeurer sceptiques quant à une telle réalité.

Les Historiens_de la géographie, ou des découvertes, se sont parfois servis des textes littéraires - et en particulier de la Nav pour soutenir, plus ou moins sérieusement, que des irlandais avaient atteint l'Amérique du Nord avant Christophe Colomb. De même, l'on s'interrogea sur les motifs que pouvaient avoir ces irlandais à quitter leur terre natale, sur les moyens nautiques à leur disposition, sur la validité de leurs témoignages.

L'idée de la sphéricité de la Terre est fort ancienne, et fut professée au Moyen-Age par plus d'un docteur; ce qui paraissait condamnable, était de concevoir des antipodes austraux ou occidentaux habités et non connus, échappant, par là-même, à la Révélation chrétienne. Ainsi, l'évêque de Strasbourg (de 764 à 784 - date de sa mort), l'irlandais Virgile (140), prenant sans doute appui sur les navigations vers l'ouest de ses compatriotes et sur la Nav, considérant que l'ouest se confond avec l'Est, affirmait l'existence sous terre d'un autre monde peuplé d'êtres de même que sur le soleil et sur la lune. Ainsi fut-il condamné par le pape Zacharie, puis en 1243 canonisé. En fait le pape Zacharie s'opposait moins à l'hypothèse d'une Antichtoné ou terre australe, supposée par les géographes grecs pour équilibrer "l'oikoumène" (141), qu'à celle de peuples ignorant tout du Christ.

D'autres textes semblent indiquer la colonisation par des Celtes des îles de l'Atlantique-Nord. C'est ce qui ressort des textes littéraires danois, norvégiens. Adam de Brème (1076) raconte dans la navigation d'Harold de Norvège que ce dernier atteint une région noire de l'Océan au Nord où les habitants se cachent (Historia Ecclesiastica Cap. 246); Saxo Grammaticus (XIIème siècle) dit la même chose quant à la navigation de Gormon roi du Danemark, dans son ouvrage Gesta Danorum (142) - Trois sagas irlandaises -celles d'Eric le Rouge (Xème siècle), de Snorri (1148), de Landnàmabók (Xème s.) (143) font état d'une terre appelée l'Irlande - la-Grande- où un homme blanc accueille des marins viking et les protège des menées d'autres hommes. Au XIIème siècle, le même récit se trouve dans les oeuvres (144) du géographe arabe Idrisi (1150) qui, à la Cour du Roi Normand Roger II de Sicile, signale des îles aux oiseaux, aux moutons, et surtout, donne l'aventure de huit hommes, qui partis de Lisbonne vers la Mer Ténébreuse, se perdent en mer, accostent à une île, sont fait prisonniers " d'hommes rouges, peu poilus, à cheveux lisses, et de haute taille dont les femmes étaient d'une grande beauté " (145), puis relâchés et raccompagnés chez eux, après avoir appris du Roi de cette île que lui-même n'a pu découvrir d'autre Terre au delà de la sienne. D'autres témoignages ont été rassemblés dans l'optique de faire précéder les Irlandais dans la découverte de l'Amérique.

J.Dunn (146), dont le travail sur Saint Brendan vise à une synthèse de la question brendanique, s'intéressa aux motifs de tels voyages en mer. Il en énumère quatre: la fascination de l'inconnu liée à une solide connaissance de la mer; une manière juridique de punir (les coupables sont abandonnés sur un navire, attachés et sans rame - plusieurs textes le racontent);. le souci d'une vie érémitique (les îles proches de la côte, trop vite peuplées, sont abandonnées au profit de plus lointaines comme on le voit dans la Vie de Saint Albe) ; le conflit religieux du V au VIIIème siècle entre L'Eglise d'Irlande et l'Eglise Romaine à propos de la date de Pâques (147) :Le monastère d'Iona s'opposa à Rome jusqu'en 690; dès 630 l'Irlande du Sud avait accepté le calendrier romain et dès 664 au Synode de Whitby, le pouvoir royal avait opté pour Rome contre Iona; la dernière résistance eut pour refuge l'Océan, comme le dit la Vie de Munnu (148). Ces quatre motifs semblent avoir été le moteur des découvertes faites en mer par les irlandais du Moyen Age, d'autant que techniquement, les coracles irlandais (ou "curach" navires recouverts de peaux de cuir) sont des embarcations aptes à tenir la haute mer (149) . En 1976-1977, un marin T. Severin (150), après avoir suivi les instructions de la Nav concernant la manière de construire un coracle, et dans le but de prouver la réalité de l'aventure de Saint Brendan, traversa l'Atlantique, atteignant Terre Neuve, sans ennui majeur. Quelques restes archéologiques de monastères irlandais en Islande confirmeraient l'hypothèse d'une traversée de l'Atlantique par les Irlandais, en dépit de l'avis d'Alexandre Von Humbolt (151) pensant que la Nav ne peut servir de preuve ni d'aide sérieuses.

Enfin l'étude du physicien canadien Waldemar Lehn (152) sur les mirages arctiques (ou "hillingar" pour les Islandais) prouverait la possibilité, sans instruments de mesure, de longs voyages en mer. En effet, le contact de l'air avec une surface plus froide provoque un brouillard qui, sous certaines conditions, incurve les rayons du soleil et permet ainsi une vision très nette de terres éloignées de plus de 3OO kilomètres (alors que la courbure terrestre limite normalement la vue à 60 Kms°). Les navigateurs celtes ont donc pu bénéficier de ces phénomènes naturels pour diriger leurs courses vers l'Ouest.

Quant à une installation en Amérique du Nord de missionnaires irlandais, il est bien difficile de la prouver, malgré de curieux rapprochements d'architecture, les anecdotes des premiers colons du XVIIIème siècle (n'ayant eu leur vie sauve que pour avoir parlé gaéligue à des indiens), une pierre couverte de runes (écriture des Vikings) etc. (153)

Loin d'amenuiser le succès de la Légende de Saint Brendan, ces travaux géographiques et historiques, anciens et modernes (154), aboutissent cependant à une séparation dans l'uvre entre le réel et l'imaginaire; la Nav devient un document comportant un fond véridique quelque peu obscurci de fictions. Si Saint Brendan reste honoré pour ses pouvoirs anti-infernaux (1'Enfer est assimilé au Feu), et perd de sa réalité humaine pour devenir quelque figure mythique, très vite, il apparaît comme un "colon", un"marin" dont est perdu l'itinéraire. Cette nouvelle délimitation, apportée par la Critique brendanienne, n'est pas sans nous rappeler les premières comparaisons faites par cette même Critique au XIXème siècle lorsqu'elle comparait la Nav, à 1'Odyssée d'Homère. Géographes et historiens nous conduisent à penser que l'intérêt souvent porté à Saint Brendan s'apparente à la question homérique dans la mesure où l'on s'interroge à l'égard de la Nav pour savoir si l'itinéraire du voyage est réel, si l'anonymat de l'auteur peut être levé et si Saint Brendan a existé, si l'uvre est fonction d'un public. Car, la séparation entre le réel et l'imaginaire, résultat d'une critique géographique et historique constitue une nouvelle problématique - semblable à celle que les oeuvres d'Homère subirent - (itinéraire d'Ulysse - existence d'Homère - destination de l'épopée), certes à un moindre degré, mais dont il nous faut évaluer la validité.

b ) Le problème brendanique :

L' expression "problème Brendan" se trouve déjà en 1920, sous la plume de J. DUNN (155) qui la justifie au moyen du recensement des cartes désignant l'île de Saint Brendan et des Vies de Saints donnant un portrait de Saint Brendan. L'expression est heureuse puisqu'elle nous renvoie à l'alternative de la réalité ou de la non-réalité de cette aventure en mer. Aussi, classerons-nous les arguments en faveur de l'une ou l'autre perspective, tout en considérant les différents textes de la Nav de Saint Brendan; d'abord celle d'une géographie imaginaire (arguments liés à la psychanalyse), ensuite celle d'une géographie réelle (indications exprimées par la Nav).

-Pour une géographie imaginaire :

Pour Benedeit, au XII° siècle, dans son poème en Anglo-Normand, il n'y eut point de doute : le voyage était imaginaire et symbolique; Saint Brendan effectuait un périple de sept ans, passant chaque année par trois mêmes îles; au bout de la septième année, et au centre de ces cercles, il trouvait l'Enfer et le Paradis, puis revenait en trois mois en Irlande. Hillier-Caulkins (156) représente par un schéma cet itinéraire orienté d'Ouest en Est (Car l'Est représente la Vie, la Lumière du Christ né à l'Est, et l'ouest le royaume des morts ) que Benedeit ne cherchait pas à rendre véridique.

Au fur et à mesure de ses efforts et des épreuves surmontées, Saint Brendan atteint le Centre de sa quête selon un schéma qui nous fait penser à quelque labyrinthe de type cnossien., c'est-à-dire où il n'y a pas à choisir devant plusieurs bifurcations mais où inexorablement le voyageur est conduit au Centre.

Selon Santarcangeli (157) la figure du labyrinthe est universelle; c'est un "iter perfectionis" où l'on passe de la purgation, à l'illumination et à l'union, ce qui nous renvoie directement à la navigation de Saint Brendan écrite par Benedeit. Il est à noter que le centre parfait et mystique est la Terre de Promission à laquelle on parvient après tout un " chemin empêché " permettant une régénération. Dans les églises, des représentations de labyrinthe., nommées "Lieux de Jhérusalem" (celui de Chartres est le plus célèbre - XIIIème siècle) où Jérusalem symboliquement était au centre, apparurent à des époques où les pèlerinages, devinrent impossibles pour des raisons politiques. Benedeit pourrait donc proposer à ses lecteurs un voyage labyrinthique sur mer, afin de mieux pénétrer les mystères de la foi, et en attendant qu'ils effectuent eux-mêmes un réel pèlerinage. Hillier-Caulkins écrit à ce sujet : "C'est l'époque où des gens de toutes les classes sociales commencent à voyager" (p. 79); "le voyage de Saint Brendan devient un voyage de pèlerins au cours duquel les mystères de la religion chrétienne sont révélés peu à peu" (p. 276). La géographie imaginaire de la mer avec, au centre, le Paradis, fut-elle en concurrence avec celle des voyages terrestres vers Jérusalem ? Peu importe, si ce n'est que demeure l'archétype du labyrinthe comme base de la géographie imaginaire et que Benedeit l'utilisa, à des fins allégoriques chrétiennes.

Si, d'autre part, l'on s'interroge sur la Nav latine du VIIIème s. l'itinéraire de Saint Brendan peut certes aussi être pensé comme imaginaire, mais ce n'est pas l'image du labyrinthe qui dominerait (le voyage n'est pas conçu selon un temps circulaire car le Temps y est plutôt suspendu; il n'y a pas progression exemplaire vers le centre mais intervention miraculeuse de l'intendant les guidant vers la Terre de Promission etc.). Là où il y aurait géographie imaginaire, ce serait, par exemple, lors de la description de la colonne transparente, des griffons et monstres marins, de l'île des fruits merveilleux, de l'île des trois churs et de celle des forgerons.

Cette géographie particulière pourrait tirer sa force d'images inconscientes observables universellement dans la mythologie. Ainsi Saint Brendan découvre une colonne de cristal infinie de hauteur qu'entoure un filet d'argent - image rapprochable de celle du " pilier du monde ", ou " arbre du monde " ou " axe ", que tous les mythes humains comprennent. Ce sont non seulement les colonnes d'Atlas qui les fait tourner, entraînant ainsi la terre et le Ciel (Odyssée I-v.53-54) mais aussi le "pilier sacré" du chamanisme (Mircea Eliade (158), la "montagne cosmique" de l'Inde (le Mont Merou), l'arbre du monde" etc. Autant d'avatars qui, selon Mircea Eliade (pp. 211-222). nous disent la relation entre les mondes célestes et le monde terrestre, l'immortalité et la sacralité de notre univers, sa régénération (fertilité, initiations, réservoir de la vie et maîtrise du destin, s'associent à la symbolique de l'Arbre du monde). La colonne vue par Saint Brendan, qui découvre sur son flanc Sud un calice et une patène (symboles de vie éternelle) et ressent auprès d'elle une étrange chaleur, s'apparente ainsi à l'image d'un centre ou d'un nombril, propre à une "géographie funéraire" où le héros va dans l'au-delà pour le rendre connaissable aux hommes (159). Toutefois Saint Brendan ne se sert pas de cette colonne pour "monter" au ciel; il en fait le tour, mais l'épisode se situe juste avant l'approche de l'Enfer (île des forgerons/Judas) et celle du pré-Paradis (l'ermite Paul/Jasconius).

S'ajoutant à cette " géographie funéraire ", on peut trouver dans la Nav des représentations archétypiques nées de l'inconscient collectif (160). Le combat du griffon et celui du monstre marin, le premier poisson de la Création - Jasconius - sur lequel on célèbre la messe, nous renvoient à ces " serpents " ou " écrevisses " que Carl Jung (161) note dans nos rêves et nos mythes : "Nous naissons en quelque sorte dans un édifice immémorial que nous ressuscitons et qui repose sur des fondations millénaires" (p. 298). Si l'écrevisse est un animal à carapace (dont notre nerf sympathique conserve le souvenir) et le serpent un animal vertébré (mou à l'extérieur, dur à l'intérieur), tous deux sont des monstres qui visent à engloutir notre raison; nombreuses sont les légendes de héros englouti dans l'estomac d'un dragon-baleine et qui arrive à en sortir après bien des efforts, tel un nouveau-né (cf. Jonas dans la Bible . De même, dans la Nav, Saint Brendan apaise les monstres, reçoit la soumission de Jasconius (n'ayant pas besoin de "renaître" ou de naître à Dieu, il ne peut pas être avalé), fait manger à ses compagnons les morceaux du griffon vaincu etc..

Ainsi à une géographie imaginaire, conviennent une faune et une flore profondément en racinées dans notre inconscient (fruits merveilleux, animaux étranges ). Le pouvoir magique des lieux est à remarquer : sur l'île des forgerons ou celle des trois churs, descendent fascinés et sans espoir de retour deux compagnons de Saint Brendan, Comme dans un cauchemar, la possibilité d'échapper à un danger est refusée à l'homme en ces endroits. Cette description topographique tient donc plus de l'espace propre à la magie que d'une approche objective.

De son côté, Gilbert Durand -disciple de Bachelard- dans sa classification de l'imaginaire humain (162) nous fournit d'autres instruments de mesure qui peuvent être rapportés à la Nav. Selon lui images, symboles et mythes humains (et même techniques et logiques) peuvent être ramenés à trois gestes principaux, ce qui constitue un tableau de l'imaginaire supérieur à celui trop rationnel de la classification par les quatre éléments : (p. 55) "C'est ainsi que le premier geste, -la dominante posturale, exige les matières lumineuses, visuelles et les techniques de séparation, de purification dont les armes, les flèches, les glaives sont les fréquents symboles. Le second geste, lié à la descente digestive appelle les matières de la profondeur : l'eau ou la terre caverneuse, suscite les ustensiles contenants, les coupes et les coffres, et incline aux rêveries techniques du breuvage ou de l'aliment. Enfin les gestes rythmiques dont la sexualité est le modèle naturel accompli, se projettent sur les rythmes saisonniers et leur cortège astral en annexant tous les substituts techniques du cycle : la roue comme le rouet etc."

Si nous interrogeons la Nav selon ce système, pouvons-nous dire à quel type d'imaginaire il faut la rattacher, puisque le caractère répétitif des fêtes religieuses sur les quatre mêmes îles (Jasconius - Ile des moutons - Ile d'Albe - Ile des Oiseaux) est allusif et irrégulier (le récit n'en est pas fait sept fois) et interdit un rapprochement total avec les images nées des "gestes rythmiques ou sexuels", puisque le caractère mystique (descente digestive, profonde, intime) que l'on trouverait dans l'image du navire (arche, coupe où l'univers se réduit) et dans la découverte d'aliments merveilleux (tant par la couleur, le jus que par leur venue) est épisodique, n'est pas le but ultime, et correspond davantage à une "irruption" momentanée de la Fortune, puisque le caractère diaïrétique (lié à la posture dressée de l'homme et offrant des images de lumière, de séparation, de glaive) ou ascensionnel, observable dans le combat des oiseaux monstrueux, la colonne de cristal, le miracle de la flèche ignée, l'approche du Paradis à travers l'obscurité, n'affectent pas le "héros" Saint Brendan, ne le transforment pas en un Saint Michel lumineux ou en destructeur solitaire, glorieux, unique convenant à ce genre d'imaginaire ?

En fait, la typologie imaginaire de G. Durand - même si cela nous éclaire certains aspects de la Nav (comme celle de Mircea Eliade, de C. Jung, de Santarcangeli ) - ne donne pas une totale résolution de l'uvre. Il n'en est pas de même, peut-être, pour le poème de Benedeit, en raison de sa cohérence logique.

Finalement, nous serions autorisés à penser que l'itinéraire de Saint Brendan, d'un côté (version de Benedeit), emprunte la figure inconsciente du labyrinthe (servant à illustrer un système allégorique), de l'autre (version latine du VIIIème siècle), des images archétypiques plus décousues comme celles du Passage entre les Mondes, du Monstre Dominé, de la Coupe merveilleuse, etc. Benedeit a insisté sur la difficulté humaine à comprendre l'univers - et par là à atteindre Dieu - (symbole du labyrinthe); la Nav a peut-être mis l'accent sur la splendeur de la Création, débarrassée de nos terreurs ou péchés (grâce à une raison supérieure), d'où émane la présence divine.

De même, dans la Vita Prima Sancti Brendani, qui inclut le récit de la navigation, la géographie a une part symbolique comme chez Benedeit : Saint Brendan échoue une première fois pour avoir navigué sur un curach constitué de peaux d'animaux morts; or l'on ne peut pas atteindre le Paradis, lieu où le sang n'a jamais coulé et où la Mort est absente, de cette façon; un second voyage sur un navire en bois le conduit au but. La difficulté rencontrée (précautions nécessaires) et surmontée grâce à la volonté humaine nous renvoie, ici, aux mêmes conceptions exprimées par Benedeit.

Mais si nous comparons la Nav aux "imrama" (Mael Duin/ Hui Corra), quant à la description géographique, nous nous apercevons qu'aucune indication de direction n'apparaît dans les imrama. Mael-Duin rencontre merveilles et monstruosités, sans qu'il soit dit la route qu'il suit; de même, les Hui Corra. Au milieu de ce "chaos" de choses surprenantes, Mael Duin, ou les Hui Corra, mus par le désir de modifier leur vie, avancent avec chance à la recherche d'un point originel et fixe (découvrir pour Mael-Duin, le meurtrier de son père; pour les Hui Corra, le lieu de résurrection), tandis que, tout autour d'eux, ne sont que bizarreries, cauchemars, formes curieuses. Une alternance se fait entre lieux effrayants et lieux agréables. L'itinéraire se fait ainsi, au-cours d'épisodes qui ne sont plus des allégories ou des symboles sur le thème du labyrinthe (comme chez Benedeit ou dans la Vita Prima) mais des images heureuses au malheureuses, propres à effrayer et à distraire.

A l'intérieur de cette, "géographie imaginaire", des catégories sont donc discernables :

-Allégorie symbolique : expression d'une moralité, et d'une philosophie.

-Images plaisantes ou effrayantes : alternance dramatique.

-Perceptions déformantes ou accrues de la réalité : fondement d'une sacralité. La Nav n'appartient pas aux deux premières catégories, étant donné que ni l'allégorie ni les fantasmes imaginaires ne la saisissent entièrement et de façon satisfaisante; nous la classerions, pour le moment, dans la troisième.

-Pour une géographie réelle :

Les tenants (163) d'un itinéraire réel (quel que soit le texte littéraire) tirent en général leurs arguments de faits fondés sur la vraisemblance : d'une expérience vécue, naît un texte littéraire; ce texte est devenu fable; toutefois la véracité de l'aventure peut être retrouvée, redonnant ainsi sa valeur au texte.

Si pour Benedeit, les directions sont "obscurcies" par des considérations symboliques (Saint Brendan ne peut pas naviguer vers le Sud, symbole de l'orgueil, ni vers le Nord, symbole du Doute), la Nav latine indique clairement parfois les points cardinaux. Comme pour Ulysse, l'itinéraire possible est sujet à discussion : si le point de départ (de Clonfert à Tralee) est discernable, qu'en est-il du reste ? Ainsi Saint Brendan atteindrait successivement les rivages des îles Féroë, de l'Islande, du Groenland, de la Floride, de Cuba, au cours de plusieurs voyages, et reviendrait en Irlande à la fin de sa vie. La colonne de cristal, selon cette optique, devient un iceberg; les fruits merveilleux sont des ananas, ou des bananes, ou des noix de coco; Jasconius est une baleine; les îles des oiseaux sont connues en Atlantique Nord; l'île des forgerons correspond à un mont volcanique; les moines rencontrés prouveraient l'existence d'étapes vers l'Amérique; la mer coagulée (164) est significative d'une mer gelée; le jeune homme de la Terre de Promission témoignerait de la rencontre du saint et des peuplades indiennes.

Les preuves d'un voyage réel sont consolidées, rappelons-le, par les récits des sagas islandaises où l'on voit les marins vikings en présence de celtes au IXème siècle, en Islande, et peut-être au Canada; sont renforcées des possibilités techniques à la disposition des irlandais du Haut Moyen-Age (les "curach" sont aptes à tenir la mer, comme en témoignent les nombreuses traversées vers la Gaule ou l'embouchure du Rhin).

La lecture de la Nav présente alors l'intérêt d'une sorte de "Jeu de piste" où il est possible de s'extasier sur les prouesses maritimes des anciens et de reconstituer rivages après rivages, et au moyen des dérives et courants, le trajet. Toutefois aucun instrument pour faire le point n'est cité dans la Nav: de même pour les étoiles, dont aucune n'est nommée ou signalée(165). D'autre part, les indications de direction sont irrégulières, et sont les mêmes deux ou trois fois de suite, avant de ne plus être mentionnées. Si nous supposons que le texte nous est parvenu de façon complète et achevée, au cours des sept ans de voyage, il apparaît que Saint Brendan a abordé quarante deux fois à des îles dont sept fois aux quatre mêmes îles (Ile des moutons; Jasconius; Ile des Oiseaux; Ile d'Albe - une exception : à la septième fois il n'aborde pas à l'Ile d'Albe mais revient à l'Ile des Moutons) et quatorze fois à des îles différentes. De plus trois fois seulement seront nommées les quatre mêmes îles - ce qui laisse un blanc de quatre années; au total, sur ces quarante deux îles dont vingt six sont nommées (14 + 12 (= 3X 4)), le texte n'indique que deux fois l'orientation (Ouest - Sud Nord ­ Est ) à quoi s'ajoutent trois indications au départ (Ouest - Sud - Ouest) et une autre qui les mène vers la mer coagulée - soit quinze indications - mais, dix sept fois, ne donne aucune précision sur la course suivie (Treize fois d'une île à une autre; les quatre autres fois se répartissent en deux dérives - au départ et près de la mer coagulée - et en deux retours - de la Terre de Promission vers l'Ile des Délices et de cette dernière vers l'Irlande-).

Il ressort de ces premières remarques que les indications de direction ne servent pas à construire un itinéraire réel, mais accroissent le "brouillage" de la piste. En effet, par un jeu subtil, l'arrivée aux quatre mêmes îles (Ile des Moutons, Jasconius, Ile des oiseaux, Ile d'Albe) où chaque an Saint Brendan accoste, est faite différemment ou passée sous silence : ainsi, on arrive à 1'île des Moutons une fois après avoir dérivé, une autre fois par l'Est, une troisième fois par le Sud, et une quatrième fois, rien n'est dit. Aussi construire un itinéraire tient-il du pari impossible. De plus, la Terre de Promission n'achève pas le voyage, puisque Saint Brendan avant de revenir en Irlande, s'arrête à l'île des Délices, tandis que Barintus (venu raconter à Saint Brendan son voyage vers la Terre de Promission) aurait fait l'inverse sans connaître les quarante autres îles.

Si l'on prend les "quatre mêmes îles" qui correspondent aux quatre grandes fêtes liturgiques (Vendredi Saint, Pâques, Pentecôte, Noël) et que le texte nomme trois fois, pour obtenir un plan de l'uvre, rien de concluant n'apparaît : la première fois ces îles se suivent quant aux épisodes du récit, mais à la deuxième fois, l'île d'Albe (= Noël) est séparée des trois autres par trois épisodes; et à la troisième fois, elle n'est plus atteinte. Une telle "anarchie" ne permet pas de penser que ces "quatre îles" rythment ou structurent le texte avec une série d'épisodes gradués, intermédiaire à chaque passage de Saint Brendan en ces endroits.

L'itinéraire ne nous révèle pas le plan (et par là-même le secret) de l'oeuvre.

A cette imprécision géographique, correspond le même caractère relatif du temps :

A cette imprécision géographique, correspond le même caractère relatif du temps :

°)Le voyage dure sept ans, mais le récit au bout de deux ans perd toute détermination temporelle, sauf à l'approche de le septième année;

°°) Le retour en Irlande se fait sans que la durée soit donnée ;

°°°) Diverses prophéties sont possibles par Saint Brendan, l'Intendant, le vieillard de l'île d'Albe;

°°°°) La prédestination des trois compagnons supplémentaires, selon les mss, n'est pas aussi claire : dans le ms. de Gand, dès le départ, ils sont voués à la mort mais dans le ms. d 'Alençon, Saint Brendan ne les condamne pas de vouloir se joindre au voyage, mais les assiste plutôt aux moments dramatiques qu'ils vivent car leur disparition est moins le fait d'une fatalité que la preuve de l'intervention divine à l'intérieur d'une vie humaine (rémission des péchés, grâce de la prière, nécessité de la punition);

°°°°°) Au cours du voyage, la rencontre avec des êtres très anciens ( Jasconius, les Oiseaux : ils appartiennent à la Création Originelle), avec des personnages morts depuis longtemps (Judas) ou très âgés (l'ermite Paul, la communauté d'Albe) renforce cette impression d'être arraché au Temps, de sortir des repères chronologiques immédiats; le Temps s'éternise, sans déroulement continu, mettant à égale distance de Dieu chacun, selon une histoire mythique.

Le temps est un concept complexe dans la Nav (166). La perte de repères chronologiques nous y semble donc recherchée, peut-être pour accroître le charme du récit, ou pour nous plonger dans une universalité spirituelle, ou pour nous rendre vains les cadres spatio-temporels au regard de Dieu. Notons-en le caractère contradictoire :

- déroulement du voyage sur sept ans et indétermination du temps nécessaire au retour;

-prédiction de cette durée (sept ans), d'autres évènements immédiats, mais imprécision de la répartition des évènements sur six ans;

- disparition physique des trois compagnons et rencontre de personnages immortels;

- retour à l'Origine de la Création et prophétie sur l'avenir de la Chrétienté.

Le voyage est-il donc imaginaire ou réel ? Est-ce un savant dosage d'imagination et d'observation ? En fait, la Nav ne peut pas être réduite à une morale (allégorique, dramatique) ni à un journal de bord. La technique narrative peut se servir de l'allégorie ou du compte-rendu comme l'imagination peut aider à une description mais la Nav ne s'y résume pas, soit que l'auteur se soit moqué de l'opposition rhétorique (imaginaire - réel) soit qu'il n'ait pas donné de plan à son oeuvre dont l'assemblage des parties demeure anarchique, hésitante etc.

Il n'empêche que la Critique brendanienne, augmentée par les apports des géographes et des historiens, obtient, par la constitution d'un " problème brendanique ", de"hisser" la Nav au rang des textes littéraires universels dont il est impossible d'expliquer l'importance par le seul intérêt documentaire, par les seuls renseignements que ces oeuvres nous donneraient sur notre inconscient, sur des sociétés, sur des trajets en mer. Mais, aucune fascination ne peut non plus s'exercer sans assise réelle; les géographes et les historiens, qui ont construit pour la Nav ce rapport avec la réalité, ont contribué à leur manière à diffuser la légende de Saint Brendan et à en maintenir jusqu'à nos jours l'attrait et l'actualité.

D'autres "acteurs" plus portés au romanesque ou plus artistes, ont consolidé aussi, à leur manière, le succès de l'aventure de Saint Brendan.

2) Les Développements littéraires (des formules magiques... à l'influence exercée par la Nav sur d'autres oeuvres) :

De la légende de Saint Brendan, il est possible de mesurer le succès en observant, outre les précédents domaines religieux et scientifiques, comment elle pénètre dans la vie courante du peuple, dans les représentations artistiques tant sacrées que laïques. Saint Brendan acquit "une présence" au niveau des mentalités, que les siècles n'ont pas démentie jusqu'à nos jours, lorsque l'on constate le nombre d'uvres se réclamant, ouvertement ou non, de sa merveilleuse aventure.

a) Prières, sermons... formules magiques : En effet, le nom de Saint Brendan se trouve associé à des prières, des sermons, des calendriers, des formules superstitieuses depuis le IX° siècle, où le Saint joue le rôle d'intercesseur auprès de Dieu et de protecteur contre le monde infernal. Mais cette branche de la légende ne dépasse pas le XVIème siècle (à la différence des autres aspects que nous analysons peu après) pour des raisons difficiles à saisir et qui tiennent peut-être à un changement de culture en Europe, s'articulant autour du XVème siècle. Tout d'abord ces textes religieux (hymnes, litanies, "loricae", charmes) ont un lien évident avec la Nav : soit qu'il y ait développement d'une prière prononcée par Saint Brendan au cours de son voyage (pour rassurer ses compagnons devant les monstres de la mer, ou pour comprendre les merveilles de la Création) soit que l'on s'appuie sur un épisode (visite de l'Enfer), ou sur les qualités du Saint (ascétisme). Ainsi, signalons au IXème siècle une hymne (167) de 16 vers célébrant les murs de Saint Brendan

( " Jam Brendani sanctos mores/Canant fratres et sorores ") tirée d'un ms. de la cathédrale d'Ivréa (ville au Nord de Turin), au Xème siècle un poème en Vieil Irlandais en l'honneur du saint revenant de Ceylan après avoir vu les Lieux Saints, une prière à sa gloire dans le "Manuale anglais", de même que dans le Pontifical de Bâle (IX-Xème siècle), et une autre au XIème siècle dans un recueil de prières de Winchester (168); à ces qualités morales reconnues, ajoutons des sermons faisant allusion au Voyage, comme il apparaît dans deux textes : au Xème siècle, dans le ms. 49 de la Reine Christine (169), où il y a une brève allusion au voyage de Saint Brendan en Enfer d'où il revient (de manière à convaincre les fidèles d'éviter les peines infernales par une vie plus chrétienne) et au XIIème siècle, dans le livre de Leinster (f° 371), écrit en Vieil Irlandais (170), où Saint Brendan s'en va en Enfer pour en retirer l'âme de sa mère et décrit à 1'évèque Mainenn, en les accumulant, les Horreurs du lieu même; mais en 1206, en l'abbaye de Citeaux, les moines irlandais auront le droit de célébrer la fête de leur saint "sans sermon toutefois" (171), mettant un terme au rôle du saint dans l'illustration des peines attendant le pécheur en Enfer. Enfin, provenant d'expressions tirées de la Nav, et se développant à part, sous un jour ambigu (prières - formules magiques), citons au XIème siècle cette "lorica Brendani" (172) (ou prière de protection; "lorica" signifiant " cuirasse ") qui trouve son origine dans la prière que Saint Brendan adresse à Dieu dans la Nav lors d'une attaque d'un monstre marin (173), énumérant Jonas, Daniel et David, sauvés de la mort par Dieu, alors que la lorica étend la liste à une cinquantaine de noms bibliques; la lorica, dans son appel à la protection divine contre les dangers spirituels et matériels, se compose aussi d'une invocation à la Trinité, d'une louange envers les beautés de la nature, ("Dieu inspire tout, vivifie tout /Je me lève aujourd'hui par la force du Ciel / Lumière du Soleil, Vitesse de l'Eclair / Profondeur de la Mer.."), d'une salutation à tous les membres du Christ (" Oeil de Dieu pour regarder devant moi / Oreille de Dieu pour entendre.. ") d'une énumération des dangers physiques et moraux (174) dont le texte visiblement rappelle la Nav. Ainsi :

Libera me Domine ab omni malo preterito, presenti et futuro

Et a periculis terrae atque maris et omnium pestium

Bestiarum et fantasmatum et volucrum et qua drapedum

et serpencium omniumque repencium

a grandine a nive a pluvia a ventis ab hiatu terrae

ab omnibus hominubus malis et veneficiis...

a demonio meridiano a sagitta volante in die..."

La fin de la lorica est de forme litanique ("le Christ avec moi, devant moi,") et se clôt sur une invocation à la Trinité :

" Domine Deus omnipotens per te.enim omnia membra

. et vivificantur et inspirantur et moventur. Protege me

et conserva me peccatorem a dextris et a sinistris

ante et retro, subtus et supra...

Sancta Unitas, sancta Trinitas, Unitas trina."

 

Dom Gougaud qui étudia attentivement la lorica de Saint Brendan, fit remarquer combien elle demeurait fidèle à l'esprit religieux (élévation intérieure, humilité, fragilité humaine reconnue, confiance en Dieu) et n'avait point de similitude avec quelque incantation païenne (insistant sur les circonstances nécessaires à l'efficacité du charme : heure, lieu, attitude ) au avec quelque formule magique (voulant forcer la main aux dieux). En ce sens, le rapport avec la Nav est étroit; la même inspiration lyrique en est la clef de voûte, la lorica emboîtant le pas à la Nav dans le cas précis d'une menace pesant sur la vie humaine; il est évident que la "lorica" a du être récitée par des voyageurs, puisque l'on voit, par exemple dans la Vie de Saint Sennan (175), des pèlerins se placer sous la protection de Saint Brendan. Mais les textes manquent pour nous dire l'importance de cette lorica dans la culture du Moyen-Age. D'autres loricae Sancti Brendani selon Dunn, existent jusqu'au XVème s.

Compagnon des voyageurs, Saint Brendan est présent aussi aux condamnés à mort, par une formule d'ordalie (176) conservée du XIIème siècle : " ad faciendum judicium cum psalterio ". Plus étrange est le rôle du Saint lorsqu'il s'agit de magie : au XIème siècle, dans le ms. Sanctae Crucis (Cod. 12 de la Laurentienne f. 165b), grâce à une découverte de M. Esposito (177), on peut lire ceci :

" deus qui beato brandano confessori tuo mirabili potentia expellendi venenum gratiam contulisti da famulis tuis in te credentibus ut quicquid morsu vipere, vel mortifero preoccupatum fuerit per hec sanctisima nomina heli(n) eloi(m) caru ca(ruce) et hoc tretragramaton meritis ac precibus beati Brandani liberari valeat." (" Dieu toi qui as accordé la grâce, au bienheureux Brendan ton merveilleux confesseur, de pouvoir chasser le venin, donne à tes serviteurs croyant en toi, que toute morsure de vipère ou porteuse de mort, soit prévenue par ces très saints noms Heli, Eloim, Caru, Caruce et par ce tretragramaton ;que les mérites et les prières du bienheureux Brendan puissent être délivrance ! ").

Arnaud de Villeneuve (178), mort en 1312, dans son Brevarium (III, 18), rapporte le même texte qu'il faut prononcer trois fois pour lui donner vie et efficacité. Esposito ne voit pas d'explication aux mots "caru, caruce" propres à d'autres formules contre les morsures de serpents, tandis qu'Elie et Elohim sont les deux composantes du nom de Dieu mis en quadrilatère (= tétragramme),chez les Hébreux. Nous avons déjà dit que Saint Brendan était invoqué contre le feu, ou même devenait le protecteur des boulangers et forgerons; or les morsures sont proches des brûlures quant aux sensations éprouvées ; il est donc normal que l'imagination populaire ait étendu les pouvoirs du saint dans ce sens là, mais la différence qui sépare la Nav de ces formules magiques est alors grande, ce qui n'était pas le cas avec la lorica précédente.

Signalons enfin, au XIIIème siècle, un poème d'un anonyme parfois désigné sous le nom de

Gautier ou de Gaussoin de Metz ) intitulé " Imago Mundi " (179), traitant de magie, divisé

en trois parties: Saint Brendan, comment Nature fist un home, d'un philosophe qui ocist sa

mère par sa parole.

La Nav semble associée à des opérations magiques pour l'auteur qui, pourtant, respecte de fort près, les épisodes du texte.

De façon plus pratique et courante, le nom du saint apparaît dans des calendriers dès le

VIIIème siècle : dans le Félire d'Oengus (poèmes en l'honneur des fêtes de saints)

(manuscrit du XVème siècle), Saint Brendan est placé au 16 Mai sans aucune allusion à son

voyage (180) mais seulement aux merveilles qui suivirent sa naissance et aux prophéties le

concernant faites par l'évêque Erc, ( S'agit-il même de Saint Brendan de Clonfert ? ), dans le

Martyrologue de Tallaght (IXème siècle) la fête du saint est au 22 Mars, mais il y a confusion

avec Brendan de Birr qui fonda sur l'Océan un ermitage (181); le Martyrologue du Donegal

(Xème siècle ?) admet aussi la confusion; dans le Calendrier d'Evesham ( XIème siècle ),

celui d'Exeter (XIIème siècle), dans un Cisiojanus (182) (résumé mnémotechnique pour les

fêtes des saints - celui-là est d'origine polonaise ou Est-Allemande XIIIème siècle) la fête du

saint est au 16 Mai. Ainsi cette place " officielle " de Saint Brendan dans les calendriers nous

permet de mesurer quelque peu l'étendue de son audience, la réalité de sa présence dans les

esprits d'alors, comme nous venons de l'entrevoir de diverses manières.

b)L'Hagiographie Irlandaise .

Il est possible de considérer, dans le but de mieux connaître la fascination exercée par Saint Brendan, quels traits de caractère lui sont prêtés dans des textes où il n'est plus le "héros", mais apparaît auprès d'un autre saint. L'hagiographie irlandaise qui établit tant de liens entre les saints, nous livre, comme le remarque Dunn quelques faits se rapportant à Saint Brendan : dans la Vie de Saint Flammanus, dans celle de Sainte Ita, ou celle de Sainte Birgit, ou celle de Saint Munnu (183), il est rappelé les merveilles que Saint Brendan vit sur la mer (Sainte Ita et Sainte Birgit furent les "mères" adoptives et spirituelles du saint); dans la Vie de Saint David (184), Saint Barri (autre nom pour Barintus, qui, dans la Nav, invite Brendan au voyage), rencontre le saint sur le dos d'une baleine (" marinum cetum "); dans la Vie de Saint Finan (185), Saint Brendan assis près d'un foyer peut toucher les aliments qui cuisent, sans ressentir les brûlures du feu; nous retrouvons jusque là les traits essentiels du Saint : navigateur, protecteur contre le feu (et l'enfer) mais dans le cas de la Vie de Saint Ende (186), Saint Brendan, ce fils de roi à la naissance fabuleuse (tel que le dit sa Vie), s'initie à l'art nautique, sous la tutelle amicale du Vieux Ende; la Vie de Saint Ruadanus et celle de Sainte Moduenna (187) réaffirment la "confusion" entre Saint Brendan de Birr et Saint Brendan de Clonfert, bien qu'à notre avis, le fait de prêter au saint, outre se navigation, une cécité d'enfance accompagnée d'un don de poésie, soit à interpréter comme une étape dans la transformation mythique de Saint Brendan : l'existence de deux Brendans ne peut être prouvée, mais rendre aveugle et poète un saint renvoie au thème indo-européen du " don gratifiant " (188), (où le dieu perd sa main ou son oeil pour obtenir en échange vision ou force), et aux processus inconscients d'une pensée mythique( Saint Brendan constructeur de navire, sait aussi construire des poèmes ;) d'autre part, il lie amitié avec Columban (plus jeune que lui), Bairre et Cainnech, dont il aide les fondations de monastère. Mais le texte, à notre sens, le plus étrange de cette littérature est celui de Saint Brendan et du Chant de l'Ange-oiseau (189), car il évoque un saint Brendan incapable, à son retour de la Terre de Promission, de porter un jugement sur les beautés artistiques humaines; plus rien d'humain ne parait encore uniquement humain après une telle expérience et Saint Brendan remercie l'étudiant jouant de la harpe en son honneur en lui contant qu'il a entendu chanter l'ange Michel métamorphosé en oiseau et que, depuis aucune musique terrestre ne peut se suffire si elle ne révèle sa part d'affinité avec le Mystère Divin. L'anecdote ne doit pas être comprise comme une condamnation du "monde d'ici bas" par rapport à un "supra-monde" merveilleux, d'autant que Saint Michel lui même s'incarne alors en oiseau, mais comme la découverte que toute activité humaine doit et peut mettre en rapport, être ébranlement, et correspondance, aux yeux du croyant. Enfin, Saint Brendan est comparé à Saint Thomas, dans un ouvrage hagiographique (dont le but est de classer les saints irlandais en les rapprochant des apôtres ou des premiers saints) intitulé De tribus ordinibus sanctorum Hiberniae (190), datant dans sa rédaction du VIIIème siècle (ms. XIIIème siècle). L'autre Brendan sera mis sur le même pied que Saint Bartholomé. Cette classification est intéressante à bien des égards : Saint Thomas est lié dans les consciences populaires au "doute". au bon sens; Saint Brendan n'a-t-il pas voulu vérifier l'existence du Paradis, n'a-t-il pas brûlé (dans la version allemande) le livre de ses propres aventures non encore advenues ? Voilà un autre visage du saint, une autre façon de le concevoir qui ramène sa navigation à un niveau plus expérimental. D'autre part, cette répartition est hiérarchie et expression d'une décadence : à l'époque des fondateurs de l'Eglise d'Irlande, époque solaire de Saint Patrick,- et des 350 autres saints, l'unité était grande et la tentation charnelle n'existait pas; puis vient l'époque lunaire où vécurent les deux Saint Brendan avec des rites différents entre les 300 saints et la crainte de côtoyer des femmes; enfin, à l'époque de l'aurore, où ne restent que 100 saints, les rites diffèrent, deux dates existent pour Pâques, la vie en ermite est recherchée pour fuir femmes et hommes. Ainsi Saint Brendan, homme de doute, vit à une époque où s'amorce un déclin juste avant que n'éclate le conflit sur la date de Pâques entre Rome et l'Irlande (VII-VIIIème siècles); même s'il s'abstient déjà de la fréquentation des femmes, il ne cherche pas à vivre en ermite par misanthropie (3ème ordre) ce qui nous rappelle le motif final de sa navigation - révéler aux chrétiens persécutés ou peut-être divisés, une Terre d'unité à nouveau, d'autant que la Nav insiste à plusieurs reprises sur cette unité aperçue dans certains monastères des îles océaniques. Saint Brendan acquiert par ce texte un trait de caractère supplémentaire, le désir de réconcilier les hommes de bonne foi, de leur ouvrir un chemin, de les maintenir dans l'espoir.

Ces différents textes donnent à la Légende de Saint Brendan une assise supplémentaire : au rôle de navigateur et de protecteur, se sont ajoutés les traits d'éducateur et de poète ( il sert de modèle pour de jeunes clercs), d'homme pratique et tout à fait apte à maintenir l'accord et la foi entre tous. Sa légende entre dans les consciences individuelles (charme d'un récit imaginaire, prières efficaces) mais elle soude aussi un "peuple" comme autour d'un prophète, peuple dirons-nous, brendanique par ces croyances. La légende devient peu à peu mythe dans la mesure où le corpus des textes s'apparente à une explication du monde.

c )L'influence de la Nav :

D'ailleurs, quelles leçons retire-t-on de la légende de Saint Brendan au cours des siècles, si l'on considère les diverses oeuvres littéraires y faisant référence ou s'en inspirant ? Son succès, en effet, se mesure aussi à ce domaine étant donné que chaque époque et même la nôtre rendit hommage à l'aventure du Saint. C'est un autre aspect de la critique brendanienne que nous avons jusqu'ici laissé de côté puisqu'il traite de l'influence possible ou supposée de la Nav sur d'autres auteurs, (et non directement de la légende de Saint Brendan) et nous donne une idée de 1a manière dont ces derniers perçurent le sens de cette oeuvre littéraire. En ne tenant plus compte cette fois-ci des navigations irlandaises ou imrama qui opèrent, comme il a été dit une laïcisation de la Nav, ni de la Vie de Saint Malo qui la moralise, ou des Vies et du poème de Benedeit, l'on obtient cependant deux groupes de textes, l'un narratif à l'origine du roman - par exemple cycle des romans arturiens - l'autre eschatologique d'ordre poétique ou parodique - Dante, Rabelais, M. Arnold, K.White, entre autres, en sont les tenants-.

Le cycle des Romans Arturiens fait de Saint Brendan un des siens, un héros appartenant à son imaginaire culturel; mais déjà dans Tristan et Yseult une des premières légendes devenues oeuvre littéraire dans le Moyen-Age, l'on voit Tristan sur une barque avec sa harpe approcher de l'Irlande, et être recueilli par des pêcheurs irlandais : "Ils aperçurent la barque errante. -Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de Saint Brendan quand elle voguait vers les îles Fortunées sur la mer aussi blanche que le lait." (trad. J. Bédier. Ch. II). Dans le Roman de Renard (191), c'est Renard lui-même, déguisé en jongleur, de (Grande) Bretagne, qui propose de chanter les aventures du Saint (un lai) comme celles de Merlin... :

" Je fot servir molt volonter " Je foutre servir très volontiers

Tote la gent de ma mester tout le monde avec ma métier

Ge fot savoir bon lai breton Je foutre savoir bon conte breton

Et de Merlio et de Noton de Merlin et de Noton

Del roi Artu et de Tristan du roi Artur et de Tristan

Del Chevrefoil, de Saint Brendan" du Chèvrefeuille et de Saint Brendan. "

En fait, outre la référence dans les deux textes, au Saint, l'on observe quel traitement subit sa légende : aucune musique n'est mentionnée dans la Nav, comme il est dit dans le premier texte; Renard peut chanter tous les genres, de la fable féerique à l'amour et à l'aventure pieuse. La musique céleste autour de la nef s'apparente au Voyage de Bran, à l'enlèvement de Saint Albe (192) par des anges, et annonce les autres nefs des romans arturiens, conduites mystérieusement, couvertes d'or : le merveilleux y est surimposé selon un progressif renforcement. Quant à mettre sur le même plan Merlin, Artur et Brendan, c'est déjà douter de son existence ou du moins de son aventure, au profit d'un projet littéraire, et le proposer à la distraction d'une cour royale peut réduire la portée religieuse de sa navigation.

Dans le domaine arturien à proprement parler, A. Graf, M.Esposito, Dom Gougaud, A. Nutt (193) ont signalé les nombreuses références au Saint, bien qu'ils aient peu étudié l'utilisation de ces mêmes références. Dans Yvain ou le Chevalier au Lion de Chrestien de Troyes (194), ce sont des oiseaux qui chantent la messe, -souvenir de l'Ile des Oiseaux, (Anges déchus mais absous), où Saint Brendan accosta. Dans le Perceval du Pseudo-Chrestien, la mère de Perceval va en pèlerinage au tombeau de Saint Brendan. Et d'autres références sont encore possibles (195); ainsi dans le monde allemand, Saint Brendan est directement associé au roi Artur dans la légende de Lohengrin, la Thidreksaga, la Wartburgkrieg (196), l'Auron's Plennig (197) etc.. Mais ces rappels sont trop ponctuels pour analyser l'idée que ces auteurs se faisaient de la légende de Saint Brendan. Il n'en est pas de même quand il s'agit d'utiliser une structure du récit et de la modifier pour l'uvre alors en cours. Selon l'étude de Williamson (198), le schéma d'un épisode de Perlesvaus (uvre du XIII° siècle ) rappelle l'aventure de Saint Brendan sur l'île déserte : Cahus, à la Cour d'Artur, rêve qu'il suit des traces d'un cheval, découvre une chapelle abandonnée, où brillent quatre candélabres merveilleux; Cahus se saisit de l'un d'eux pour en faire présent à Arthur, le met sous son vêtement; un chevalier noir en chemin l'arrête et le blesse mortellement; à ce moment là, Cahus sort de son rêve, réclame un prêtre (car il se sent mourir), donne le candélabre au roi et meurt confessé. De son côté, Saint Brendan (= Artur) et ses compagnons (= Cahus) sont conduits par un chien (= les traces du cheval), en un palais désert mais desservi en tous biens (= chapelle); de nuit, un de ses compagnons vole un frein d'or ( =candélabre) mais avant de partir un petit diable noir (= chevalier noir) surgit de lui; grâce à son repentir et à l'intercession de Saint Brendan (=confession), son âme est sauvée; la mort clôt les deux histoires. Williamson observant ces analogies, en concluait que l'auteur de Perlesvaus, connaissait le Voyage de Saint Brendan mais qu'il ne savait comment utiliser et comprendre l'épisode du frein volé : d'où cette confusion entre le rêve et la réalité, dans son propre récit, dont le sens est d'engager Artur à honorer cette chapelle d'une visite. En fait, l'auteur de Perlesvaus, nous semble-t-il, s'il modifie le sens de l'épisode tout en en conservant le schéma, agit moins par embarras que par réflexion : dans la Nav, le vol du frein d'or est le fait d'un compagnon non choisi par le saint et venu de son propre chef, si bien qu'une fatalité peut le frapper à tout moment; d'autre part, ce n'est pas le diable éthiopien exorcisé par le saint qui interdit au frère de s'en aller de l'île, mais Saint Brendan lui-même qui s'oppose à toute cupidité personnelle, à tout secret sournois ( le voyage a pour but la mise en lumière des Merveilles créées). L'auteur de Perlesvaus justifie le vol de Cahus : offrir un présent à Artur; il justifie aussi son dévouement : la blessure reçue du Chevalier Noir, est à son honneur puisqu'il affronte le Diable. D'un vol honteux et d'une mort incompréhensible, il fait un acte positif et une mort chevaleresque où la liberté de Cahus est entière. Au dénouement tragique de l'épisode de la Nav, il oppose une fin plus dramatique : si le compagnon de Saint Brendan transgresse l'interdiction pour affronter le Ciel, et ne doit sa salvation qu'à son humilité et à une brèche ouverte en lui (symbolisée par le diable jailli de son sein ), Cahus agit pour des motifs plus humains, subissant un sort dont il ne sait rien et dont il est la victime innocente. Ce caractère accessoire du malheur, d'essence plus dramatique, s'accorde mieux au genre du roman; l'auteur de Perlesvaus nous révèle ainsi en quoi la Nav peut s'écarter d'un tel propos. De même, dans le cycle arturien, une autre modification de la Nav. s'observe, affectant un élément structurel : un tel voyage imaginaire en mer a la particularité d'éloigner le lecteur des préoccupations sociales de son temps, des déterminismes du moment, puisque le héros erre loin des cités humaines, loin de leurs conflits politiques, loin de leurs désirs sexuels. Toute uvre romanesque prend au contraire appui sur ces intérêts là pour organiser un récit. Il est donc normal de voir la mer, en tant que présence et source de fantasmes, s'évanouir des romans arturiens. Philippot (199) l'écrit comme il suit : " les îles lointaines des Légendes irlandaises sont devenues des bras de mer, des fleuves, des rivières, des fossés, s'adaptant aux nécessités de la chevalerie errante où la mer est réduite au minimum." En effet, dans La Qveste del saint Graal (200), écrit vers 1220, la navigation merveilleuse se résume à quelques mots : " Et maintes fois arrivèrent en isles estranges loign de gent, la où il ne reperoit se bestes non sauvages, où il trovèrent aventures merveilleuses qu'il menèrent a chief, que par lor proesce que par la grâce dou saint esperit... "

Certes, dans un long roman du XIVème siècle, le roman de Baudouin de Sebourg (201), le héros, -le Chevalier Baudoin accompagné de son fidèle ami Poliban-, partant du royaume imaginaire et oriental de Baudas (=Bagdad ?), et regagnant le Nord de la France, voyage en mer : il visite alors l'île d'Enoch et d'Elias (où un pommier a des fruits qui font rajeunir les vieux, et vieillir les jeunes, où des oiseaux très blancs naissent d'un rayon de soleil et s'éteignent en lui, alors que leurs plumes peuvent servir à tisser une toile qui une fois chauffée blanchit), et croit aborder en Enfer à l'approche de 1'île de Judas. La référence du voyage de Saint Brendan est claire (1'île d'Albe, l'île des Oiseaux, Judas); Baudoin dit même que Poliban effrayé à la vue des démons poursuivant Judas, fait le vu de se faire baptiser et de prendre le nom de "Saint Brandon" (protecteur contre le feu infernal). La mer est moins le prétexte à un pèlerinage hors du monde humain, dans ce cas là, que le moyen de glorifier le héros, de le faire valoir : les îles abordées sont décrites avec couleurs; Enoch et Elias souhaitent discuter et aident Baudoin à rajeunir (après qu'il a goûté de la pomme) ; Judas raconte ses générosités passées. L'épisode de Judas dans la Nav est l'occasion pour Saint Brendan de pardonner au nom de sa foi au plus grand pêcheur, et même de le délivrer momentanément des tourments de l'Enfer. Chez Baudoin de Sebourg, c'est l'occasion d'écouter les plaintes de Judas, et de découvrir les trois degrés de l'Enfer (enfants sans baptême, suicidés, meurtriers et usuriers). Finalement, Judas et Baudoin le héros se prennent de querelle; Judas souhaite le voir avec lui en Enfer, au grand plaisir des démons qui accourent. Baudoin et Polignan regagnent à grand mal le navire, mettant en évidence le principe de tout roman : l'alternance pour le héros de moments heureux et de moments difficiles (qu'il surmonte par son courage). Cela nous explique aussi que Judas ne remercie pas, dans ce roman, le Seigneur pour le répit qu'il lui accorde chaque samedi et chaque dimanche (dans la Nav, Judas soulignait l'immense miséricorde du Seigneur qui lui permettait de sortir de l'Enfer et de n'être tourmenté que par les éléments naturels). Ainsi, à Poliban qui lui demande s'il est en Enfer, il répond sans la moindre émotion ni le moindre regret (V. 15359)

" -En enfer n'estes-pas, dist le vois à doulour,

Mille liewes a dusc' à la grant calour.

- Comment, dist Polibans, Diex t'a fait tel amour ?

Ne le cuidoie pas, par Dieu le creatour.

- 0ïl, che dist Judas qui fu en grant tristour,

Trestous les samedis qui sont de grant valour

Et le dymenge aussi sui chi trestoute jour.

Le lundi au matin revois en mon labour

En Enfer, où deable me boutent en lor four. "

D'autre part, Judas rappelle deux bienfaits (202) que lui valent, pour ainsi dire en contrepartie, de Dieu, un répit de deux jours (le Judas de la Nav se sait bien coupable; la miséricorde divine lui paraît d'autant plus démesurée) :

(V. 15 352. :

" Vois-tu là celle pierre par d'encoste che bos ?

Jadis quant je vesqui, au tens que je fu fos,

Passoie en un chemin où d'iawe avoit grant flos,

Dont la gent dou païs perdoient lor propos.

Or i mis une planque, et si fu si devos

A faire ceste bien qui ne fu mie gros,

Que tos les samedis en sui de Dieu rassos.

Et j'en sui le dimenge, mais par un autre los,

Car une fois avoie des florins et des gros,

Quant encontrai un ladre de maladie enclos.

Tant fui de sa penauche à lui misecricors

Ne demoura seur moi monnoie, argens ne ors,

Que tout ne li donaisse : de coi Diex s'est recors,

Et deus jors la semaine en sui-je d'enfer hors.

Ci endroit crie et pleure et grans ai desconfors,

Par ce que le matin n'irai avec les mors,

Car persone n'est morte s'en enfer n'est enclos. "

Les motifs et les caractères psychologiques ne sont plus ceux de la Nav; aussi nous pouvons penser que Baudoin de Sebourg utilise de façon romanesque (c'est-à-dire anecdotique) ces épisodes de la légende de Saint Brendan, moins pour leur évocation et réflexion, que pour leur invention, ou leur "pigment". La légende de Saint Brendan désigne moins une réalité secrète qu'un artifice, une imagerie s'ajoutant au monde, et en un sens, une oeuvre littéraire (si la littérature se résume à ce pouvoir de distraction).

Un autre glissement du sens de la Nav apparaît dans l'uvre d'un irlandais, Alexandre Neckam (mort vers 1226) qui signale un " Purgatoire de Saint Brendan ", à l'imitation du Purgatoire de Saint Patrice. Ce dernier, lieu de pèlerinage dans le Comté de Donegal (à savoir un lac aux eaux rouges semé d'îlots- le Lough Derg), par de nombreux écrivains (203) du XIIème siècle fut visité, et fut l'occasion de plusieurs récits appelés le Purgatoire de Saint Patrice : on y rapporte que les pénitents séjournaient dans des salles obscures, subissaient des épreuves, voyaient les peines des damnés avant de contempler les merveilles du Paradis. Ainsi Alexander Neckam écrivait ces vers (204):

" Asserit esse locum solemnis Fama dicatum

Brendano quo lux lucida saepe micat

Purgandas animas, datur hic transire per ignes

Ut dignae facie judicis esse queant... "

que nous pouvons traduire ainsi : " La Tradition respectable associe à Brendan un lieu où une lumière splendide souvent étincelle afin de purifier les âmes; il leur faut traverser des feux de façon à pouvoir se présenter dignement en face du Juge ".

Associer la Nav de Saint Brendan à un Purgatoire, pourrait rapprocher le voyage du Saint d'une descente aux Enfers (ou "catabase") et donner une explication des fins dernières de l'homme. Alexander Neckam, comme Dante (205), considère l'univers comme hiérarchisé, et nécessitant des efforts de progression pour en atteindre l'origine. Toutefois, le Purgatoire de Saint Patrice est moins un texte de théologie (à la différence de Dante) qu'un roman visant l'effroi, souhaitant frapper les imaginations et convaincre des pêcheurs. La Nav de Saint Brendan n'a pas en elle de telles finalités : sans complaisance pour les descriptions de l'Enfer ou même du Paradis, elle ne se soucie pas de moraliser, ou d'ordonner son récit vers un public laïque. En ce sens, confondre la Nav avec un "Purgatoire" correspond à une lecture particulière - romancée et moralisatrice - faite par Neckam, de la Nav, mais qui eut du succès assez longtemps en Espagne où deux grands écrivains dramaturges, Lope de Vega (1562-1635) dans El Major prodigio, ( 1627-1635 ) et Calderon (1600-1681) dans le "Purgatoire de Saint. Patrice" (1636) (206), reprirent quelques traits de la Nav pour décrire le Paradis et l'Enfer au cours des "descentes" qu'effectuaient leurs héros. En Espagne, la légende de Saint Amaro, " imitation récente mais assez originale des voyages de Saint Brendan " selon F.Bar (207), (Saint Amaro visite l'Eden), en France, les légendes de la mort (208) d'origine bretonne perpétueront jusqu'au XIXème siècle des récits de voyages vers l'au-delà sous forme folklorique, où se maintient l'influence de la Nav (comme d'autres textes du Moyen-Age). En Allemagne, c'est par Till Eulenspiegel que le souvenir de Brendan s'est perpétué dans la littérature populaire : Till Eulenspiegel se sert de la tête prétendue de Saint Brendan comme relique, pour obtenir des aumônes auprès des bourgeois et des paysans (209).

Ainsi, dans ce premier groupe de textes orientés vers le récit romanesque, que ce soit les aventures arturiennes ou celles du Chevalier Baudoin, ou bien les Descentes infernales des fabulistes et de tant d'autres écrivains, ce qui leur est commun c'est de traiter la Légende de Saint Brendan, comme un moyen supplémentaire de dramatiser leur récit par des emprunts d'images ou de situations énigmatiques, lui reconnaissant par là même un pouvoir d'évocation non négligeable.

D'un autre côté, la légende de Saint Brendan fut considérée par des poètes pour sa portée eschatologique; tenant moins compte de l'aspect anecdotique et fabuleux, peu nombreux, ces auteurs visèrent à maintenir le "dire sacré" de la Nav, ou à s'en moquer de façon parodique. Tels sont tout d'abord Dante dont nous avons déjà parlé (sans que l'on soit certain qu'il ait lu la Nav) et Rabelais; ce dernier dans le Quart Livre et le Cinquième Livre, montre une connaissance de la Légende de Saint Brendan suffisante pour qu'il n'y ait point de doute possible : la mer gelée, 1'île farouche, l'île sonnante toute peuplée d'oiseaux qui sont des religieux, autant d'épisodes qui permettent à Rabelais de construire le mythe d'une parole éternelle (la mer gelée a emprisonné des voix anciennes, des témoignages curieux) et de critiquer la fanatisme politique et religieux digne de l'Enfer (île farouche, île sonnante). Au XIXème siècle le poète anglais Mathew ARNOLD (210) fait dialoguer dans un poème Saint Brendan et Judas entrevu dans une vision par une nuit de Noël passée près du

Pôle Nord. Judas qui a obtenu ce temps de répit pour avoir eu pitié d'un lépreux s'écrie :

V. 53 sq. "Oh Brandan, think what grace divin

What blessing must fall goodness shower

When fragment of it small, like mine,

Hath such inestimable power!"

V.61."That germ of kindness, in the womb

of mercy caught, did not expire;

Outlives my guilt, outlives my doom,

And friends me in the pit of fire."

(" Oh ! Brandan, considère combien la Grâce Divine, de ses bénédictions, devrait combler une bonté complète, quand le moindre don, comme le mien, a un tel pouvoir inestimable !

Ce germe d'affection, enfoui au creux de la charité, n'a pas disparu; il survit à ma faute, il survit à mon destin, et m'accompagne dans ce puits de feu ").

Mathew Arnold imagina même que des larmes jaillirent des yeux de Saint Brendan fasciné de voir que même le plus grand pêcheur remerciait le Seigneur pour sa pitié à son égard. L'on reconnaît dans ce traitement de Judas, non seulement l'antique pardon accordé par l'imagination populaire aux damnés, mais surtout un thème très romantique, celui de la possible rédemption de Satan après sa chute. La Nav interprétée comme il précède, devient, expression d'espérance en la bonté de Dieu, après la mort, et même suppose l'idée d'une rédemption étendue au Mal (de même que l'hérétique irlandais Pélage niait l'existence d'un Mal absolu et total difficilement pensable pour l'homme en tant que tel ) Dans sa pièce de théâtre, Le Livre de Christophe Colomb, P.Claudel fait rencontrer à Christophe Colomb un vieux marin qui prétend avoir vu en mer Saint Brendan dire la messe dans une cathédrale de verre. Au XXème siècle encore, (211) un autre poète Kenneth White, fit publier en 1981 le dernier Voyage de Brandan (212), recueil de treize poèmes d'inégale longueur, où l'auteur multiplie les références au monde celtique païen : "mon druide est le Christ" (poème 2); le souvenir du poème de Bran incite Brandan à partir :

"Bran pense que c'est grande merveille

d'aller en barque sur la mer claire" (poème 3)

Pour Kenneth White, l'aventure du saint est aussi une aventure littéraire où " chaque mille était un grand parchemin bleu / et Brendan cherchait les mots... en quête d'une fraîcheur inédite ". (P. 11), aventure poétique centrée autour de l'épisode des oiseaux : à la question du saint portant sur la distance qui le sépare encore du Paradis, l'Oiseau ne répond pas mais s'envole silencieux.

Quête impossible, inépuisable, celle d'un texte littéraire qui se veut fort et beau :

" écrire un poème sur lequel /

La pensée des hommes voguerait pendant des siècles " (poème 11).

Le monde s'évanouit au profit d'un texte porteur d'évasion et de lointains inaccessibles, tourné quant à son sens vers les hommes afin de leur donner une direction d'enquête.

La Légende de Saint Brendan, au terme de ce parcours, s'est montrée apte à exprimer une part de l'inquiétude des humains devant la mort (si l'on considère le mythe des paroles gelées de Rabelais, le pouvoir de la Providence vis à vis de Judas chez M. Arnold, la portée historique d'un texte littéraire pour K. White). D'autres considérations (213) n'épuiseraient pas les "leçons" de cette légende, dont il est fascinant de suivre, au cours des siècles, l'intérêt qu'elle suscite, même de façon modeste.

Nous avons, espérons-le, suffisamment montré l'étendue du succès de La Légende de Saint Brendan pour tenter d'en tirer une réflexion, plutôt qu'une synthèse (en raison même de la disparité et de la multiplicité des aspects de cette légende : géographique, historique, sociologique, littéraire, et c...). Des hommes de toutes les nationalités y ont cru, sans que l'on puisse mettre en doute leur sincérité intelligente; leurs préoccupations en ont modifié certains aspects; aussi, ce qui étonne, c'est de voir à quel point cette légende a pu se plier à d'aussi nombreux appels, à de si grandes attentes. Il nous semble que cela provient du caractère très proche du mythe que l'aventure du saint exprime. Car à plusieurs reprises, nous avons pressenti que cette fable devenait mythe, au sens où d'une anecdote imaginée, l'on passait à une sacralité: le Saint rendait compte de la réalité, mieux qu'un simple héros, puisqu'il en augmentait les "facettes", les ordonnait selon un autre sens moins à cause de pouvoirs spéciaux produisant miracles sur miracles qu'en raison d'une affinité personnelle avec le surnaturel (Etait-il aveugle ? Que lui avait dit Judas ? L'île était-elle perdue mais à portée de main ? etc.) La magie affleurait alors, comme le présage ou la prophétie, puisque la Légende de Saint Brendan convenait à tout un peuple constitué autour d'elle. Pour nous, cette évolution ou ce passage du stade de texte, à celui de Légende, puis de Mythe, multipliait l'intérêt malgré l'éparpillement des données à étudier.

C 0 N C L U S I 0 N

Au terme de cette étude sur la fascination exercée par la Légende de Saint Brendan, alors que nous avons surtout pris appui sur la Nav latine et le poème de Benedeit, pour établir les variations d'une oeuvre et la constitution d'une légende, rappelons que nous sommes loin d'avoir épuisé la question et que notre effort a surtout porté sur le regroupement et la mise en ordre des travaux effectués à propos de cette légende. Les présenter de façon même succincte et non définitive, c'est aussi leur rendre hommage comme mettre en évidence l'histoire d'une pensée érudite autant que populaire.

a)Un genre : D'où provient cette fascination pour l'aventure d'un saint parti en mer si ce n'est d'abord d'un genre de récit particulier ? L'errance imaginaire en mer, presque pour chaque peuple, a constitué un tableau des autres mondes possibles, dont la réalité n'est pas mise en doute mais se joint à celle déjà connue; révélateur de la discontinuité du monde apparent et des points de passage vers d'autres plans (ce que renforce l'étymologie du mot "mundus" : fosse ouverte vers l'au-delà), tout récit de ce type correspond à un abandon et à une acceptation : l'homme se laisse conduire, refuse ou se trouve dans l'impossibilité d'imposer une direction, devient l'instrument d'une Providence, le protagoniste principal du Destin (214). Si Ulysse subit tempêtes et dérives, Saint Brendan accepte de donner la gouvernail à Dieu ("sicut vult Deus" répète le texte), comme Bran répond de plein gré au signe féerique pour se livrer à la navigation. Au centre des aventures d'Ulysse, se situe la descente aux enfers ou " catabase "; cela nous éclaire sur un autre trait caractéristique de cette littérature. L'aventure n'y est point vécue pour elle-même, mais elle pousse un homme à une extrémité du monde en vue de le confronter au mystère de la Création et en vue d'un témoignage. Saint Brendan, dès le départ, le savait, à la différence d'Ulysse, et sa confiance lui évite l'effroi devant le sacré au profit d'une louange constante des "Magnalia Dei". Lorsque l'expérience est achevée, Ulysse comme Saint Brendan effectuent un prompt retour qui défie les lois temporelles de la navigation (en une nuit, Ulysse revient de l'île des Phéaciens " située à l'extrémité du monde "; dans la Nav latine, aucune durée n'est mentionnée). A noter qu'une telle expérience, après un temps de dérive, n'est point générale à tous les récits imaginaires en mer : ni Maël-Duin, ni Simbad ne l'envisagent, malgré les merveilles rencontrées (propres d'ailleurs à éblouir plus qu'à inquiéter) au cours de leur voyage, parce que de telles oeuvres sont déjà d'esprit laïque et non mythique. C'est pourquoi leur retour se fait de façon naturelle, sans que soit enfreinte la loi du Temps. A l'inverse Edgar Poë, dans les Aventures d'A.G. Pym (215), dénonce toute idée de retour, d'élévation et de magnificence; son héros livré aux dérives et aux calmes plats connaît sauvagerie et cruauté avant de sombrer dans le gouffre blanc du Pô1e Sud. Le récit imaginaire en mer, chargé des valeurs d'initiation (Ulysse) ou de révélation (Saint Brendan), au travers des dangers que ces héros-là détournaient et annihilaient, se perd alors dans le dédale de la folie et du néant. L'expérience des autres mondes ne saurait aller sans menacer la raison; la salvation ne saurait être acquise automatiquement lorsque la force de l'inconnu est de se saisir de l'imagination et de fermer ainsi les issues et les passages. Oeuvres imaginaires certes, dont le propos n'est pas de glorifier l'imagination (responsable aussi de la densité des apparences), mais d'amener des images (aussi décousues que celles d'un rêve, et d'une interprétation multiple et inutile) qui brisent tout déterminisme culturel et historique (216), d'une vivacité désordonnée même parfois et qui doivent être reçues pour leur pouvoir sacré. La Navigation de Saint Brendan peut fasciner pour l'économie de ses moyens artistiques, à la différence de l'Odyssée, comme si l'auteur avait su déjà qu'un des critères de la "modernité" pour une oeuvre littéraire est d'abolir la part de littérature qu'elle contient (217), mais surtout pour son obéissance à témoigner de ces images là.

b)Analyses comparatives :

A considérer de tels phénomènes, deux conséquences s'ouvrent : la Nav latine présente des "défauts" structurels , en tant qu'uvre littéraire (puisqu'elle s'inscrit en deçà d'une oeuvre, à proximité du mouvement de création); le poème anglo-normand de Benedeit constitue le stade d'uvre accomplie, structurée et cohérente, de même que les nombreux efforts critiques de ré-écriture ou de lecture sont autant de mesures pour compléter et harmoniser la Nav, lui donner une unité plus rationnelle. Certes la Nav n'est pas dénuée de sens, mais comment concilier ces différentes perceptions du temps, ces insuffisances dans les repères spatiaux, l'absence de psychologie, les inexactitudes descriptives, le manque de mise en valeur qui résulte d'un style répétitif et souvent embarrassé ? Sa portée fascinante vient justement de cette expérience conservée telle quelle, sans que l'organisation rationnelle ne l'obscurcisse ni que la luxuriance irrationnelle en formes et en couleurs ne l'étouffe (218). Puisqu'il s'agit de décrire les Merveilles de la Création Divine, la conscience et l'inconscient se doivent d'être "humiliés", pour leur trop grande méthode humaine, afin de recevoir les traces de chaque révélation. Il s'ensuit que toute lecture de la Nav invite à reconstituer les liens rationnels et irrationnels soigneusement défaits jusque là. Ainsi Benedeit "tisse" tout un réseau allégorique d'un bout à l'autre de son poème, dressant l'aventure du saint au niveau d'un doctrinal philosophique et religieux. Selon les époques et les motifs, d'autres tentatives que nous avons montrées, viseront à en achever l'architecture, à rendre vraisemblable, symbolique, fantastique, le récit, ou bien à l'enraciner dans un courant de civilisation, à l'établir par le biais de cartes et d'expéditions, etc. Ces rapprochements ne peuvent que mieux renseigner sur la Nav elle-même, et accroître sa fascination, tant les."chemins" qu'elle a produits sont variés, menant sans cesse à quelque croisée nouvelle, à la manière d'un Dédale.

Mais si les possibilités obtenues par des comparaisons avec d'autres versions du récit, d'autres textes, d'autres préoccupations non littéraires, sont fort nombreuses, l'on ne saurait oublier les oppositions dans la manière d'évaluer. Le débat a existé entre Celtistes, Orientalistes, partisans du paganisme, ou tenants du Christianisme, défenseurs d'une influence hellénistique ou d'un contenu antique. La Légende de Saint Brendan a été "dialectisée" dans la mesure où les arguments de telle thèse ou de tel projet en. venaient à réduire la place d'autres possibilités. Lieu d'affrontement conceptuel, la Nav latine n'en a pas moins imposé de faire appel à une grande variété d'idées nécessaires à sa compréhension. La fascination que le texte et ses développements exerçaient, s'est alimentée de ce foisonnement intellectuel grossi par les siècles.

c)Le texte comme orientation :

Cependant, à "dénuder" la Nav de son contexte folklorique et critique, reste-t-il quelque séduction ? L'uvre elle-même nous retient pour les Merveilles décrites; cela suffirait à expliquer qu'elle nous fascine si nous en concluons qu'elle favorise le besoin d'irrationnel que tout homme porte en soi, le rêve d'un lieu idéal dont on sait les affinités avec le sein maternel, l'imagination au détriment de la réalité. Pourtant l'amateur de Merveilleux a des raisons d'être déçu (le héros n'a pas de pouvoirs bien surhumains; les pierres précieuses sont rares; les monstres et les merveilles à peine silhouettés) puisque la Magnificence divine est surtout en attente ou en souffrance. Loin d'être constituée d'épisodes suaves, la Nav est dans le souci de délivrance des êtres et des choses. Le rêve séduisant de l'au-delà, où le temps s'arrête, revient et justifie le mérite, s'estompe à regarder chaque épisode : les Oiseaux sont d'ordinaire des " esprits qui errent " en pénitence, sauf aux moments des fêtes où ils s'incarnent en Oiseaux; les Vieillards de l'île d'Albe ne supportent "ni l'infirmité de la chair ni celle des esprits", mais leur état est d'être en suspens, en attente; le poisson Jasconius, devenu île (Lieu mouvant solidifié, accueil) jamais n'atteint sa queue malgré ses efforts (image d'un Temps inachevé); la colonne dans la mer a une hauteur indéfinissable; l'ermite Paul a été enlevé d'Irlande et depuis survit sur son île, etc. La Création entière, corporelle et spirituelle, nourrit un espoir : celui d'être délivré, d'être comblé. Les Merveilles disent un vide pénible, effrayant de surcroît. Notre fascination, alors, ne parait pouvoir provenir que de cette préparation à une arrivée (qui dans l'optique de la Nav est celle du Christ mais qui rappelle aussi l'angoisse de Prométhée) comme si tout un décor et une situation lourde de tragique étaient sous nos yeux immobilisés. Saint Brendan ne modifie rien à cette tension qu'il découvre, et dont il sait l'enjeu. Les Merveilles ne sont qu'images d'appel et de confiance extrêmes qui médusent notre regard.

Aussi, ce qui surprend le plus dans le comportement du Saint, c'est sa vigilance. La réalité n'est pas rendue étrange par des jeûnes et des insomnies, mais l'inconnu nécessite de veiller et de s'interroger (ne pleure-t-il pas devant l'énigme du rassemblement des oiseaux ?) pour ne pas obscurcir la révélation des Merveilles; un geste inconsidéré (voler, boire des eaux, traverser un fleuve), inattentif au monde, retarde le voyage, détourne la vue, empêche l'uvre de redressement qui permet de dégager la réalité de la corruption opaque. La fascination qui provient du texte, outre le drame présent que supposent les Merveilles, se situe aussi dans cette mise en garde des conséquences de nos actes et pensées. Un enchaînement douloureux peut en résulter, selon un rituel tragique que nous devons briser par nos efforts. Ainsi un compagnon fautif d'un vol se repent et meurt sauvé; l'intendant survient lorsque la pensée a surmonté la peur. L'uvre séduit autant par son caractère d'attente et de préparation que pour cette place donnée à l'homme vis à vis de la Création, capable d'orienter le monde, de faire surgir la Terre de Promission (cette dernière est dans la Nav à moitié découverte ; l'autre moitié, au delà du fleuve, demeure à portée d'espoir), en dépit des persécutions annoncées.

De ce double caractère, la Critique brendanienne, et la légende du saint s'en étaient rendues compte. L'uvre assimilée à un spéculum Mundi, possédait la qualité de guider rêves et pensées au point de capter notre regard et de le garder prisonnier de ces Merveilles inquiètes et frémissantes, mais aussi conduisait à des entreprises intellectuelles, morales, matérielles, la plupart ouvertes sur un inconnu digne de l'homme.

Proche d'un éventuel genre littéraire, enrichie de critique savante et de traits populaires, célébration de l'homme, la Nav, dans son témoignage créatif ne nous apparaît point comme une "production" littéraire ordinaire, mais davantage comme un agrandissement du domaine humain, en ce sens qu'elle nous laisse deviner l'immensité sacrée possible pour chacun, au moyen d'instruments de mesure très simples, dont se sert le récit.

 retour présentation

 Notes

 Annexes

 


PAGE D'ACCUEIL

Editions CARÂCARA